Lionel Duvernoy/Une lettre anonyme/Chapitre III

III

À Monsieur Edgard T…


Edgard, vous me remerciez du plaisir que vous a causé l’envoi des quatre dernières lettres de Mademoiselle Laure. Je vous ai bien tenu parole, pas un mot de ce qu’elle me dit ne vous a été caché, car je tenais beaucoup à ce que vous partageassiez mon opinion sur cette inconnue, à laquelle je m’intéresse de plus en plus. Vous en êtes venu à dire comme moi ; oui, c’est une femme remarquable, elle sait ce qu’elle sait, elle a vu ce qu’elle a vu. Avec quel charme elle m’a transporté de nouveau dans les pays qu’elle m’indique dans sa première lettre. Rien ne lui a échappé, elle a fait une étude complète des chefs-d’œuvre, des arts, des monuments, des curiosités, rassemblés en si grand nombre en France, en Italie. Combien de choses intéressantes, passées inaperçues, ne m’a-t-elle montrées, me laissant étonné de mon manque d’attention sur ce qui aurait dû frapper mon imagination. En me communiquant ainsi ses impressions, elle m’a fait connaître jusqu’à quel point elle possédait cette sensibilité, cette grandeur d’âme que l’homme doit le plus apprécier chez celle dont il veut faire la compagne de sa vie.

Edgard, plus je lis Mademoiselle Laure, plus je me sens le désir de la connaître personnellement. Qui est-elle ? pourquoi ce mystère ? Voilà les questions que je m’adresse vingt fois le jour.

Malgré toutes les démarches que j’ai faites, je n’ai pu rien découvrir. Comme elle me l’a dit, c’est inutile ; je ne saurai rien sans son consentement. Mais ce consentement, quand me le donnera-t-elle ? Edgard, je ne me comprends plus ; je suis inquiet ; si une lettre de Laure retarde, je sens un malaise incapable à définir.

Qu’est-ce que j’éprouve ? Je ne pourrais le dire. Vais-je m’éprendre d’une femme que je ne connais pas ?

Avez-vous jamais entendu parler d’une chose semblable ? est-ce que l’on peut aimer sans connaître l’objet aimé ? Rassurez-moi, Edgard, dites-moi que je n’ai jamais aimé, l’amour je ne le connais pas. Donnez-moi tous les noms qu’il vous plaira, traitez-moi de fou, de niais, d’écervelé, j’accepte toutes les qualifications, pourvu qu’elles me sauvent d’être amoureux, et amoureux de qui ? grand Dieu, voilà ce qui est le plus cruel.

Où est-elle cette femme ? Je voudrais pouvoir la tenir et l’étrangler, pour la punir de tous les tourments qu’elle me cause, pour lui apprendre à ne pas avoir tant d’esprit, et forcer ainsi les gens à ne pouvoir plus se passer de ses écrits du moment que l’on en a reçu quelques-uns ?

Oui, Edgard, voilà où j’en suis rendu, mais la vilaine me payera tout cela si jamais je la rejoins. La semaine dernière, furieux d’avoir échoué dans une recherche que je croyais cette fois mener à bonne fin, je lui écrivis une lettre fort peu aimable, dans laquelle je ne dissimulais nullement mon mécontentement ; voici ce qu’elle me répondit :

« Monsieur,

« Il était huit heures, assise à ma fenêtre, depuis quelques instants, j’étais ensevelie dans une de ses muettes contemplations de la nature qui remplit l’âme d’un bonheur mystérieux, en nous rapprochant pour ainsi dire du Souverain Maître. Le jour allait bientôt finir, le ciel était pourpré des feux mourants de Phoébus, tandis qu’à l’horizon l’astre majestueux des nuits montait lentement dans la nue. L’air était embaumé des suaves parfums des moissons et des fleurs. Aux approches du soir tout se taisait autour de moi, le calme le plus parfait m’environnait. Je me sentais heureuse, émue, cette solitude me plaisait. Mes pensées s’envolaient vers vous, je me disais : Que fait-il à cette heure ? ai-je réellement, comme il me le dit, pris quelqu’ascendant sur son cœur ? se pourrait-il que, sans me connaître, je fusse quelque chose pour lui ? Non, je ne puis le croire ; c’est l’inconnu qu’il cherche, c’est le mystère qu’il veut approfondir, mais ce n’est pas la femme qu’il veut aimer.

