Littérature américaine – Du culte des héros : Carlyle et Émerson

Littérature américaine – Du culte des héros : Carlyle et Émerson
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 722-737).

LITTERATURE AMERICAINE.




DU CULTE DES HEROS.


CARLYLE ET EMERSON


Representative Men, seven Lectures, by Ralph-Waldo Emerson, 1 vol. in-18, London, Henri Bohn, York-Street Covent-Garden, 1850.




En l’année. 1848, alors que les masses seules étaient maîtresses et que les rares et chétives individualités qui nous restaient semblaient rentrées sous terre, alors que le suffrage universel était partout organisé, et que cette maxime : le nombre fait la sagesse, recevait partout son application, le philosophe Émerson passait l’Océan et venait à Londres faire des leçons publiques sur les grands hommes, sur les individus qui concentrent et absorbent en eux les qualités et les pensées des masses, qui résument toute une époque ou qui la créent, et qui se font ainsi immortels en se faisant les maîtres du temps.

Le philosophe Émerson est pour nous une vieille connaissance, et nous l’avons étudié ici même avec amour[1], à cause de sa haine du vulgaire, de son affection pour la grandeur individuelle et pour tous les hommes vertueux et héroïques qui répandent quelque lumière sur les masses muettes et sombres du genre humain. Aujourd’hui, en face des empiétemens de la démagogie, ennemie de la vertu et de l’intelligence encore plus que de la naissance et de la fortune, Emerson ne se contente pas, ainsi que le fait Carlyle, de poser les grands hommes comme les guides naturels des peuples, comme des demi-dieux antiques, des missionnaires ou des apôtres : il en fait la vivante réalisation de l’idéal, les types terrestres du divin et du saint, les miroirs de la nature et les temples de Dieu. Mais, avant de parler du livre et de la théorie qu’il renferme, il faut parler de l’homme lui-même et revenir sur certains traits et sur certaines tendances signalés et indiqués autrefois, pour mieux les accentuer et les caractériser, s’il est possible.

Il y a dans Émerson une double tendance : il est à la fois sceptique et mystique. Cette réunion de deux courans contraires dans un même esprit pourra étonner beaucoup de gens : tous ceux d’abord qui croient qu’un philosophe doit être une formule vivante, tous ceux qui croient que les divers systèmes existent en dehors de l’homme, dans je ne sais quel magasin philosophique où ils se retrouveraient tous à des places distinctes, chacun avec son langage particulier et son costume propre. Il nous faut apprendre à ceux-là que les systèmes n’ont aucune réalité en dehors de l’homme, que le système le plus mystique peut avoir par momens des éclairs d’esprit sceptique, et que le système le plus stoïque peut se trouver mélangé et amolli par les attendrissemens et les élans que lui prête l’ame du philosophe. J’ai souvent pensé qu’il y aurait à faire dans la philosophie la révolution qui a été tentée dans la littérature, qu’il y aurait à briser toutes les vieilles formules des systèmes, à démolir les anciennes divisions et les catégories vermoulues dans lesquelles on range comme des marchandises sur un rayon les pensées et les élans des plus grands hommes. Au lieu d’enseigner aux enfans qu’il y a quatre, cinq ou six systèmes, ne vaudrait-il pas mieux leur dire : Il n’y a pas de système, et je ne puis par conséquent vous en enseigner aucun. Il n’y a pas de système qui soit en dehors de chacun de vous et que je puisse vous donner comme la vérité ; la vie que vous mènerez et les pensées qui germeront en vous se chargeront de vous enseigner la philosophie que votre ame sera digne de recevoir, car la nature se venge des outrages que lui font les actes de chacun de nous, ou récompense les services qu’ils lui rendent, en nous accordant la science qui est conforme à notre existence. Je ne puis pas vous donner cette science, et tout mon enseignement se borne à cette simple parole : « vivez de manière à obtenir par votre vie la philosophie la plus élevée et la morale la plus complète. » Il n’y a donc pas de système déterminé, nettement séparé des autres systèmes ; il n’y a, en fait de doctrines, que les doctrines religieuses, parce que celles-là existent en dehors de nous, au rebours des systèmes. Qu’y a-t-il donc de vrai en ce monde ? La vie et les pensées qui en découlent. Toute philosophie se réduit à ces deux règles du Discours de la Méthode auxquelles nous serons obligés de revenir : Pense par toi-même, méprise les systèmes, car il n’y a pas de tradition pour les choses qui sont en nous. — Change tes désirs plutôt que l’ordre du monde ; respecte les lois sociales et les coutumes établies, car, dans les choses en dehors de nous, la tradition est souveraine.

La pensée naît quand elle peut, elle s’agrège aux autres pensées comme elle peut, et non toujours d’une manière régulière. C’est là un point de haute psychologie qu’il nous suffit d’avoir touché en passant, pour montrer comment il était possible de réunir en soi les pensées les plus contraires. Ce n’est pas une excuse que nous avons voulu donner, c’est une explication. Émerson, disons-nous, est à la fois sceptique et mystique. Malheur à celui qui, de notre temps, n’est pas à la fois l’un et l’autre ! Bien compris, le scepticisme n’est pas l’incertitude l’hésitation entre toutes les vérités ; ce n’est pas un mal de l’ame, c’est une arme de l’esprit. Le scepticisme est utile surtout a notre époque, car si, dans tous les temps, le rôle de dupe est un rôle misérable, il est plus misérable encore aujourd’hui. Estimons donc le scepticisme, cette défiance philosophique qui peut nous préserver de bien des erreurs et de bien des crimes. Je vais plus loin, et je dis que plus on est croyant et plus le scepticisme est nécessaire pour protéger et couvrir notre croyance. L’ame, aujourd’hui, est assaillie par mille et une suppliques, prières de mendians intellectuels, menaces, lettres anonymes, visites de fâcheux ridicules et d’oisifs importuns. Si nous devions leur répondre à tous, faire l’aumône de notre intelligence aux premières pauvretés venues, jaser et discuter avec tous les systèmes importuns, qu’arriverait-il de notre caractère et de notre vie ? Il est bon alors d’avoir le scepticisme, non pour hôte habituel, non pour ami intime, mais pour serviteur prêt à chaque instant à refuser ou à accorder l’entrée de notre ame. À quoi bon jeter cette ame dans la mêlée et dans le combat des systèmes ? À quoi bon lui faire mener la vie révolutionnaire, pour ainsi dire, ou la vie mondaine ? Notre intelligence, fortement armée de scepticisme, suffit à remplir cet office. Dans la vie extérieure, dans les assemblées, dans les foules, excepté à de certains momens rares et solennels, contentons-nous d’animer notre esprit avec nous. Ce qui s’appelle esprit de conduite dans la vie pratique peut s’appeler scepticisme dans la vie intellectuelle. C’est un moyen de défense et même une arme agressive pour prévenir l’attaque et nous empêcher d’être entamés. En un mot, le scepticisme est un moyen de nous défendre des folles croyances d’autrui et de leur contagieux fanatisme.

