Lisette Leigh/Chapitre 1

Lisette Leigh — Lizzie Leigh — 1855
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 1-22).

LISETTE LEIGH



I


Quand la mort entre dans une maison le jour de Noël, le contraste de ce qui est avec ce qui a été donne au chagrin une amertume nouvelle et ajoute à la désolation le sentiment d’un isolement plus complet. Jacques Leigh mourut au moment même où les cloches lointaines de l’église de Rochdale appelaient les fidèles au service du matin, le jour de Noël 1836. Quelques minutes avant sa mort, il ouvrit des yeux déjà voilés, et, par un mouvement presque imperceptible des lèvres, fit signe à sa femme qu’il avait quelque chose à dire. Elle se pencha vers lui et recueillit ces paroles entrecoupées : « Je lui pardonne, Anne ; que Dieu me pardonne ! »

— Oh ! mon trésor, mon bien-aimé, guéris-toi seulement et je te remercierai tous les jours de ce que tu viens de dire ! Que Dieu te bénisse du ciel pour ce que tu as dit ! Tu n’es pas si agité, peut-être que… oh ! mon Dieu !

Il était mort pendant qu’elle parlait.

Depuis vingt-deux ans, ils étaient mari et femme ; pendant dix-neuf ans leur vie avait été aussi calme et heureuse que pouvaient la rendre une droiture parfaite d’un côté, et une confiance et une soumission complète de l’autre. On aurait pu encadrer et suspendre chez eux la fameuse règle de Milton pour la vie conjugale ; il était vraiment l’interprète entre Dieu et elle ; et elle aurait eu honte d’elle-même si elle avait seulement osé se dire qu’il était sévère ; cependant, autant il était honnête et droit, autant il était dur, austère, inflexible. Mais depuis trois ans le murmure n’était jamais sorti du cœur de la femme ; elle s’était révoltée contre son mari comme un tyran, et sa révolte cachée, morne, avait fait disparaître toute trace d’affection et de soumission conjugales, empoisonnant les sources d’où découlaient naguère une tendresse et un respect inépuisables.

Les dernières paroles de Jacques Leigh l’avaient replacé sur son trône dans le cœur de sa femme, et éveillé une amère repentance pour toute la froideur des années passées. C’est ce sentiment qui lui fit refuser toutes les instances de ses fils, qui l’engageaient à voir les bons voisins qui s’arrêtaient en se rendant à l’église pour lui offrir leur sympathie et leurs consolations. Elle voulait rester avec ce mari mort qui lui avait parlé si tendrement à la fin, après avoir gardé le silence pendant trois ans ; qui sait ? si elle avait été plus douce, moins irritée, moins réservée, peut-être aurait-il cédé plus tôt… et à temps !

Elle se balançait sur sa chaise au pied du lit, entendant à peine les pas qui entraient et sortaient dans la chambre au-dessous ; elle souffrait depuis trop longtemps pour laisser violemment éclater sa douleur ; les traces des pleurs étaient creusées sur ses joues, et les larmes coulèrent incessamment tout le jour. Mais lorsque la longue nuit d’hiver vint à tomber, lorsque les voisins furent tous rentrés chez eux, elle s’approcha doucement de la fenêtre et regarda longtemps d’un air inquiet les vastes bruyères plongées dans les ténèbres. Elle n’entendit pas la voix de son fils qui lui parlait derrière la porte, elle ne s’aperçut pas qu’il entrait et elle tressaillit lorsqu’il la toucha.

— Mère, descends. Nous sommes seuls, Guillaume et moi ; mère chérie, nous avons besoin de toi.

La voix du pauvre garçon tremblait et il se mit à pleurer. Ce fut évidemment avec effort que madame Leigh s’arracha de la fenêtre, mais elle obéit en soupirant à la prière de son fils.

