LINA.




I.


— « Lorsque l’étang est calme et la lune sereine,
Quelle est, gens du pays, cette blanche sirène
Qui peigne ses cheveux, debout sur ce rocher,
Tandis qu’à l’autre bord chante un jeune nocher
Dont la barque magique, à peine effleurant l’onde,
Rapide comme un trait, vole à la nymphe blonde ?
Et jusqu’au point du jour, par la vague bercés,
Ils errent, mollement l’un à l’autre enlacés !
— Oh ! c’est là, voyageur, une touchante histoire !
Mon père me l’a dite, et vous pouvez y croire. »


II.


Fille d’un sang royal, espoir de sa maison,
Blanche comme l’hermine à la blanche toison,
Lina, qui n’avait vu que sa quinzième année,
Amèrement pleurait déjà sa destinée :
— « Plutôt que de tomber sous ta serre, ô vautour,
« Dans ce lac qui m’attend trouver mon dernier jour ;
« Oui, dans ses froides eaux éteindre ma jeune ame,
« Dur ravisseur, plutôt que me nommer ta femme !
« Peut-être de ma mort naîtra ton désespoir,
« Et tu vieilliras triste et seul dans ton manoir. »

Près de l’Étang-au-Duc (le duc, son noble père,
Sous qui notre Armorique alors vivait prospère),
Lina, la blanche, ainsi parlait dans son effroi,
Car du château voisin, sur un noir palefroi,
Vers la vierge tremblante accourait hors d’haleine

Un poursuivant d’amour qui n’avait que sa haine.
Acharné sur sa trace, à toute heure, en tout lieu,
Au temple il se plaçait sans peur entre elle et Dieu ;
Il la suivait aux champs, hideux spectre, à la ville,
Et jusqu’en ce désert, près de ce lac tranquille.

Ses pieds nus sur le sable et les cheveux au vent,
Là, depuis le matin, jouait la belle enfant,
Et les cailloux dorés sous les eaux transparentes,
Les insectes errans, les mouches murmurantes,
Les poissons familiers venant mordre le pain,
Le pain de chaque jour émietté par sa main,
Ou le vol d’un oiseau, la senteur des eaux douces,
Les saules frissonnans, les herbages, les mousses,
Tout dans ce cœur mobile allait se reflétant…
Puis, Lina n’était pas seule au bord de l’étang ;
Le long du pré passait, repassait la nacelle
De son frère de lait, jeune et riant comme elle.

Dès que, de son jardin descendant l’escalier,
De loin apparaissait Lina, le batelier,
Pareil à l’alcyon qui chante sur les lames,
Loïs, chantant aussi, voguait à toutes rames ;
Et lorsque, les bras nus, le col tout en sueur,
Vers sa sœur bien-aimée abordait le rameur,
C’étaient pour elle, après maintes tendres paroles,
Des fleurs roses du lac aux humides corolles,
Des touffes de glayeuls sur l’onde s’allongeant,
Et, comme un beau calice, un nénuphar d’argent ;
Puis, de tous ces présens déposés sur la berge,
Le jeune batelier parait la jeune vierge,
Et, leur front entouré d’algues et de roseaux,
On les eût pris tous deux pour les Esprits des eaux.

— « Jetez cette couronne immonde, ô ma duchesse,
« Offrande d’un vilain, digne de sa largesse !
« Moi, pour vos blonds cheveux j’ai des couronnes d’or,
« Des perles que Merlin cachait dans son trésor ;
« J’ai pour vous un anneau de fine pierrerie,
« Où votre nom au mien avec art se marie
« Un mot de vous, madame, et mes mains poseront
« La bague à votre doigt, la perle à votre front ;
« Et, s’il faut plus encor, dites comment vous plaire :
« Il n’est labeur trop grand pour un si grand salaire.