À son tour, le mysticisme est nécessaire pour nous délivrer du scepticisme, non du scepticisme tel que nous venons de le décrire, mais de ce que l’appellerai le scepticisme de découragement. Dans quel temps a-t-il existé plus que dans le nôtre ? Les partis entrent en lutte et s’écrasent, et l’homme de guerre, se disant que sans doute la vérité c’est le succès, marche avec les victorieux. L’homme politique observe la direction des esprits ; mais, comme il n’a aucune institution à maintenir ; aucune croyance à faire respecter, sentant bien que, dans des temps pareils, le seul rôle qui lui soit réservé, c’est de tâcher de diriger les mouvemens des partis, — il va où souffle le vent et où semble l’avenir. Le publiciste, sentant qu’il n’y a plus aucune chose certaine parmi les institutions sociales, que les coutumes ne font plus loi, qu’aucun terrain solide n’existe plus, comprenant que les mesures habituelles ne sont pas applicables au temps présent, fait de l’exception victorieuse la loi générale et absolue. Le philosophe, voyant s’agiter au milieu de croyances en lambeaux les mille folies de la pensée humaine, contemplant les nuances infinies des passions, écoutant le conflit de voix discordantes, proclame ce monde un grand hôpital de fous, et s’assied à l’écart, mélancolique ou railleur, selon son tempérament, mais à coup sûr plein de doutes, et le politique, le publiciste, le philosophe, sont tous dans le vrai en agissant ainsi, ils sont tous sincères. Dans un temps où tout est mis en discussion qu’y a-t-il à faire, sinon à suivre le courant et à se laisser porter par lui ? Dans un temps où il n’existe plus rien, il est pour ainsi dire légitime de s’appuyer sur le succès, car, pour un moment au moins, le succès, c’est la vérité légale. Il est très permis de regarder l’exception comme la loi, puisque la loi n’a pas été encore rendue. Pour celui qui n’a en lui aucune croyance, toutes les chances sont égales, et toutes les hypothèses admissibles.

Seul, l’homme religieux, celui que nous appelons le mystique, comprend ces époques d’anarchie et ne s’en effraie pas ; il porte en lui un critérium infaillible : ses contemporains s’effraient des bouleversemens, mais lui sait que la société, c’est-à-dire les lois morales et l’organisation hiérarchique de ces lois, est antérieure à l’humanité, de même que les lois physiques sont antérieures à la nature ; pour lui, rien n’est redoutable, car il est certain qu’il n’y a que la forme des choses qui puisse changer. Muni de ce critérium, il en sait plus que le philosophe, le politique, le publiciste ; il ne doute pas ; n’hésite pas, n’accepte pas le succès, et s’inquiète peu de savoir où est l’avenir ; il est le véritable juge de son temps, car lui seul sait ce qui est indestructible et ce qui est susceptible de changer, tandis que ses contemporains, soupçonnant un complet changement une autre humanité, un autre monde, se trompent sur le point essentiel.

C’est cette confiance dans le suprême idéal, dans l’ordre éternel du monde, la foi dans la stabilité et la pérennité de l’invisible, qui domine le nouveau livre d’Émerson. Carlyle, à la suite de beaucoup d’autres esprits de son temps, se met en colère, soulève les tempêtes et se met à crier justice et défense avec une telle force, que ces mots ressemblent presque aux mots d’injustice et de vengeance. Émerson, au contraire, est plein de calme et de tranquillité ; il est presque naïf à force d’indifférence, il exprime en 1848 ses idées comme il les aurait exprimées en 1846, avec la même imperturbable confiance ; les révolutions et les réactions ne l’intimident nullement et ne lui arrachent pas la moindre de ses convictions ; il ne sacrifie en rien à l’esprit du moment ; il parle de Swedenborg et de Platon au moment où l’univers entier n’a des oreilles que pour M. Proudhon et M. Louis Blanc. Il loue le scepticisme de Montaigne comme s’il ne vivait pas dans un siècle qui, tout au contraire, se vante d’avoir des philosophies absolues à toute épreuve. Il loue Montaigne pour sa prudence et sa réserve au milieu du siècle le plus têtu et des esprits les plus hébétés par les systèmes à outrance (thoroughgoing philosophy) que l’on ait encore vus. Tout lui semble égal et indifférent. Seulement, de temps à autre, une veine de douce ironie sort de dessous ces dissertations métaphysiques, et un scepticisme tolérant et poli arrive pour avertir à temps la pensée des lecteurs et les prévenir de ne pas dépasser telle ligne, de ne pas accepter à la lettre telle opinion de l’auteur. Ce scepticisme vient ainsi pour faire contre-poids à l’exagération qui est toujours naturelle à l’écrivain lorsqu’une fois il est lancé, pour corriger les erreurs possibles, pour rassurer le lecteur sur le vrai sens de certaines pensées. Un philosophe a besoin plus qu’aucun autre écrivain de ce genre de scepticisme ; il en a besoin non-seulement comme correctif, mais encore pour jeter l’agrément sur son œuvre et la rendre en quelque sorte moins solitaire, pour en faire moins un monologue. Les tendances démocratiques d’Émerson sont très prononcées ; toutefois, pour nous rassurer sur la véritable nature de ses pensées, est-ce que nous avons besoin d’autre chose que de traits comme celui-ci, par exemple : « Nous avons exalté les vertus de George Washington ? — Périsse George Washington ! — voilà toute la réfutation et toute la réponse des pauvres jacobins de nos jours. — Voilà l’universelle défense de la nature humaine. Tout héros à la fin est pour elle un véritable fardeau ? »