Les deux jeunes gens (Guillaume avait tout près de vingt et un ans, mais sa mère le regardait encore comme un enfant), avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour rendre la cuisine séduisante aux yeux de leur mère. Jamais, dans le temps passé, avant ses chagrins, elle n’avait préparé un feu plus clair ou un foyer plus propre pour le retour de son mari. Les tasses étaient sur la table, la bouilloire était sur le feu, et la douleur des deux jeunes gens s’était changée en une sorte de sérénité grave. Ils entouraient leur mère de toutes les petites attentions qu’ils pouvaient imaginer, mais elle ne paraissait pas y faire grande attention ; elle ne résistait pas, elle se soumettait à tous leurs arrangements, mais rien ne semblait lui aller au cœur.

Quand le thé fut fini, ce qui n’avait été qu’une simple forme, Guillaume débarrassa la table et sa mère se laissa retomber languissamment sur sa chaise.

— Mère, veux-tu que Thomas lise un chapitre ? Il lit mieux que moi, tu sais ?

— Oui, mon garçon, dit-elle presque vivement. Lis-moi. Lis-moi l’Enfant prodigue. Oui, oui, mon garçon. Merci.

Thomas chercha le chapitre, et lut de cet accent aigu et monotone habituel aux écoles de village. Sa mère se pencha en avant, les lèvres entr’ouvertes, les yeux dilatés, tout son corps tendu par une attention fébrile. Guillaume restait là, la tête baissée, les yeux fixés sur la terre. Il savait pourquoi ce chapitre avait été choisi, et le souvenir du déshonneur de la famille lui était amer. Lorsque la lecture fut finie, il resta immobile dans un sombre silence. Mais le visage de sa mère était moins triste que tout le reste. Son regard était vague, comme si elle entrevoyait une vision, et elle finit par attirer la Bible à elle, suivant du doigt chaque ligne et lisant à voix basse ; elle relut les paroles de douleur et d’humiliation, mais elle s’arrêta, surtout, sur le tendre accueil fait par le père à l’enfant prodigue repentant.

Ainsi passa la soirée de Noël à la ferme d’Upclose.

La neige était tombée en abondance sur les sombres bruyères avant le jour de l’enterrement. Le dôme noir et orageux du ciel pesait sur la terre blanchie, au moment où le corps partit de la maison qui l’avait reconnu si longtemps pour son autorité suprême. La procession funèbre marchait lentement à travers la neige, se dirigeant sur l’église de Milnerow. Tantôt elle disparaissait dans un pli de terrain, tantôt elle gravissait péniblement les côtes. Après la cérémonie, on ne s’attarda pas auprès du tombeau ; la plupart des voisins qui avaient suivi le corps avaient un long trajet à faire pour retourner chez eux, et les larges flocons de neige qui commençaient à tomber lentement annonçaient une forte tourmente. Un vieil ami ramena seul la veuve et ses deux fils jusqu’à leur demeure.

La ferme d’Upclose appartenait aux Leigh depuis de longues générations, mais ce petit bien les élevait à peine au-dessus de la classe des journaliers. La maison et ses dépendances étaient à l’ancienne mode ; trois hectares de mauvaises terres les entouraient, mais on n’avait jamais eu assez d’argent pour les améliorer ; les Leigh ne pouvaient y compter pour leur subsistance et ils avaient toujours eu l’habitude de faire apprendre un métier à leurs fils, celui de charron ou de forgeron, par exemple.

Jacques Leigh avait laissé son testament entre les mains du vieillard qui accompagnait sa femme et ses fils au retour de l’enterrement. Il le lut tout haut. Jacques avait laissé la ferme à sa fidèle épouse, Anne Leigh, sa vie durant, et après elle à son fils Guillaume. Les deux mille et quelques cents francs déposés à la caisse d’épargne devaient s’accumuler au bénéfice de Thomas.

Lorsque la lecture fut finie, Anne Leigh garda un instant le silence, puis elle voulut parler seule à Samuel Orme. Ses fils passèrent dans l’arrière-cuisine et de là dans les champs, sans prendre garde aux tourbillons de neige. Les deux frères s’aimaient tendrement, bien que leur caractère différât profondément. Guillaume, l’aîné, ressemblait à son père : il était austère, réservé et d’une droiture scrupuleuse. Thomas, qui avait dix ans de moins, était doux et délicat comme une fille, d’apparence comme de caractère. Il s’était toujours attaché à sa mère et redoutait son père. Ils marchaient sans parler, car ils n’avaient coutume de s’entretenir que des faits et ne connaissaient guère les expressions plus compliquées qui dépeignent les sentiments.

