Lisette Leigh/Chapitre 2

Lisette Leigh — Lizzie Leigh — 1855
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 23-39).


II


— Mère, dit Guillaume, pourquoi voulez-vous absolument qu’elle soit en vie ? Si elle était morte seulement, nous n’aurions plus besoin de prononcer son nom. Nous n’avons jamais entendu parler d’elle depuis que mon père a écrit cette lettre. Nous n’avons pas su si elle l’avait reçue ou non. Elle avait déjà quitté sa place. Bien des femmes meurent en…

— Oh ! non, ne dis pas cela, mon garçon, ou mon cœur va se briser tout à fait, dit la mère avec une espèce de cri. Puis elle se calma dans l’espoir de l’amener à sa propre conviction. Tu ne m’as jamais demandé, et tu ressembles trop à ton père pour que je te le dise de moi-même, mais c’était pour me trouver près de l’ancienne place de Lisette que j’ai voulu loger de ce côté-ci de Manchester, et le lendemain de notre arrivée j’ai été chez son ancienne maîtresse ; j’ai demandé à lui dire un mot. J’avais bien envie de lui reprocher la façon dont elle avait renvoyé notre pauvre enfant sans nous prévenir d’abord ; mais elle était en deuil, et elle avait l’air si triste que je n’ai pas eu le cœur de la disputer. Mais je lui ai fait quelques questions sur notre Lisette. Le maître aurait voulu la renvoyer le jour même ; mais il est dans l’autre monde maintenant ; j’espère qu’il y aura rencontré plus de miséricorde qu’il n’en a montré à Lisette, et quand la maîtresse lui a demandé s’il fallait nous écrire, Lisette a secoué la tête ; elle a redemandé ; alors la pauvre fille s’est jetée à genoux et l’a suppliée de n’en rien faire, en disant que cela me briserait le cœur (et c’est vrai, Guillaume, Dieu le sait), dit la pauvre mère épuisée par ses efforts pour contenir son insurmontable douleur ; elle a dit que son père la maudirait ! Ô Dieu, donne-moi la patience !

Elle ne put parler pendant quelques minutes, puis elle reprit :

— Et elle menaçait, si on nous écrivait, d’aller se jeter dans le canal… Tout de même j’ai une trace de mon enfant ; sa maîtresse croit qu’elle est allée à l’hôpital pour ses couches ; j’y suis allée, elle y avait bien été, mais on l’avait renvoyée dès qu’elle avait été assez forte, en lui disant qu’elle était assez jeune pour travailler. Mais, mon garçon, quel ouvrage aura-t-elle pu trouver avec son enfant à garder ?

Guillaume écoutait le récit de sa mère avec une profonde sympathie, non sans quelque mélange de l’ancienne honte. Mais en lui ouvrant son cœur, la mère avait trouvé le chemin de celui du fils, et au bout d’un moment, il dit :

— Mère ! je crois que je ferais mieux de retourner chez nous. Thomas peut rester avec toi ; je sais que je devrais rester aussi, mais je ne peux vivre en paix si près d’elle sans avoir le désir de la voir, Suzanne Palmer, je veux dire.

— Est-ce que le vieux M. Palmer, dont tu m’as parlé, a une fille ? demanda madame Leigh.

— Oui, et je l’aime de toute ma force, et c’est parce que je l’aime que je veux quitter Manchester. Voilà tout.

Madame Leigh essaya un instant de comprendre ce discours, mais elle en trouva l’interprétation trop difficile.

— Pourquoi ne lui dirais-tu pas que tu l’aimes ? Tu es un beau garçon et sûr de trouver de l’ouvrage. Tu auras Upclose à ma mort ; et, quant à cela, tu pourrais bien l’avoir tout de suite, je m’entretiendrai bien avec quelques journées ; ce serait une drôle de manière de l’obtenir que de quitter Manchester.

— Oh ! ma mère, elle est si douce, si bonne, c’est une vraie sainte ; le mal n’a jamais approché d’elle, et comment pourrais-je lui demander de m’épouser, sachant ce que nous savons sur Lisette, et craignant ce que nous craignons ? Je ne sais même pas si elle pourrait jamais penser à moi ; mais si elle savait l’histoire de ma sœur, ce serait un abîme entre nous, et elle frémirait à la seule pensée de le traverser. Tu ne sais pas ce qu’elle vaut, mère ?