Si le scepticisme, tel que nous l’avons envisagé, se manifeste ça et là, c’est comme une lumière bienfaisante pour éclairer les passages douteux et illuminer les routes qui touchent aux abîmes ; mais le mysticisme fait le fond du livre, dont l’idée principale est celle-ci : le monde terrestre n’est que le reflet obscur du monde invisible, et toutes les choses visibles ne sont que les mots et les signes qui expriment les idées immatérielles. La nature n’est autre chose qu’un vaste symbole, un symbole multiple. Chacun de ses objets est le langage d’une chose idéale ; seulement ce langage n’est pas simple, cet objet n’est pas la personnification visible d’une idée ; rien ici-bas n’est en rapport direct avec telle ou telle portion de l’infini, mais en rapport multiple et complexe, si nous pouvons nous exprimer ainsi. Aussi le plus petit objet naturel est-il inépuisable dans ses significations. La nature n’est pas une grande allégorie, elle ne procède pas par voie d’analogie directe et de représentation exacte. N’écoutez ni le spiritualiste Swedenborg, ni le matérialiste Fourier, lorsqu’ils vous disent que chaque objet dans la nature a une signification exacte et définie nettement. Les services que nous rendent les choses naturelles, ne sont pas plus simples que leur signification symbolique. Ces services ne se divisent pas ; ce n’est pas séparément que ces objets nous procurent et nous enseignent la beauté, l’utilité et la vérité, mais simultanément et presque toujours indirectement.

Toutes les choses de ce monde sont donc des symboles, et à leur tour, les homes sont les représentans symboliques (representative) des choses d’abord et des idées ensuite. Chaque homme par son tempérament, par sa nature, par son caractère, a de mystérieux rapports avec certains objets de l’univers, avec certaines forces secrètes du monde, avec certaines lois physiques et morales. D’autres hommes ont passé cent fois devant cet objet et l’ont dédaigné ; ils ont vu cent fois se produire tel ou tel phénomène, et il leur a paru de trop peu d’importance pour le mentionner, mais celui-là passe et l’examine attentivement, et désormais un objet de plus, un phénomène à ajouter aux autres phénomènes, seront inscris sur les catalogues de la science humaine. Chaque chose attend depuis la création son révélateur humain. « .Chaque chose doit être délivrée de son long enchantement. Dans l’histoire des découvertes, il semble que chaque vérité se soit formé une intelligence capable de l’exprimer. »

Ces interprètes des choses, ces symboles vivans de la nature sont sans doute de grands hommes ; mais ce nom doit surtout être réservé à ceux qui sont les représentans des idées. Il est naturel de croire aux grands hommes, car la recherche du grand est le rêve de la jeunesse et la sérieuse occupation de la virilité. Ce sont les grands hommes qui font de ce monde une terre salubre ; Ceux qui vivent avec eux trouvent la vie une chose joyeuse et nutritive, et les peuples qui en sont dépourvus sont comme une nation de mendians, car ils n’ont pas de crédit chez les autres peuples.

D’où vient le culte des grands hommes ? De leur différence d’avec nous et des services qu’ils nous rendent, qui sont les plus élevés de tous. Si nous estimons les hommes à raison des services qu’ils nous rendent, combien ne devons-nous pas estimer les grands hommes ! Le service que nous rend chaque homme est en raison de la qualité qui lui est propre, de sa force intrinsèque. Chacun de nous a un but qu’il peut atteindre avec facilité et gaieté, bien qu’il soit impossible aux autres. De là découlent deux conséquences. La première, c’est que, les qualités intrinsèques du grand homme étant les plus rares de toutes, les services qu’il nous rend sont aussi les plus élevés de tous. La seconde, c’est que la tache qui lui est assignée est simple et facile, bien qu’impossible aux autres hommes, et c’est cette impossibilité qui fait sa grandeur. « Celui-là, dit Émerson, est un grand homme qui habite dans une sphère de pensées vers laquelle les autres ne s’élèvent qu’avec travail et difficulté. Il n’a qu’à ouvrir les yeux pour voir les choses dans une vraie lumière et sous de larges rapports, tandis qu’eux au contraire doivent faire à chaque instant de pénibles corrections à leur pensée, et garder un œil vigilant sur les sources multiples de l’erreur. Tel est son service. Il n’en coûte rien à une belle personne pour peindre son image à nos yeux, et cependant combien splendide est ce bienfait ! Il n’en coûte pas davantage à une ame sage pour donner sa qualité aux autres hommes. Celui-là est grand qui l’est par la nature et qui ne rappelle en rien les voisins.