Cependant leur mère avait saisi d’une main tremblante le bras de Samuel Orme.

— Samuel, je louerai la ferme, il faut la louer.

— Louer la ferme ! où a-t-elle donc la tête ?

— Oh ! Samuel, dit-elle, les yeux baignés de larmes, il faut que j’aille vivre à Manchester, il faut que je loue la ferme.

Samuel la regarda, réfléchit, mais garda le silence un instant. Enfin, il dit :

— Si ton parti est pris, il n’y a rien à dire, et il faut te laisser aller. Tu vas être bien empêtrée à Manchester, mais ça te regarde. Pense ! Tu vas avoir à acheter des pommes de terre, une chose qui ne t’est jamais arrivée de ta vie. Enfin, ça ne me regarde pas. Ça me convient même assez. Notre Jeannette va épouser Thomas Higginbotham et il parlait de chercher un bout de terre pour commencer. Son père mourra une fois, c’est à supposer, et alors il prendra la ferme Croft. Mais en attendant…

— Alors, tu loueras la ferme, reprit-elle avidement.

— Oui, oui, il ne demandera pas mieux, je me figure. Mais je ne veux pas faire marché avec toi aujourd’hui, ça ne serait pas juste, il faut attendre un peu.

— Non, non, je ne peux pas attendre. Arrangeons cela tout de suite.

— Eh bien ! je vais en parler à Guillaume. Je le vois là-bas et je vais aller lui en causer.

Il sortit donc pour aller retrouver les jeunes gens et entama la conversation sans autre circonlocution.

— Guillaume, ta mère veut aller vivre à Manchester, et elle parle de louer la ferme. Je ne demande pas mieux que de la prendre pour Thomas Higginbotham, mais j’aime à discuter mes marchés, et il n’y aurait pas de plaisir aujourd’hui à se débattre avec ta mère. Mettons-nous-y à nous deux, mon garçon, tâchons de nous attraper l’un l’autre, cela nous réchauffera par ce temps froid.

— Louer la ferme ! s’écrièrent à la fois les deux jeunes gens, infiniment surpris. Aller vivre à Manchester !

Lorsque Samuel Orme s’aperçut que ni Guillaume ni Thomas n’avaient encore ouï parler du projet, il ne voulut plus s’en mêler, dit-il, jusqu’à ce qu’ils eussent causé avec leur mère ; elle avait probablement la tête perdue à cause de la mort de son mari ; il fallait attendre un jour ou deux et n’en parler à personne ; il n’en dirait même rien à Thomas Higginbotham, de peur qu’il ne s’attachât à cette idée. Il valait mieux que les jeunes gens allassent causer avec leur mère. Il leur dit adieu et les quitta.

Guillaume avait l’air sombre ; mais il n’ouvrit pas la bouche jusqu’à ce qu’ils fussent auprès de la maison. Alors il dit :

— Thomas, va à l’étable et donne à manger aux vaches. J’ai besoin de parler tout seul à notre mère.

Lorsqu’il entra dans la cuisine, sa mère était assise auprès du feu, contemplant les tisons. Elle ne l’entendit pas venir ; depuis quelque temps, elle avait perdu toute rapidité de perception pour les choses extérieures.

— Mère, demanda-t-il, qu’est-ce que c’est que ce projet d’aller à Manchester ?