— Guillaume ! Guillaume ! si elle est aussi bonne que tu dis, elle a pitié des malheureuses comme Lisette. Si elle n’en a pas pitié, c’est une Pharisienne, et tu n’as pas besoin d’elle.

Guillaume secoua la tête ; il soupira, et pour cette fois la conversation en resta là.

Mais une nouvelle idée surgit dans l’esprit de madame Leigh. Elle se dit qu’elle irait voir Suzanne Palmer, et qu’elle lui dirait un mot pour Guillaume, en lui apprenant la vérité au sujet de Lisette ; suivant la pitié qu’elle témoignerait pour la pauvre pécheresse, elle serait ou non digne de Guillaume. Elle résolut d’y aller le lendemain, sans rien dire à personne de son projet. Elle tira donc de l’armoire ses habits du dimanche, qu’elle n’avait pas eu le cœur de déballer depuis qu’elle était à Manchester, mais qu’elle voulait mettre cette fois pour faire honneur à Guillaume. Elle mit son chapeau à la vieille mode, garni de vraie dentelle, le manteau de drap écarlate qu’elle possédait depuis son mariage, mais qui était resté d’une fraîcheur parfaite, et elle se mit en marche pour son ambassade secrète. Sans se rappeler comment elle l’avait appris, elle savait que les Palmer habitaient rue de la Couronne ; et demandant modestement son chemin, elle arriva dans la rue à quatre heures moins un quart. Elle s’arrêta pour demander le numéro ; la femme à laquelle elle s’adressa lui dit que Suzanne Palmer ne renvoyait ses écoliers qu’à quatre heures, et l’engagea à s’asseoir chez elle en attendant.

— Car, dit-elle en souriant, ceux qui demandent Suzanne Palmer demandent une bonne amie à nous ; elle est même un peu notre cousine. Asseyez-vous, madame, asseyez-vous. Je vais essuyer la chaise afin qu’elle ne salisse pas votre manteau. Ma mère portait autrefois un manteau éclatant comme celui-là, et c’est bien joli quand les champs sont verts.

— Connaissez-vous Suzanne Palmer depuis longtemps ? demanda madame Leigh, enchantée de l’admiration qu’excitait son manteau.

— Depuis qu’elle est venue vivre dans notre rue, ma petite Sara va à son école.

— Et quelle sorte de fille peut-elle être, car je ne l’ai jamais vue ?

— Ah ! pour la figure, je n’en sais rien. Il y a si longtemps que je la connais que j’ai oublié ce que j’en ai pensé au premier abord. Mon mari dit qu’il n’a jamais vu un sourire comme le sien pour réjouir le cœur. Mais peut-être ce n’est pas de sa figure que vous vous préoccupez. Ce que je peux dire de mieux de sa figure, c’est qu’un étranger l’arrêterait dans la rue pour lui demander un service. Tous les petits enfants se serrent contre elle tant qu’ils peuvent ; elle en a quelquefois trois ou quatre suspendus à la fois à son tablier.

— Est-elle fière du tout ?

— Fière ! Allons donc, vous n’avez jamais vu personne de moins fier ; son père est fier ; mais elle n’est pas fière du tout. Vous ne connaissez guère Suzanne Palmer si vous vous imaginez qu’elle est fière. Elle vient tout doucement ici pour faire ce dont on a besoin, un rien peut-être que tout le monde pourrait faire, mais à quoi on ne songe guère pour les autres. Elle apporte son dé et elle raccommode les affaires des enfants, et elle écrit toutes les lettres de Betsy Harper à sa petite fille, qui est en service, et elle ne dérange jamais personne, ce qui est une grande chose à mon idée. Tenez, voilà les enfants qui passent, l’école est levée. Vous la trouverez maintenant, madame, prête à vous écouter et à vous aider. Mais personne de nous ne la contrarie en la dérangeant à l’heure des classes.

Le cœur de la pauvre madame Leigh commençait à battre, et elle avait presque envie de s’en retourner chez elle. Élevée à la campagne, elle était timide avec les étrangers, et cette Suzanne Palmer était évidemment une dame, d’après tout ce qu’on en disait. Elle frappa donc timidement à la porte qu’on lui indiqua, et lorsqu’on ouvrit, elle fit simplement la révérence sans parler. Suzanne tenait sa petite nièce dans ses bras, l’enfant se pressait tendrement contre son sein, mais elle la posa doucement par terre, et plaça aussitôt une chaise dans le meilleur coin de la chambre pour madame Leigh, dès qu’elle lui eut dit son nom.