Il y a beaucoup à dire sur tout cela. La source du culte des grands hommes est bien celle qu’enseigne Émerson ; oui, c’est l’impossibilité dans laquelle nous nous sentons d’accomplir les mêmes choses et d’atteindre à leur hauteur qui nous les fait admirer et même envier ; mais dans cette théorie de la grandeur aisée, je reconnais bien le grand homme dans le sens antique, l’homme de génie dans le sens moderne : je ne reconnais pas ce que Carlyle appelle le héros. Le grand homme tel que le dépeint Emerson, c’est le païen par excellence l’homme qui tient sa grace de la nature. Pour Carlyle, le grand homme, c’est celui qui a reçu sa mission du ciel, qui doit péniblement l’exprimer aux autres et périlleusement la faire triompher. La théorie de la grandeur aisée, telle que la décrit Émerson, n’existe plus jusqu’à un certain point depuis le christianisme. Libéralité, magnanimité, grandeur d’ame, tout cela n’existe plus depuis que, l’atmosphère morale du christianisme enveloppant l’homme de toutes parts, l’homme s’est senti petit et humble. Dans les temps modernes, l’homme n’est plus grand par état et par nature ; il est grand par l’œuvre accomplie, par le labeur incessant, par le devoir. À quoi lui servirait de montrer sa grande ame ? Elle n’est plus qu’un symbole, comme dit Émerson, elle n’est plus qu’une ombre d’idéal ; mais, dans les temps antiques, elle était une réalité. Aujourd’hui, grace au christianisme, le plus humble et le plus pauvre des hommes a un idéal plus élevé que l’ame d’Épaminondas, de Platon et d’Homère. Les dons de la nature ne sont plus, ainsi que la beauté physique, que des incorrections harmonieuses et belles. « Ce qui fit la fortune du christianisme, a dit excellemment Novalis, c’est qu’il fît appel à la bonne volonté de tous, qu’il plaça cette bonne volonté au-dessus de la valeur personnelle, et par là se tint en opposition avec toute science et toute culture humaine. »

En outre, cette théorie de la grandeur aisée est presque inadmissible depuis que le christianisme a reconnu l’existence de la douleur et la vertu du sacrifice. Dès-lors, la grandeur n’est plus la fin de l’homme, elle n’est plus le but, elle n’est qu’un moyen ; le but est au-delà de la grandeur elle-même. Dans les temps antiques, la grandeur individuelle étant le but, l’homme n’atteignait qu’à la beauté suprême ; mais, dans les temps modernes, la beauté, elle aussi, n’est plus qu’un instrument de la vérité. Le calme, cet attribut suprême de la beauté, n’est plus ; le christianisme a fait l’ame troublée, agitée, à l’exemple du Sauveur ; il a rendu ses efforts pénibles, et lui a fait de la perfection un idéal qui ne laisse pas de repos. S’il suffisait du calme et de la grandeur, le christianisme n’aurait eu aucune raison d’être, le stoïcisme suffisait. Aussi le plus grand ennemi du christianisme, Spinoza, a-t-il essayé de faire revivre et d’exalter tous ces calmes et sereins attributs de la vertu antique. Celui qui a remplacé dans ses vertus le héros et le grand homme des temps anciens, ce n’est pas le héros moderne, c’est le saint. En lui seul nous retrouvons le calme, la sérénité des temps antiques, seulement avec l’élan et l’annihilation de soi-même et de la terre que nous ne retrouvons pas dans les héros de la Grèce et de Rome. « J’admire les grands hommes de toutes les classes, dit Emerson ; ceux qui vivent au milieu des faits et ceux qui s’inspirent de la pensée pure ; je les aime, qu’ils soient durs ou charmans, fléaux de Dieu ou délices de la race humaine. J’aime le premier. César, et Charles-Quint, et Charles XII ; j’aime Richard Plantagenet et Bonaparte ; j’applaudis partout un homme qui est égal à son emploi, qu’il soit capitaine, ministre, sénateur ; j’aime un maître bien né, riche, beau, éloquent, entraînant après lui tous les hommes par la fascination de son génie et en faisant les tributaires et les soutiens de son pouvoir ; mais je trouve celui-là plus grand qui peut s’annihiler lui-même et annihiler tous les héros, simplement en s’appuyant sur cet élément de la raison pure qui ne touche en rien aux personnes, sur cette force si subtile et si irrésistible, qu’elle détruit l’individualisme, et dont le pouvoir est si grand, que devant elle le puissant n’est rien. » Sans doute le guerrier, le héros n’est rien devant cette force ; mais ce n’est pas non plus le grand génie, le grand philosophe qui la possède. Si grand que soit un philosophe, il est toujours systématique et par là toujours individuel ; bien qu’il s’appuie sur l’élément de la raison pure, néanmoins il le façonne à son gré, il le force à se rétrécir ou à s’élargir, selon la mesure de son intelligence ; il glace cet élément de la raison ou le fait serpenter en canaux irréguliers ; il le torture, rarement il s’annihile en sa présence. Il n’y a que le saint qui possède ce don de pouvoir vivre avec le divin et l’intellectuel sans être tenté de dominer ces célestes forces, et qui puisse se laisser inspirer par elles avec la simplicité d’un enfant, qui puisse parvenir à détruire en lui tout le vieil homme, pour ne se montrer dans ses relations ave les hommes que comme le tabernacle vivant et le sanctuaire de la vérité. Or, cette grandeur du saint n’a jamais été naturelle et aisée, car, avant que la volonté ait pu ainsi s’annihiler elle-même, combien n’a-t-elle pas eu à détruire de passion et d’instincts ! Cette grandeur, la seule depuis le christianisme, est un long martyre, une douloureuse et difficile immolation de soi.