« J’en étais à ce point de mes réflexions, lorsque l’on vint me remettre votre dernière lettre. Je l’espérais depuis longtemps ; vous vous êtes fait attendre, mais en revanche quelle tirade. Je ne vous ai jamais connu aussi bourru. Des menaces, je crois que vous m’en faites ; vous m’ordonnez de cesser cet incognito, vous me dites que vous ne pouvez plus vivre ainsi, qu’il ne fallait pas vous écrire, persister dans ma résolution de ne pas me faire connaître n’a plus le sens commun. Mais, monsieur, c’est précisément ce qui vous plaît, tout ce qui est dans l’ordre naturel des chose n’a pas pour vous l’attrait de l’extraordinaire. Si je ne vous avais jamais écrit, si vous m’aviez connue dans un salon, malgré toutes les peines que je me serais données pour vous être agréable, vous m’auriez oubliée l’instant d’après, pour ne jamais plus vous souvenir. Vous auriez peut-être dit : C’est une femme d’esprit ; mais des femmes d’esprit on en trouve partout. En m’accusant de ne pas avoir le sens commun, vous me faites beaucoup de plaisir, c’est la preuve que je ne vous suis pas tout à fait indifférente. Vous voyez jusqu’à quel point je tiens à vous plaire, puisque je consens à paraître ridicule pour cela. Oui, je suis heureuse en pensant que souvent votre esprit est occupé de moi ; c’est une si grande joie de se sentir nécessaire à quelqu’un, que je ne puis me décider à vous obéir. Je veux plutôt braver votre courroux, car, écoutez-moi, Gaston, si vous me voyiez, tout ce que vous me dites éprouver pour moi sans me connaître disparaîtrait. J’en suis sûre. Si je ne réponds pas à l’idée que vous vous êtes faite de ma personne ; si je suis laide, par hasard ; si vous avez cru avoir affaire à une jeune fille à l’âge des illusions, des rêves, à l’âge où l’on ne connaît pas encore les déceptions, les revers du monde, à l’âge heureux enfin où l’on aime, l’on peut être aimée ; et que vous rencontriez à sa place une vieille femme presqu’une grand’mère.

« Dites, que ferez-vous. Vous me détesterez souverainement, vous m’accuserez de vous avoir trompé, cependant je ne vous ai jamais parlé de moi-même, je vous ai laissé tout deviner, et il faudrait pour cela perdre en un instant, dans votre opinion, tout ce que m’a acquis ma correspondance avec vous au moyen du pseudonyme ? Ah ! Gaston, vous vous dites malheureux à cause de moi, mais ne suis-je pas plus à plaindre que vous ? vous m’ignorez, je vous connais ; je vous avais vu vingt fois avant de vous écrire, sans vous avoir jamais parlé j’avais déjà compris tout ce que vous étiez pour moi ; maintenant que j’ai lu dans votre âme, que vous m’avez appris votre caractère, que j’ai découvert jusqu’à quel point vous possédez ces qualités appartenant à l’idéal, que tout mortel dans des moments de douces rêveries se crée au début de la vie, comprenez-vous ce que je souffre ?

« Oui, comme vous me l’avez dit, je n’aurais pas dû vous écrire, ne vous voyant plus j’aurais peut-être oublié ! Mais votre parole parvenant jusqu’à moi, avait des accents qui me laissaient ravie, charmée. Après vous avoir lu, je voulais vous relire. Lorsque vous me disiez : Laure, je vous aime. Insensée, je répétais, il m’aime. Ai-je pu le croire ? est-il possible, durant près de trois mois j’ai pu m’abuser au point d’oublier que j’étais l’énigme du sphynx, qu’il fallait à tout prix deviner, vous pouviez avoir recours à tous les moyens, même emprunter le langage de la passion, auquel nulle femme ne peut entièrement fermer son cœur, lorsqu’il est dicté avec cette éloquence, cette persuasion dont vous possédez le secret ?