— Ce n’est pas Guillaume qui m’a demandé de venir, ajouta la mère d’un ton d’excuse ; mais j’avais envie de vous parler moi-même.

Suzanne rougit violemment et se baissa pour relever la petite fille. Au bout d’un instant madame Leigh reprit :

— Guillaume croit que vous ne feriez pas de cas de nous, si vous saviez tout. Je crois, moi, que vous ne pourrez pas vous empêcher de nous plaindre du chagrin que Dieu nous a envoyé ; voilà pourquoi j’ai mis mon chapeau, et je suis venue sans que mes garçons en sachent rien. Tout le monde parle de votre vertu : on dit que le Seigneur vous a gardée d’abandonner ses voies ; mais peut-être que vous n’avez jamais été tentée comme tant d’autres. Je dis peut-être trop crûment ce que je pense ; mais j’ai le cœur presque brisé, et je ne peux pas éplucher mes paroles comme les gens heureux. Eh bien ! je vais vous dire la vérité. Guillaume en a peur, mais je veux tout vous dire… Il faut que vous sachiez…

Mais ici la voix manqua à la pauvre femme, et elle restait à se balancer sur sa chaise, son triste regard fixé sur Suzanne, comme si elle eût voulu lui raconter ainsi la douloureuse histoire que ses lèvres tremblantes se refusaient à dire. Ces yeux désolés, fixes, arrachèrent des larmes à Suzanne ; et comme si la sympathie rendait des forces à la mère, elle reprit à demi-voix :

— J’avais une fille autrefois, ce que j’aimais le mieux au monde. Son père trouvait que je la gâtais et qu’elle se ferait du mal en restant à la maison ; il voulait l’envoyer chez des étrangers pour qu’elle apprît un peu la vie. Elle était jeune, elle avait envie de voir le monde, et son père entendit parler d’une place à Manchester. Je ne veux pas vous fatiguer, mais la pauvre fille s’est égarée, et la première chose que nous en ayons apprise, ça été par une lettre de son père, que la maîtresse a renvoyée en disant qu’elle avait quitté sa place, ou pour mieux dire que son maître l’avait mise à la rue, dès qu’il avait appris sa situation ; et elle n’avait pas dix-sept ans !

Elle fondit en larmes, Suzanne pleurait aussi. La petite fille les regarda, et saisie de leur chagrin, commença à gémir et à se lamenter. Suzanne la prit doucement dans ses bras, et cachant son visage contre le petit cou de l’enfant, elle essaya de retenir ses larmes et de chercher à consoler la mère. Enfin, elle dit :

— Où est-elle maintenant ?

— Je n’en sais rien, ma fille ! répondit madame Leigh, étouffant ses sanglots pour communiquer ce second malheur. Madame Lomax m’a dit qu’elle était allée…

— Quelle madame Lomax ?

— Celle qui demeure dans la rue Brabazon. Elle m’a dit que la pauvre enfant était allée de chez elle à l’hôpital. Je ne veux pas mal parler des morts ; mais si son père m’avait laissée aller… Il n’avait aucune idée… Non, je ne veux pas dire cela, mieux vaut ne rien dire. Il lui a pardonné à son lit de mort. Probablement je ne m’y suis pas bien prise.

— Voulez-vous tenir la petite un moment ? dit Suzanne.

— Si elle veut bien venir avec moi. Les enfants m’aimaient autrefois, avant que j’eusse l’air triste, cela leur fait peur, je crois.

Mais la petite fille se pressait contre Suzanne, qui l’emporta avec elle. Madame Leigh resta seule ; elle ne mesurait pas le temps.

Suzanne redescendit avec un paquet de vêtements d’enfants entièrement usés.