— Oh ! mon garçon, dit-elle d’une voix suppliante en se retournant vers lui, il faut que j’aille chercher ma Lisette. Je ne puis rester ici en repos, je pense trop à elle. Bien des fois, j’ai laissé ton père dans son lit, dormant tranquillement, pour aller à la fenêtre et regarder de toutes mes forces du côté de Manchester ; il me semblait quelquefois que j’allais partir et marcher à travers les bruyères jusqu’à la ville ; et puis que je relèverais toutes les têtes baissées, jusqu’à ce que j’aie trouvé notre Lisette. Souvent, souvent, quand le vent soufflait doucement dans le creux de la bruyère, je me suis figuré (c’était seulement une idée, tu sais bien), que je l’entendais m’appeler, et que la voix se rapprochait, se rapprochait ; je finissais par croire que je l’entendais sangloter à la porte et murmurer : « Ma mère ! » je suis descendue bien des fois tout doucement, j’ai ouvert la porte et j’ai regardé dans les ténèbres, croyant l’apercevoir ; et puis je suis rentrée désolée en n’entendant rien que le souffle du vent. Oh ! ne me parle pas de rester ici pendant qu’elle meurt peut-être de faim comme le pauvre enfant de la parabole.

Et élevant sa voix, elle pleura.

Guillaume était profondément attristé. Deux ans auparavant, il était assez âgé pour qu’on lui racontât la honte de la famille, lorsque son père avait vu revenir une lettre qu’il avait écrite à sa fille, à Manchester, et que sa maîtresse renvoyait en disant que Lisette avait quitté son service ; et pourquoi. Il avait partagé l’austère indignation de son père, tout en le trouvant cependant un peu sévère, lorsqu’il avait défendu à sa pauvre femme désolée d’aller chercher sa malheureuse enfant, et lorsqu’il avait déclaré qu’elle n’avait plus de fille, qu’elle était morte pour eux désormais, et que son nom ne devait plus être prononcé, ni aux marchés, ni aux repas, ni pour la bénédiction, ni pour la prière.

Guillaume avait gardé le silence, les lèvres serrées et les sourcils froncés, lorsque les voisins lui avaient répété combien la mort de la pauvre Lisette avait vieilli son père et sa mère, en disant qu’ils ne se relèveraient pas de ce coup-là. Il sentait lui-même que cet événement l’avait rendu vieux avant son temps, et il avait envié à Thomas les larmes qu’il versait sur sa pauvre Lisette, sa gentille, sa bonne petite Lisette. Il pensait quelquefois à elle et finissait par grincer des dents ; il eût voulu la faire disparaître avec son infamie. Sa mère ne lui avait jamais parlé d’elle jusqu’à aujourd’hui.

— Elle est peut-être morte, mère, dit-il enfin. Bien probablement elle est morte.

— Non, Guillaume, elle n’est pas morte, dit madame Leigh. Dieu ne la laissera pas mourir que je ne l’aie revue. Tu ne sais pas comme j’ai prié, comme je prie pour obtenir de revoir encore une fois ce cher visage, pour lui dire que je lui ai pardonné, bien qu’elle m’ait brisé le cœur ; c’est vrai, Guillaume. (Ses larmes l’étouffaient, et elle fut contrainte de s’arrêter un moment.) Tu ne sais pas ça… ou tu ne dirais pas qu’elle est morte. Dieu est pitoyable, Guillaume, bien plus pitoyable que les hommes ; je n’aurais jamais pu parler à ton père comme je lui ai parlé à lui, et cependant ton père lui a pardonné à la fin. La dernière chose qu’il ait dite : c’est qu’il lui pardonnait. Tu ne voudrais pas être plus dur que ton père, Guillaume ? n’essaie pas de m’empêcher d’aller la chercher, car cela ne servirait à rien.

Guillaume resta longtemps immobile avant de parler. Enfin il dit :

— On ne vous en empêcherait pas. Je crois qu’elle est morte, mais cela n’y fait rien.

— Elle n’est pas morte, dit sa mère à voix basse.

Mais il ne fit pas attention à l’interruption.

— Nous irons tous à Manchester pour un an, et nous louerons la ferme à Thomas Higginbotham. Je me procurerai de l’ouvrage chez un forgeron, et Thomas pourra aller pendant ce temps-là à une bonne école, comme il en parle depuis si longtemps. À la fin de l’année, vous reviendrez ici, ma mère, vous ne vous tourmenterez plus sur le compte de Lisette et vous penserez comme moi qu’elle est morte, ce qui, à mon idée, serait plus consolant que de la croire vivante.