Un mot encore sur ce sujet. Ce qui prouve que, depuis le christianisme, la grandeur n’est pas la chose importante, c’est le caractère et la physionomie même des héros modernes. Dans les temps antiques, le héros, quels que soient ses vices, est toujours grand : tel il apparaissait à ses contemporains, tel il nous apparaît encore aujourd’hui ; mais dans les temps modernes le plus léger vice suffit pour imprimer une grimace sur tous les visages de triomphateurs, la plus légère faute prend des proportions colossales, et suffit pour qu’en eux le mal paraisse prédominer sur le bien. Nos grands hommes ont en outre quelque chose du maniaque, le poids de leur responsabilité semble leur peser, le sentiment de leur liberté les écrase : aussi ont-ils tous je ne sais quoi de désagréablement douloureux ; la torture intérieure, le martyre moral, la lutte du bien et du mal apparaît dans leur physionomie, dans leurs paroles et dans leurs actes ; ils semblent toujours préoccupés, et ce caractère leur est commun à tous, sans acception de partis et de classes ; oui, catholiques ou protestans, guerriers ou hommes d’état, ils grimacent tous.

Toutefois cette théorie nous semble mille fois préférable à nos philosophies bâties sur le même sujet. En ne faisant relever le héros que de lui-même et de l’invisible nature, Émerson conserve au moins les droits de la dignité humaine. Il y a une certaine thèse qui a été développée à satiété durant les cinquante dernières années, et qui consiste à croire à la puissance des circonstances pour créer de grands hommes. Les auteurs de cette théorie vous expliquent doctement comment, par le moyen de cette circonstance, et puis de cette autre, un grand homme a été possible. C’est la doctrine la plus matérialiste qui ait été conçue sur ce sujet. Ce ne sont pas les circonstances qui créent le grand homme ; les faits et les événemens ne font tout au plus que déterminer et définir exactement l’objet de sa mission. Une grande ame est toujours une grande ame, quelles que soient les conditions qui lui sont imposées ; sans cela, il faudrait désespérer de la dignité humaine et de la liberté, et s’en remettre aveuglément aux accidens et aux faits. L’éclat qu’ont jeté les grands hommes nous éblouit trop et nous empêche trop de voir la véritable lumière qui est en eux ; mais, si la révolution française n’était pas arrivée, me dit-on, si la terreur n’avait pas répandu le sang à flots, si les populations n’avaient pas demandé un maître à grands cris, Napoléon aurait-il jamais été possible ? L’empire aurait-il jamais existé ? — Qu’importe tout cela ! Est-ce que Dieu assigne spécialement pour but aux grands hommes de ceindre la couronne et de porter le manteau impérial ? Avec Napoléon, une grande ame était née ; maintenant, qu’importe le costume qu’il portera et le manteau qu’il se taillera dans les circonstances ? Les faits peuvent donner plus ou moins d’éclat extérieur à la grandeur, mais ils n’entrent pour rien, Dieu merci, dans la formation des vertus morales qui composent le héros. Cette malheureuse doctrine a été soutenue par l’école libérale et par Benjamin Constant en particulier, bien digne d’ailleurs de représenter une théorie dans laquelle la vertu et la grandeur sont considérées comme des agrégations de faits, d’accidens et de passions.

Quels sont, d’ après Émerson, les services que nous rendent les grands hommes ? Ils sont de deux sortes : les services directs et les services indirects. Les premiers sont les moins importans de tous. « Le secours que nous recevons directement des autres est mécanique, comparé aux découvertes que nous faisons dans notre nature propre… Occupe-toi de tes affaires, imbécile, dit l’esprit ; à qui veux-tu avoir affaire, avec les cieux ou avec la multitude ?… Les hommes sont secourus par l’intelligence et l’affection. Tout autre service n’est qu’une fausse apparence. Si vous me donnez le pain et le feu, je ne tarderai pas à m’apercevoir que j’en paie plus que le prix : ce service matériel ne me laisse ni meilleur ni pire ; au contraire, tout service moral est un bien positif. La vie d’un homme vertueux, quoiqu’elle ne me soit profitable en rien, est pour moi mille fois plus utile que tous les services possibles. » Et ailleurs, parlant de Swedenborg : « Parmi les personnes éminentes, dit Émerson, les plus chères aux hommes ne sont pas celles que les économistes appellent producteurs ; ce sont celles qui ne possèdent rien, qui n’ont pas cultivé le blé, ni fait le pain ; ce sont, par exemple, les poètes qui nourrissent avec des idées et des images l’imagination des hommes, leur font oublier le monde du blé et de l’argent, et les consolent des mésaventures du jour et des maires profits de leur commerce. »

Ainsi donc, le véritable service que nous rendent les grands hommes est indirect : c’est par leur intelligence, c’est surtout par la beauté de leur vie et ses silencieux enseignemens, qu’ils nous sont utiles. Combien cela est vrai ! Il n’y a que les pouvoirs divins qui sont en nous, la vertu, le génie, qui puissent être utiles à nos semblables. L’homme par lui-même ne peut rien, et, aussitôt qu’il veut rendre directement service à l’homme, tout devient stérile ; sa bonne volonté s’évanouit, et il ne reste plus que feuilles sèches et bois mort. C’est là ce qui rend la philanthropie quelque chose de si illusoire, c’est ce qui fait si rarement réussir les bonnes intentions. Cette idée si simple en apparence, quel homme peut rendre directement service à l’homme, est pourtant la véritable origine de toutes les erreurs et de toutes les hérésies ; c’est elle qui a donné naissance à la magie, à la sorcellerie, à la divination ; c’est elle qui est la base du contrat social, c’est elle qui perce chaque instant dans les aberrations du socialisme. C’est peut-être aussi à cause de cette erreur que les sciences les plus hypothétiques sont précisément celles qui se proposent d’être le plus directement utiles, et que la médecine, par exemple, est arrivée à de si douteux résultats en tant qu’art de guérir. Au contraire, les branches indirectes de cette science la chimie, l’anatomie, sont moins illusoires et moins stériles, ont rendu en définitive de plus vrais services. C’est de cette erreur généreuse que provient cette idée si généralement répandue, que la vertu n’est rien, si elle n’est pas une sorte de monnaie courante, propre à passer de main en main, tandis qu’au contraire vous n’avez pas besoin de vous affliger, parce que tous les hommes ne sont pas vertueux ; vous n’avez même pas besoin de le savoir. Soyez moral et vertueux comme s’ils l’étaient tous, vivez comme si vous aviez à vivre au milieu d’un peuple de dieux ou de rois, sans vous inquiéter de savoir si ce n’est pas la plus vile canaille qui vous entoure.