— Il faut m’écouter, madame Leigh, et ne pas trop vous attacher à ce que je vais vous dire. Nancy n’est pas ma nièce, ni ma parente, que je sache. Je travaillais autrefois en journée. Un soir, en revenant à la maison, il me sembla qu’une femme me suivait ; je me retournai pour regarder. Avant que je pusse voir son visage, car elle détournait la tête, elle m’offrit quelque chose. Je tendis les bras par instinct ; elle y déposa un paquet, puis, avec un sanglot qui m’alla au cœur, elle s’enfuit. C’était un petit enfant. Je regardai tout autour de moi, mais la femme avait disparu comme l’éclair. Il y avait un petit paquet de vêtements faits avec les robes de sa mère, je suppose, car les dessins étaient bien grands pour les acheter à un petit enfant. J’ai toujours aimé les enfants, et je n’avais pas l’esprit bien à moi, à ce que dit mon père ; il faisait très froid, et quand j’ai vu qu’il n’y avait personne dans la rue (il était près de dix heures), je l’ai emporté chez nous et je l’ai réchauffé. Mon père a été très en colère quand il est rentré ; il m’a dit qu’il la porterait le lendemain à l’hôpital, et il m’a bien grondée à son sujet. Mais quand le matin fut venu, je ne pouvais plus m’en séparer. La petite avait dormi toute la nuit dans mes bras, et je savais comment on élève les enfants à l’hôpital. Aussi j’ai dit à mon père que je renoncerais à mes journées, que je resterais à la maison et que je tiendrais une école s’il me permettait de garder la petite, et au bout de quelque temps il a dit que, pourvu que je gagnasse assez pour qu’il eût ce qui lui fallait, il me le permettait ; mais il n’a jamais aimé l’enfant. Voyons, ne tremblez pas si fort ; je n’ai pas grand’chose à dire de plus ; peut-être ai-je tort de le dire, mais je travaillais dans la rue Brabazon, la porte à côté de madame Lomax. Les domestiques des deux maisons étaient très intimes, et je leur ai entendu parler de Lisa, comme ils l’appelaient, au moment où elle a été renvoyée. Je ne sais pas si je l’ai jamais vue, mais le moment se rapporterait à peu près à l’âge de l’enfant, et je me suis quelquefois figuré que la petite était à elle. Voulez-vous regarder les petits vêtements qui sont venus avec elle ? Dieu la bénisse !

Mais madame Leigh s’était trouvée mal. La joie, la honte, un élan d’affection pour le petit enfant l’avaient accablée, et Suzanne eut quelque peine à la faire revenir à elle. Lorsqu’elle reprit ses sens, elle était tout impatience de voir les petits vêtements. Au milieu de ce paquet était un chiffon de papier dont Suzanne avait oublié de parler et qui était attaché au paquet. Il portait ces mots d’une écriture ronde :

« Appelez-la Anne. Elle ne pleure pas beaucoup et elle a déjà de la connaissance. Que Dieu la bénisse et me pardonne ! »

L’écriture ne donnait aucune lumière ; mais le nom, Anne, tout ordinaire qu’il fût, semblait quelque chose de remarquable. Madame Leigh reconnut d’ailleurs au premier coup d’œil une petite blouse faite d’un morceau d’une robe achetée par elle et sa fille à Rochdale.

Elle se leva et étendit ses mains au-dessus de la tête inclinée de Suzanne comme pour la bénir.

— Dieu vous bénisse et vous témoigne sa miséricorde au besoin, comme vous ayez fait à ce petit enfant.

Elle prit dans ses bras la petite fille en faisant un effort pour sourire, et elle l’embrassa tendrement à plusieurs reprises en répétant : « Nancy, Nancy, ma petite Nancy ! » L’enfant se laissait faire et finit par la regarder à son tour en souriant.

— Elle a ses yeux, dit la mère à Suzanne.

— Je ne crois pas l’avoir jamais vue. Je pense qu’elle doit être à elle d’après la robe. Mais où peut-elle être ?

— Dieu le sait, dit madame Leigh. Je ne veux pas croire qu’elle soit morte. Je suis sûre que non.

— Non, elle n’est pas morte. De temps en temps, je trouve un petit paquet sous la porte, avec cinq ou six francs dedans ; une fois, il y avait dix francs. J’ai cinquante francs en tout qui appartiennent à Nancy. Je n’y touche jamais, mais j’ai souvent pensé que la pauvre mère se sent près de Dieu quand elle apporte cet argent. Mon père voulait que le sergent de ville la guettât ; mais j’ai dit que non ; si on la guettait, peut-être qu’elle ne viendrait pas, et ce serait l’arrêter dans une si sainte action, que je n’en ai pas eu le cœur.

— Oh ! si je pouvais la trouver ! je la prendrais dans mes bras, nous nous coucherions ensemble, et nous n’aurions plus qu’à mourir.