« Ah ! monsieur P., vous connaissez tout l’empire que vous pouvez avoir lorsque vous le voulez, vous n’avez rien épargné ! Méchant, pourquoi m’avoir traitée sans pitié ? Mais puis-je vous faire des reproches, n’ai-je pas commis la première faute ? Désormais je n’ai plus qu’à souffrir en silence. Qu’allez-vous dire en ouvrant cette lettre ? Je n’ose y songer. Si vous alliez cesser de m’écrire ! Mais non, non c’est impossible. Rassurez-moi bien vite par votre réponse. Vos épitres seules, maintenant, ont le pouvoir de captiver toute mon attention. Les romans, mes favoris autrefois n’ont plus d’intérêt pour moi. Que sont ces lectures, en comparaison de tout ce que vous me dites ? Ne savez-vous pas mieux que personne rendre les sentiments de l’âme, nous transporter dans les lieux, décrits avec tant de précision, nous éblouir par le tableau des endroits délicieux où vous avez passé, dont vous nous donnez pour ainsi dire le panorama par une définition qui n’omet ni n’oublie ?

« Voilà pourquoi contre tant d’éloquence je suis demeurée sans force pour vous cacher mon secret. Je viens de tout vous avouer, en commençant cette lettre j’avais la ferme résolution de ne vous laisser rien savoir. Oh ! je rougis de ma faiblesse ; jamais vous ne me connaîtrez. apprenez-le donc, il y a une femme dans le monde qui souffre quand vous souffrez, dont le regard se voile de larmes quand vous êtes triste, elle donnerait vingt fois sa vie pour vous rendre heureux, mais elle mourra sans que vous l’ayez jamais reconnue, plutôt que de perdre l’estime, l’intérêt, l’amour même, que vous dites éprouver pour elle, et qui pourrait s’évanouir à sa vue, comme un beau songe au réveil subit du dormeur.

« LAURE. »

Edgard, ne suis-je pas le plus malheureux des mortels ? Dites, cette femme n’a-t-elle pas été créée pour me tantaliser, si je puis me servir de cette expression ? Les dieux de l’antiquité n’ont jamais inventé de semblables supplices pour tourmenter les humains ? Je n’y puis plus tenir, il faut que je découvre cette inconnue. Qu’elle soit laide, vieille, difforme, n’importe, j’aime mieux cela que l’incertitude. Qu’on me frappe en pleine poitrine, c’est fort bien, j’accepte le coups en homme de cœur, mais suspendre au-dessus de ma tête l’épée de Damoclès, sans qu’elle ne s’abatte jamais en me menaçant sans cesse, c’est insupportable, la position n’est plus tenable.

La curiosité me dévore, je sens mon cerveau en feu, et ce qu’il y a de pis c’est que je crains fort d’avoir pour toujours perdu cette quiétude dans laquelle je vivais, qui était pour moi la plus grande garantie contre ces chagrins de cœur que j’éprouve aujourd’hui, au sujet desquels j’avais bien souvent plaisanté.

Edgard, écoutez-moi. Jusqu’à présent j’avais ignoré l’ascendant que pouvait prendre une femme sur moi. Comme Laure me le disait, l’amour je ne le connaissais pas. Je me croyais un philosophe, je n’étais qu’un enfant. Si Laure n’est pas un monstre, comme je l’espère, je sens combien je serais heureux de pouvoir passer ma vie auprès d’elle, et pour ce bonheur je suis résolu de tout tenter.

Je pars immédiatement pour Belœil, d’où sont datées ses lettres. Souhaitez-moi bon succès. Les vœux d’un ami ne peuvent que me porter chance. Avant de prendre le train j’écris ces quelques lignes à Laure :

« Mademoiselle,

« Vous m’aimez, dites-vous, et vous savez que je vous aime. Donc s’il y a entente entre nous vous n’avez plus le droit de me traiter comme vous le faites. Votre devoir est de vous nommer. Vous souffrez, je souffre, laissez-moi enfin le pouvoir d’aller vous consoler, et oublier près de vous tout ce que vous m’aurez fait endurer. Laure, que vous ai-je fait pour me traiter avec si peu de confiance. Ne savez-vous pas que pour moi le physique est très peu de chose, c’est la beauté de l’âme que je recherche avant tout. Si donc vous êtes laide, je vous aimerai laide, et ne voudrais pas vous voir belle, car ce ne serait plus vous. Ne comparez plus mes sentiments aux beaux songes ; ils sont bien réels, vous me feriez injure en doutant encore de ma sincérité. »

Edgard, ne me regardez pas trop comme un Don Quichotte de la Manche. Tous les hommes ont leur folie, moi j’ai celle de courir après l’inconnu, et j’irais, comme Énée, jusqu’aux enfers pour le découvrir.

GASTON.