Il baissa la voix en prononçant ces derniers, mots. Sa mère hocha la tête, mais ne répondit pas. Il reprit :

— Voulez-vous que nous convenions de cela, ma mère ?

— J’y consens, dit-elle. Si je n’entends par parler d’elle perdant un an, moi étant à Manchester à la chercher, j’aurai le cœur complètement brisé avant la fin de l’année ; et alors je ne connaîtrai plus pour elle ni amour ni chagrin, car je serai dans le tombeau ; j’y consens, Guillaume.

— Eh bien ! puisque vous le voulez, qu’il en soit ainsi. Je ne dirai pas à Thomas pourquoi nous allons à Manchester, ma mère, mieux vaut l’épargner.

— Comme tu voudras, dit-elle lentement, pourvu que nous y allions, cela me suffit.

Avant que les jonquilles sauvages fussent en fleur dans les taillis ombragés autour de la ferme d’Upclose, les Leigh étaient installés à Manchester, sans jardin, sans dépendances, sans brise fraîche et pure, sans vue sur la bruyère et les collines, sans animaux à soigner et surtout sans ces souvenirs anciens et chéris qui leur manquaient par-dessus tout, bien que ces souvenirs parlassent souvent de leurs douleurs et de ceux qui n’étaient plus.

Madame Leigh souffrait moins que ses fils de ce changement. Sa physionomie était plus animée qu’elle ne l’avait été depuis bien des mois, parce qu’elle avait une espérance, quelque triste qu’elle pût être ; elle s’acquittait de tous ses devoirs domestiques, étranges et compliqués qu’ils étaient devenus pour elle par les nécessités de la vie des villes. Mais dès que sa maison était en ordre, le soir, elle mettait son chapeau et se glissait dehors, sans qu’on s’en aperçût, pensait-elle ; mais Guillaume soupirait en l’entendant fermer la porte extérieure. Elle rentrait souvent après minuit, pâle et fatiguée, presque de l’air d’une coupable, mais si triste de voir ses espérances déçues, que Guillaume n’avait jamais le cœur de lui dire tout ce qu’il pensait de l’inutilité et de l’absurdité de cette recherche. Tous les soirs, cette scène se répétait ; les jours devenaient des semaines, et les semaines des mois. Pendant ce temps, Guillaume remplissait de son mieux ses devoirs envers sa mère, sans éprouver aucune sympathie pour elle. Il passait toutes ses soirées à sa maison, à cause de Thomas, et il regrettait souvent de ne pas prendre à la lecture le même plaisir que son frère car le temps lui paraissait long en attendant leur mère.

Je n’ai pas besoin de vous dire comment la mère passait ces longues heures. Cependant, il faut vous en dire quelque chose. Dans le commencement, elle errait à droite et à gauche sans but déterminé ; enfin, elle rassembla toutes ses facultés sur cette unique entreprise, et se mit avec une patience infatigable à arpenter les rues les moins fréquentées pour se rendre tous les soirs dans une nouvelle partie de la ville, examinant avec une supplication muette les visages des passants, apercevant parfois une tournure qui lui rappelait un instant sa fille, et alors suivant cette femme avec une persévérance indomptable, jusqu’à ce que la lumière d’une boutique ou d’un réverbère vînt lui montrer un visage froid et inconnu qui n’était pas celui de sa fille. Une fois ou deux, un passant charitable, frappé de son air malheureux et suppliant, lui offrit son aide ou demanda ce qu’elle cherchait. Lorsqu’on lui adressait la parole, elle disait seulement : « Connaissez-vous une pauvre fille qui s’appelle Lisette Leigh ? » et lorsqu’on répondait négativement, elle secouait la tête et reprenait sa course. Je suppose qu’on la croyait folle. Mais elle ne parlait jamais la première. Parfois elle se reposait quelques minutes sur les marches d’une porte ; quelquefois, bien rarement, elle mettait sa tête dans ses mains et pleurait, mais elle ne pouvait se permettre de perdre ainsi le temps et l’occasion ; au moment où elle était aveuglée par les larmes, celle qu’elle avait perdue pouvait passer inaperçue.