Ce livre d’Émerson, dont nous venons de résumer les principales idées en les combattant ou en les approuvant, est bien inférieur au livre que Carlyle a composé sur le même, sujet, et qu’il a intitulé Hero-Worship. Emerson s’attache surtout aux hommes de génie, à Platon, à Swedenborg, à Montaigne, à Shakspeare, à Goethe, et aime à contempler en eux les types divers et éminens de l’humanité, les hommes qui représentent le plus puissamment les diverses forces intellectuelles de l’esprit humain. Il admire le sceptique Montaigne non moins que le mystique Swedenborg ; il ne penche ni du côté de celui-ci ni du côté de celui-là. Pour lui, les facultés éminentes et diverses de ces hommes sont les poids qui maintiennent en équilibre la balance de l’esprit. Il aime à chercher le point secret d’affinité par où ces dons différens pourraient s’allier pour former l’unité de l’esprit humain ; il aime à rêver sur les actions et réactions de la pensée, qui n’altèrent cependant en rien l’identité première de l’ame et de la vie Carlyle va plus droit au fait ; le héros est à la fois héros par sa vie et par le but qu’il se propose ; il l’est surtout par les difficultés qu’il lui faut surmonter pour accomplir son œuvre. C’est l’homme qui a reçu une mission divine, et qui doit la faire triompher à travers tous les périls dans la captivité, comme Moise ; dans les déserts, comme Mahomet ; au fond des solitudes monacales, comme Luther ; au milieu des champs de bataille, comme Cromwell et Napoléon. Pour Carlyle, l’intelligence du héros est peu de chose ; la mission qu’il a reçue est plus haute que toute intelligence. Sans cela, le héros ne serait plus le héros, et la gloire des saints s’éclipserait devant celle de Platon et d’Aristote. C’est la force morale qui crée le héros, c’est la virilité qu’il dépense à accomplir son œuvre qui est digne d’admiration. Cependant Emerson, malgré son amour presque exclusif du génie, ne tombe pas dans le fétichisme de l’intelligence ; pour lui, l’intelligence est un miroir où se reflète la conscience, la vie morale, la croyance intérieure de l’homme. Il a écrit ces belles paroles : « La solution de ces questions, — d’où venons-nous ? où allons-nous ? pourquoi vivons-nous ? doit être dans une existence et non dans un livre. Un drame ou un poème ne sont que des réponses obliques à ces questions ; mais Moïse et Jésus nous donnent directement la clé du problème. » Sages paroles, bien dignes d’être méditées dans un temps qui place l’intelligence au-dessus de la conscience et la culture abstraite au-dessus des réalités de la vie !

Lequel faut-il placer au premier rang, le grand penseur ou l’homme d’action ? le solitaire, le contemplateur, ou l’homme énergique qui vit et qui combat au milieu des réalités de la vie ? Emerson penche vers le premier, Carlyle incline vers se second. Ici encore nous donnerons la préférence à l’opinion de Carlyle. Il est plus facile d’être un grand penseur, et par ce mot facile j’entends simplement que vivre au milieu des hommes exige plus d’efforts et un plus véritable héroïsme. Celui qui se contente de penser n’a, pour ainsi dire, aucune tentation à surmonter, et c’est là ce qui nous abuse tous tant que nous sommes, écrivains, poètes et rêveurs, sur notre innocence ; c’est la difficulté que nous éprouvons à constater nos erreurs et le degré de culpabilité de nos pensées. Le penseur ne pèche pas par action. Il ne voit jamais d’une manière précise là où il erre, car ; aussitôt qu’on entre dans le domaine de la pensée, il semble que l’on repose sur l’élément même du bien : tout est doux et porte un air de pureté dans ces régions inaccessibles à la foule, même les pensées du mal ; mais le politique, le guerrier, le martyr, bien qu’inférieurs souvent aux grands génies qui se sont contentés de rêver et d’écrire, sont plus recommandables aux yeux de Dieu et à ceux des hommes, car ils sont la suprême expression du sort qui est fait à chacun de nous. Lutteurs, ils vivent au milieu de l’élément du mal ; il leur faut chaque jour combattre la nécessité, ils ont de douloureuses tentations à surmonter ; ils sont blessés, ils saignent, et ils ont à résister à des hommes et à leur commander, chose plus difficile que de commander à ses pensées ! Notre siècle a trop aimé les hommes spéculatifs. Il serait temps d’aimer beaucoup plutôt ceux qui font de leur vie un poème ou un système de morale que ceux qui écrivent des poèmes ou des systèmes de morale. Nous en sommes arrivés à ne plus savoir ce qu’est l’action ; elle ne nous apparaît plus que sous un aspect révolutionnaire. Nous ne faisons pas tant des révolutions par besoin de mouvement que par espoir du repos complet et de l’oisiveté perpétuelle : on n’a pas assez vu cela. Nous trouvons les conditions de la vie trop dures, et nous faisons des barricades pour nous les rendre plus douces.