— « Sire (et les yeux troublés de l’enfant, ses grands yeux
« Brillèrent, de malice et d’espoir radieux),
« J’obéis : donc, seigneur, que votre complaisance
« Joigne à l’Étang-au-Duc votre Étang-de-Plaisance.
« Le jour où les deux lacs s’uniront, je prendrai,
« Unie à vous, l’anneau nuptial et sacré.
— « Par les saints ! c’est trop peu demander, ô princesse !
« Pourtant, à moi mon œuvre ; à vous votre promesse ! »
Et, d’un air de vainqueur regagnant son manoir,
Le noir baron pressait aux flancs son coursier noir.


III.


O sort ! ô changemens des choses et des âges !
Un double étang couvrait jadis ces marécages,
Sur leur bord un manoir s’élevait crénelé :
Le haut manoir n’est plus, un étang s’est comblé ;
Et le profond canal dont l’habile structure
Vint unir ce qu’avait séparé la nature,
A peine le chasseur, dans ces joncs égaré,
En distingue sous l’herbe un vestige ignoré ;
Grande œuvre par l’orgueil péniblement construite,
Mais que maudit l’amour et par le temps détruite !


IV.


Dames et chevaliers, artisans et vassaux,
Du manoir de Plaisance inondent les préaux :
L’évêque est sous un dais avec tous ses chanoines ;
Dans la foule reluit le front chauve des moines ;
Les sonneurs sont aussi venus et les jongleurs.
Pour le maître du lieu, sous un arceau de fleurs,
Debout et rayonnant, il contemple en silence
Une barque dorée et que l’étang balance.
C’est qu’un puissant travail, et des maîtres vanté,
Aujourd’hui s’inaugure avec solennité :
Tous sont priés, et noble, et bourgeois, et manœuvre ;
Et monseigneur de Vanne a voulu bénir l’œuvre.
Çà donc ! joyeux sonneurs, cornemuses, haut-bois,
Harpes des anciens jours, éclatez à la fois !
De sa cour entouré, le bon duc de Bretagne
Vous arrive, et Lina, sa fille, l’accompagne ;
Et, par ce jeune bras soutenu, le vieux duc,
Sous l’or de son manteau chancelant et caduc,

Se traîne en saluant la multitude avide,
Oublieux de son rang, mais tout fier de son guide.
Or, pourquoi si dolente et ce front sérieux,
Elle vers qui s’en vont tous les cœurs et les yeux,
Depuis un an cloîtrée avec de saintes vierges,
Pâlit-elle si vite à la lueur des cierges ?
Ou si son cœur redoute en secret quelque mal ?
Cependant la voici près de l’arc triomphal,
Et, la main dans la main, le seigneur du domaine
Vers la barque dorée en souriant la mène.
Là, parmi les rameurs du léger batelet,
Moins triste, elle sourit à son frère de lait.
Elle ne pâlit plus, la timide recluse,
Quand, le lac traversé, les portes d’une écluse,
Aux voix des instrumens qui donnaient le signal.
S’ouvrant, l’esquif vainqueur entra dans le canal
Qui, par de grands travaux franchissant la distance.
Joignait l’Étang-au-Duc à l’Étang-de-Plaisance ;
Mais, tel un condamné que l’on traîne à la mort.
Ses regards lentement erraient sur chaque bord,
Comme dans un adieu saluant la prairie
Et l’étang paternel où s’éveilla sa vie…
Alors le fier seigneur, penché courtoisement :
— « Voici mon œuvre. Et vous, dame, votre serment
— « Je m’en souviens !… » dit-elle. Et sa main virginale
Sans trembler accepta la bague nuptiale ;
Puis, s’enlaçant au cou du jeune batelier,
Tous deux tombaient au fond du lac hospitalier.


V.


— « Lorsque l’étang est calme et la lune sereine,
Vous savez, voyageur, quelle est cette sirène
Qui peigne ses cheveux, debout sur ce rocher,
Tandis qu’à l’autre bord chante un jeune nocher
Dont la barque magique, à peine effleurant l’onde,
Rapide comme un trait, vole à la nymphe blonde ;
Et jusqu’au point du jour, par la vague bercés,
Ils errent mollement l’un à l’autre enlacés.
— O merveilleux conteur, merci pour ton histoire !
Elle est triste, mais douce, et mon cœur y veut croire. »

A. Brizeux.