Un soir, au moment où les jours d’automne vont décroissant, Guillaume rencontra un vieillard qui, sans être absolument ivre, ne pouvait se diriger en droite ligne sur le trottoir, et dont les petits garçons du voisinage se moquaient en conséquence. En souvenir de son père, Guillaume éprouvait pour la vieillesse une grande considération, même lorsqu’elle était dégradée et bien éloignée des vertus austères qui ennoblissaient son père ; il reconduisit donc le vieillard chez lui, tout en paraissant ajouter foi à ses assertions répétées, qu’il ne buvait que de l’eau. En approchant de sa demeure, l’étranger cherchait à regagner un peu de fermeté d’allure, comme s’il y avait là quelqu’un dont il craignait de blesser les sentiments ou au respect duquel il tenait encore dans son état de demi-ivresse. La maison était d’une propreté exquise, même à l’extérieur ; le seuil, la fenêtre, les rideaux indiquaient la présence à l’intérieur d’un esprit de pureté. Guillaume fut récompensé de ses attentions par le regard reconnaissant d’une jeune fille de vingt ans environ, qui rougit ensuite de honte. Elle ne dit pas un mot, elle ne seconda pas l’invitation hospitalière que répétait le vieillard ; elle paraissait répugner à l’idée de voir un étranger témoin des efforts que faisait son père pour cacher dignement son état, et Guillaume ne put supporter de rester pour la voir mal à l’aise ; seulement, lorsque le vieillard, lui secouant la main d’une faible étreinte, le pria à plusieurs reprises de revenir les voir un autre jour, Guillaume chercha les yeux baissés de la jeune fille et sans pouvoir lire ce qu’ils voilaient, il répondit timidement :

— Si cela ne déplaît à personne ici, je viendrai ; merci bien !

Mais la jeune fille, à laquelle ce discours était véritablement adressé, ne répondit rien, et Guillaume quitta la maison en l’approuvant de n’avoir rien dit.

Toute la journée du lendemain, il pensa à elle, tout en se reprochant d’être assez fou pour y penser, puis il recommençait de plus belle et pensait à elle plus que jamais. Il cherchait à la déprécier dans son esprit ; il se disait qu’elle n’était pas jolie, puis il se répondait avec indignation qu’elle lui plaisait plus que toutes les beautés du monde. Il se reprochait d’être si campagnard, d’avoir la figure si rouge, les épaules si larges ; elle avait l’air d’une dame avec son teint uni, ses cheveux noirs brillants et sa robe si fraîche. Jolie ou non, elle l’attirait irrésistiblement ; il ne pouvait dompter l’instinct qui lui faisait désirer de la revoir encore une fois, pour lui trouver un défaut qui délivrât son cœur des mains de ce geôlier involontaire. Mais il la retrouva pure et modeste comme la veille. Il restait là, répondant à tort et à travers aux questions de son père, tandis qu’elle se retirait de plus en plus à l’ombre du manteau de la cheminée, loin de ses regards. Alors, l’esprit qui le possédait (car ce n’est pas lui, à coup sûr, qui eût pu commettre un pareil acte d’impudence) le fit lever pour changer la chandelle de place, sous prétexte de donner plus de lumière à la jeune fille pour sa couture, mais en réalité afin de la mieux voir ; là-dessus, elle n’y tint plus et, se levant, elle dit qu’elle allait coucher sa petite nièce ; certainement jamais enfant de deux ans ne donna autant de peine, car Guillaume eut beau attendre encore une heure et demie, elle ne redescendit plus. Il gagna cependant le cœur du père par ses qualités d’auditeur ; il y a des gens qui ne sont pas difficiles et qui n’ont pas la prétention qu’on fasse attention à ce qu’ils disent, pourvu qu’on les laisse parler sans interruption.