Nous ne suivrons pas Émerson dans ses charmantes descriptions du génie et du caractère de Platon, de Swedenborg, de Montaigne et de Shakspeare. Nous nous arrêterons seulement quelques minutes devant les deux figures de Bonaparte et de Goethe. Ce sont les seules qui nous touchent de près, car ce sont nos deux grands hommes, et ce sont eux seuls qui peuvent répondre aux questions modernes. Emerson a très finement dessiné le portrait de Bonaparte. Il ne l’a point flatté, il n’a pas exagéré la valeur de cet homme puissant. — Napoléon, dit-il, c’est l’homme des affaires temporelles, du gouvernement de ce monde, rien de plus, rien de moins ; il est par excellence le représentant des classes moyennes, il a leurs vertus et leurs vices, et par-dessus tout leur esprit et leur élan. L’homme de la foule trouve en lui les qualités de l’homme de la foule ; l’esprit de Napoléon, c’est l’esprit moderne porté à son plus haut degré. Aussi tous, les jeunes et les pauvres, tous ceux qui ont en eux énergie et volonté se sont-ils immédiatement reconnus en lui et l’ont-ils nommé leur représentant. En lui, Napoléon monopolise les esprits de tous ses contemporains. Les facultés qui dominent en lui sont celles des classes moyennes le sens commun, l’art de choisir, de combiner et de simplifier les moyens, une opiniâtreté à toute outrance, la prudence et l’énergie. Au milieu du plus grand pouvoir qu’aucun homme moderne ait été appelé à exercer, il conserve toujours un amour natif et une profonde sympathie pour les réalités même les plus communes et les plus basses. En un mot, chaque fibre de son être est moderne et n’a rien de l’ancien régime. — Certes tous ces traits sont justes. Ils nous remettent en mémoire ce qu’un de nos amis, grand admirateur de Bonaparte ainsi que de tous les héros possibles, sans acception de temps et de lieu ; nous répétait souvent : Bonaparte, dans les temps modernes, nous disait-il, est le pendant d’Annibal dans les temps anciens. Ils soutiennent le même parti, ils ont la même ame, les mêmes instincts, les mêmes douleurs et les mêmes rages. Ce sont deux parvenus.

Cela est vrai : Bonaparte, dans son langage, dans son existence, dans toutes les conditions extérieures et dans toutes les nécessités de sa vie, laisse voir un bourgeois, un parvenu ; mais sa nature intrinsèque est-bien celle d’un roi. Sans ancêtres, sans successeurs, son pouvoir reposait sur l’idée pure, sur l’élément essentiel du gouvernement. Il est, malgré sa haine des idéologues, le roi le plus abstrait, le plus métaphysique qui ait existé. Il est bien entendu que ces mots d’abstrait et de métaphysique ne s’appliquent qu’à la situation exceptionnelle dans laquelle il s’est trouvé placé, et nullement à l’homme. Son pouvoir ne doit rien à la tradition : voilà ce qui fait de Bonaparte plutôt le chef d’un grand parti qu’un roi véritable ; mais, bien que sa domination ait été le fait des circonstances, on sent, en étudiant l’histoire de Napoléon, qu’il était bien réellement un roi fait pour gouverner dans tous les temps, et non pas un dictateur, roi temporaire créé par le hasard. Napoléon n’est donc pas seulement le chef des classes moyennes, il est un roi fait pour gouverner les hommes plutôt que pour faire les affaires d’une certaine fraction de la société.

Emerson est bien sévère pour Goethe. Il lui reproche son indifférence, son amour trop exclusif de la culture humaine, son égoïsme. Il y a long-temps que tous ces reproches lui ont été adressés ; mais Goethe a rendu à la pensée de ce siècle un service qui rachète tous ses défauts. Il est venu à la fin d’un siècle où tout était desséché, où aucune croyance n’existait, où l’univers n’était plus qu’un laboratoire de chimie, et il a fait partout refleurir la vie. Il a montré que l’univers n’était pas un ensemble de rouages et de tourne-broches, mais un ensemble de forces immortelles, actives et vivantes. Qu’importent les systèmes pranthéistiques de Goethe ? Bienvenu soit l’idéal, quelque forme qu’il revête ! Il a rouvert le monde idéal avec le rameau d’or antique et avec la baguette magique du moyen-âge ; il l’a poursuivi sous toutes les formes, et l’a saisi dans ses plus obscures retraites et dans ses plus surnaturelles demeures. Son indifférence même n’est-elle pas une vertu ? « Goethe, dit Émerson, nous enseigne le courage, et que tous les temps se valent, et que ce n’est que pour les cœurs peureux qu’il existe des époques déshéritées. » Nous avons bien besoin, pour croire à notre temps, de l’indifférence de Goethe ; bienvenue soit donc cette indifférence qui peut nous élever au-dessus de nos malheurs ! Qu’est-ce que le tumulte de notre temps ? Il passera. C’est ce que Goethe nous assure en nous, engageant à ne pas désespérer dans ces vers immortels et virils : « O vous, braves, combattez bien, et ne désespérez pas ; au-dessus de vous, silencieuses sont les étoiles ; au-dessous de vous, silencieux les tombeaux ! »

Goethe et Napoléon sont les deux véritables grands hommes du XIXe siècle. En eux se résume toute la vie moderne : dans Napoléon toute la vie temporelle, dans Goethe toute la vie intellectuelle, éparses dans chacun de nous. Ces deux hommes, qui semblent si différens, ont entre eux une ressemblance frappante. En eux se révèle le type le plus complet de l’homme des classes moyennes, de l’homme positif, l’esprit du marchand, de l’homme d’affaires, du spéculateur, ils le portent dans les choses intellectuelles et dans le gouvernement du monde. Tous deux sont des utilitaires, des éxonomistes dans le sens élevé de ce mot. Ils connaissent la valeur du temps, de l’occasion, du détail, et s’enquièrent de tout avec minutie. Ils sacrifient peu à l’élan, aux forces instinctives, ils n’écoutent que leur pensée, et leur pensée n’écoute qu’eux-mêmes ; ils n’ont absolument rien de chevaleresque, de sentimental et de naïf ; ils savent la valeur exacte des choses et des hommes, et n’ont d’enthousiasme pour les hommes et les choses que d’après leur poids ou leur valeur. Goethe, le héros et le panégyriste de la vulgarité de la vie ! — lisais-je dernièrement dans le livre d’un grand seigneur libéral de l’Autriche, — et l’injure était en même temps un éloge. Oui, Goethe est le héros de la vie vulgaire, de la vie telle que nous la comprenons ; c’est l’idéal le plus élevé d’une vie bien conduite, tenue en partie double avec des comptes exactement balancés, Emerson remarque de son côté que Napoléon n’est pas héroïque dans le sens qu’on attache généralement à ce mot, et cela est vrai. Pourtant combien ces deux hommes surpassent tous les Schiller, tous les marquis de Posa possibles et tous les chevaleresques combattans de Fontenoy !