— Ne dites pas cela, reprit doucement Suzanne ; malgré tout ce qui s’est passé, elle peut encore revenir au bien. Marie-Madeleine est revenue, vous savez bien.

— Ah ! je ne m’étais pas trompée sur vous comme Guillaume. Il croyait que vous ne voudriez pas le regarder si vous saviez l’histoire de Lisette. Mais vous n’êtes pas une Pharisienne.

— Je suis bien fâchée qu’il ait pu me croire si dure, dit Suzanne à demi-voix et en rougissant.

Madame Leigh prit peur, dans son anxiété maternelle ; elle craignit d’avoir fait tort à Guillaume dans l’esprit de Suzanne :

— Vous voyez, Guillaume a si haute opinion de vous, à son idée, l’or n’est pas assez bon pour mettre sous vos pieds. Il disait que vous ne le regarderiez pas seulement comme il est, sans parler de ce qu’il est le frère de ma pauvre enfant. Il vous aime tant que cela lui donne pauvre opinion de lui-même et de tout ce qui lui appartient, comme s’il n’était pas digne de vous approcher ; mais c’est un brave garçon et un bon fils, vous seriez heureuse si vous le preniez. Ainsi, il ne faut pas que ce que j’ai dit lui fasse tort, certes !

Mais Suzanne baissait la tête et ne répondait pas. Jusqu’alors elle ne savait pas que Guillaume pensât si sérieusement et si tendrement à elle, et elle craignait encore que les paroles de madame Leigh ne lui promissent trop de bonheur pour être vraies. Dans tous les cas, un instinct de modestie lui inspirait une grande répugnance à confesser d’aucune façon ses sentiments personnels à un tiers. Elle détourna donc la conversation et parla de l’enfant.

— Je suis sûre qu’il ne pourra pas s’empêcher d’aimer Nancy, dit-elle. Jamais il n’y a eu un petit bijou aussi gentil ; ne pensez-vous pas qu’elle lui gagnerait le cœur s’il savait que c’était sa nièce, et peut-être que cela l’amènerait à penser à sa sœur avec plus de bienveillance ?

— Je n’en sais rien, dit madame Leigh, en secouant la tête. Il a quelque chose dans les yeux comme son père, qui me… Il est excellent… Mais, voyez-vous, je n’ai jamais su m’y prendre. Un regard sévère me fait perdre la tête, et alors je dis dans mon trouble précisément ce qu’il ne faudrait pas. Je n’aimerais rien mieux que d’emmener Nancy avec moi ; mais Thomas croit sa sœur morte, et je ne sais pas parler à Guillaume comme il faut. Je n’ose pas, voilà le fait. Mais il ne faut pas avoir mauvaise idée de Guillaume. Il est si excellent lui-même qu’il ne comprend pas comment on peut mal faire, et, par-dessus tout, je suis sûre qu’il vous aime de tout son cœur.

— Je ne pourrais pas me séparer de Nancy, dit Suzanne, qui voulait arrêter des révélations sur l’affection de Guillaume. Il en viendra bientôt à l’aimer, j’en suis sûre, et je veillerai de près sur la pauvre mère pour tâcher de l’attraper la première fois qu’elle viendra avec un petit paquet d’argent.

— Oui, ma fille, il faut tâcher de la retenir, ma Lisette. Je vous aime déjà bien pour ce que vous avez fait à son enfant ; mais si vous pouvez me la retrouver, je prierai pour vous quand je serai trop près de mourir pour articuler des paroles, et tant que je vivrai, je vous servirai tout de suite après elle ; il faudra bien qu’elle passe la première, n’est-ce pas ? Dieu vous bénisse, ma fille ! J’ai le cœur bien plus léger qu’en venant ici. Mes garçons vont m’attendre, il faut que je rentre et que je laisse ce petit trésor, ajouta-t-elle en embrassant l’enfant. Si je peux en trouver le courage, je dirai à Guillaume tout ce qui s’est passé entre nous. Il peut venir vous voir, n’est-ce pas ?

— Mon père sera bien aise de le voir, j’en suis sûre, répliqua Suzanne.

Le ton de sa réponse satisfit les inquiétudes de madame Leigh ; elle n’avait pas fait de tort à Guillaume par ce qu’elle avait fait, et, embrassant encore la petite, prononçant sur Suzanne une nouvelle bénédiction, elle reprit le chemin de sa demeure.