Guillaume apprit d’ailleurs quelque chose dans la conversation du vieillard. Autrefois, celui-ci avait fait des affaires de la haute volée, et sa faillite avait été plus considérable que celle d’aucun autre fruitier de sa connaissance, du moins parmi ceux qui ne mélangeaient pas le commerce du poisson avec celui de la fruiterie. Cette grande faillite était évidemment l’événement de sa vie, et il y revenait avec une espèce d’orgueil singulier. Il paraissait pour le moment se reposer de ses travaux passés en fait de faillite, et vivre complètement aux frais de sa fille, qui tenait une école pour les petits enfants. Mais Guillaume ne se rappela et ne comprit tous ces détails qu’en sortant de la maison. Tout le temps qu’il était là, il pensait à Suzanne. Une fois qu’il eut pris pied chez M. Palmer, vous comprenez bien qu’il ne tarda pas à trouver cent raisons pour y revenir souvent. Il écoutait le père, il parlait à la petite nièce, mais il regardait Suzanne tout en écoutant et en parlant. Le père revenait sans cesse sur les détails de son ancienne opulence ; peut-être eussent-ils paru douteux à Guillaume, si Suzanne n’eût pas été là, jetant, par sa modestie et son charme, une lueur de simple élégance sur tout ce qui l’entourait. Elle ne disait pas grand’chose ; en général, elle travaillait assidûment, mais tous ses mouvements étaient si doux, sa voix si basse et si suave, que son silence, ses paroles, ses mouvements, son repos semblaient également l’élever au-dessus de la portée de Guillaume, dans une sphère inaccessible de pureté et de sainteté. Et si elle savait le sombre secret qu’il cachait, la honte de sa sœur que les recherches nocturnes de sa mère parmi les plus misérables créatures ne lui permettaient pas d’oublier, Suzanne ne reculerait-elle pas avec horreur loin de lui, comme si cette parenté involontaire l’avait souillé ? Voilà ce qu’il craignait, et il résolut de s’arracher à cette douce société avant qu’il fût trop tard. Il résista donc à la tentation intérieure ; il resta chez lui, il souffrit, il soupira. Il s’irrita contre sa mère de la patience infatigable qu’elle mettait à chercher une personne qu’il valait mieux, se disait-il, croire morte que vivante. Il lui parla brusquement, mais il reçut des réponses si tristes, si suppliantes qu’il se reprocha amèrement son manque d’égards ; il perdit de plus en plus tout repos d’esprit. Cette lutte ne pouvait durer longtemps sans agir sur sa santé, et Thomas, son unique compagnon pendant les longues soirées, remarqua avec étonnement et inquiétude la faiblesse croissante et l’agitation incessante de son frère ; il prit enfin le parti d’attirer l’attention de sa mère sur l’air fatigué et les traits hagards de Guillaume. Elle l’écouta avec un souvenir subit des droits de son fils aîné à sa tendresse, et elle s’aperçut bientôt de l’appétit languissant et des soupirs à demi étouffés du pauvre garçon.

— Qu’est-ce que tu as donc, Guillaume ? mon enfant, lui demanda-t-elle en lui voyant contempler le feu d’un air indolent.

— Je n’ai rien, répondit-il, comme si la question le contrariait.

— Voudrais-tu retourner à la ferme d’Upclose ? demanda-t-elle tristement.

— C’est le temps des mûres ! dit Thomas.

Guillaume hocha la tête. Elle le contempla quelque temps comme pour comprendre son abattement et en découvrir la cause.

— Guillaume et Thomas pourraient s’en retourner, dit-elle, mais il faut que je reste jusqu’à ce que je l’aie retrouvée, tu sais bien, dit-elle, en baissant la voix.

Guillaume se retourna vivement et, avec l’autorité qu’il exerçait toujours sur Thomas, il lui dit d’aller se coucher.

Lorsque Thomas eut quitté la chambre, Guillaume se prépara à parler.