Maintenant, deux mots encore sur la doctrine même du culte des grands hommes. Depuis l’année 1839, où Carlyle publia son livre intitulé Hero-Worship, cette doctrine a fait du chemin. Elle pénètre en France avec une rapidité singulière, et se découvre naïvement dans les conversations particulières, dans les discussions ; quelquefois même elle sort de dessous la plume d’un journaliste, et brille au milieu de la triste prose d’un premier-Paris. Ce n’est pas que cette doctrine ait été prêchée, les livres de Carlyle et d’Emerson sont peu connus ; mais un maître plus grand que le plus grand docteur, c’est la nécessite. Les exigences et les difficultés de la situation ont éclairé bien des gens sur la valeur et sur l’importance des grandes individualités : tel bourgeois qui, avant février, vous soutenait obstinément qu’on pouvait se passer de grands hommes se croise aujourd’hui les bras et s’écrie désespéré : « Et s’il y avait un homme encore ! mais, quoi ! pas un homme pour nous tirer de là ! » Cette doctrine est donc aujourd’hui à l’état d’instinct et de pressentiment dans tous les cerveaux ; d’un autre côté, elle a grandi dans le monde philosophique, grace au concours que lui ont prêté toutes les écoles et tous les partis. Les jeunes tories anglais, qui éprouvaient le besoin de réhabiliter ou plutôt d’exalter la féodalité, n’ont trouvé rien de mieux à faire que de propager cette doctrine sous la forme de romans et de poésies. Les hégéliens, embarrassés de leur Dieu, qui a besoin de devenir quelque chose, firent des héros l’incarnation visible de l’idée éternelle. Les éclectiques, désireux d’expliquer d’une manière raisonnée et approfondie, et qui ne fût pas celle de tout le monde, la chute de Napoléon et la charte de 1815, avouèrent qu’il était vrai que le grand homme naissait à propos, mais qu’il mourait bien plus à propos encore. Ainsi, chacun à l’envi et pour les besoins de sa cause s’était plu à faire du héros un être providentiel. Les démocrates et les radicaux, qui ont une frayeur instinctive de tout ce qui n’est pas médiocre, n’avaient servi qu’à exalter le mérite des grands hommes, en les traitant de mauvais génies, génies ambitieux, etc. Là-dessus, Carlyle arrive et dit : — Vous avez tous raison, seulement vous êtes égoïstes et menteurs ; vous vous passeriez parfaitement de grands hommes ! Si vous étiez obligés de leur obéir en fait, peut-être parleriez-vous autrement ; mais, en théorie, vous vous en servez parfaitement pour appuyer vos intérêts de parti. Eh bien ! moi, je vais me servir de vos doctrines contre vos doctrines mêmes, je vais m’en servir contre la démocratie, je vais m’en servir pour fustiger les nonchalances et les paresses de l’aristocratie : je vais élever un culte aux héros ! — Le culte des héros n’est pas autre chose que le résumé de toutes les doctrines contemporaines sur les grands hommes, résumé entrepris pour démolir ces doctrines et les transformer en les ennoblissant.

Ainsi donc, d’une part, les polémiques des partis ont donné naissance à cette doctrine ; de l’autre, les malheurs du temps et les insuccès politiques l’ont favorisée à ce point, qu’elle a germé spontanément dans des milliers de têtes. Maintenant, elle a deux conséquences, dont l’une est évidente et toute pratique, dont l’autre est encore obscure et toute spéculative. Cette doctrine est anti-démocratique. Si le héros existe, c’est évidemment pour commander ; sans cela, il n’est plus d’aucune utilité. Les démocrates, alors, les hégéliens, les proudhoniens, essaient de se mettre d’accord ; ils décomposent les masses uniformes et vagues qu’ils ont tant adorées ; ils prennent chacun des individus qui composent ces masses, et lui disent, au nom du droit sacré de l’individualité humaine : Proteste contre cette doctrine du culte des héros, et que l’anarchie soit la réponse directe à ces théories de respect et d’admiration ! Pour nier les grands hommes et les héros, il n’y a à faire qu’une chose très simple, c’est de dire que nous sommes tous de grands hommes ! — La seconde conséquence, qui est encore à venir, mais qui est probable, c’est que cette doctrine du culte des héros détruira à la longue la philosophie de l’histoire, cette création contemporaine de la philosophie. Le culte des héros a son origine pourtant dans les écrits modernes sur la philosophie de l’histoire ; mais, à mesure que cette doctrine s’étendra, elle brisera les spéculations artificielles, qui n’ont été inventées que pour donner des explications satisfaisantes des événemens modernes. La fatalité, la nécessité, la logique, tous ces êtres métaphysiques, sur le compte desquels on peut jeter si facilement ses crimes et ses erreurs, tiendront moins de place dans nos appréciations des faits et des hommes. Nous en reviendrons à regarder un héros comme un héros et un gredin comme un gredin, nous ne dirons plus, comme nous le faisons, que le grand homme n’est tel que grace aux circonstances, et qu’un coquin n’est tel que par la faute des circonstances. Et alors j’espère que nous en aurons fini avec cette malheureuse considération des circonstances, qui sert à la fois à amnistier le crime et à rabaisser l’héroïsme.


ÉMILE MONTÉGUT.

  1. Voyez la livraison du 1er août 1847.