LETTRES SUR LA SITUATION EXTÉRIEURE.
ix.
Monsieur,

Si les journaux du parti exalté en Espagne et leurs fidèles échos en France n’avaient donné une grande importance à la brochure que vient de publier à Madrid M. de Campuzano, comte de Rechen, j’aurais fort hésité, je vous l’assure, à vous entretenir de la Vérité adressée aux cortès, par l’ex-ambassadeur de la révolution de la Granja. En apprenant que M. de Campuzano avait attaché son nom à quelques pages prétendues politiques, j’avais pensé que, si l’œuvre était de lui, elle ne valait rien, et que, si elle avait la moindre valeur, il n’y était que pour le titre ; car M. de Campuzano est en possession d’une réputation de nullité trop bien établie pour qu’on puisse raisonnablement attendre de sa plume et de son intelligence autre chose que les lieux communs les plus insignifians, et les déclamations les plus banales, dépourvues même de ce faible mérite de la forme que possède souvent le dernier journaliste. Aussi étais-je bien sûr de chercher vainement dans la Vérité adressée aux cortès, malgré les fastueuses promesses du titre, ces révélations d’hommes d’état que condamne la sévérité de la morale et que la curiosité publique absout, ces grandes et vives lumières qui jaillissent des mémoires, des correspondances que nous ont laissés les maîtres de la politique, les négociateurs des plus importans traités, les chefs des nations dans leurs crises les plus graves. C’est quelque chose, assurément, que d’avoir représenté l’Espagne à Paris pendant une année, et on est tenté de se croire quelqu’un, comme on le disait de Napoléon dans certaine coterie, quand on a reçu et fait des dépêches, passé des notes, vu M. de Metternich face à face et obtenu du roi Louis-Philippe des audiences particulières, dont je regrette bien, par parenthèse, que M. de Campuzano ne nous ait pas donné la fidèle relation, qui serait fort curieuse. Mais où lord Byron rêve un poème et le Poussin un ravissant tableau, le voyageur ordinaire note sur ses tablettes le nombre des étages et le prix du poisson. Ces trois hommes ont cependant foulé la même campagne, regardé la même ruine, respiré sous le même ciel. Mais, que voulez-vous ? les yeux et l’esprit diffèrent. Au lieu de M. de Campuzano, imaginez à Paris le cardinal Alberoni ou le comte d’Aranda, un des plus illustres prédécesseurs de M. le comte de Rechen dans l’ambassade de France. Les deux derniers auront vu, compris et fait de la politique. M. de Campuzano aura signé des passeports. Ne me dites pas que je suis trop sévère envers un diplomate qui n’en était pas à ses débuts, ce que je sais fort bien, quand il est venu à Paris, au mois de septembre 1836, représenter l’administration dont M. Mendizabal était l’ame. Le caprice des révolutions faites par en bas est aussi aveugle que celui du despotisme monarchique le plus ignorant, le plus livré à l’esprit de faveur. Voyez, je vous prie, à quelles mains les révolutions anarchiques ont souvent jeté le pouvoir ; dites-moi si vous ne préférez pas, sous le rapport des lumières, le ministère de M. de Vergennes, par exemple, à telle ou telle des administrations éphémères qui se sont succédé en France pendant les plus mauvaises années de la révolution, et si l’ignorance, l’incapacité, le fanatisme grossier de quelques-uns des cabinets formés par Ferdinand VII, ne se sont pas reproduits, sauf la différence de couleur politique, chez certains ministres que les évènemens ont imposés à l’Espagne dans le cours de ces dernières années. En temps de révolution, défiez vous, monsieur, des héros de parti ; jamais l’improbité et la médiocrité n’ont plus de chances de succès.

Mais voilà des réflexions bien graves, à propos d’un petit écrit qui ne l’est guère, sauf le titre toujours, et la gravité risible avec laquelle l’opposition en parle. La Vérité adressée aux cortès !!! Que de gens ont dû frémir à ce seul titre ! Quoi donc ! M. de Campuzano va-t-il expliquer ces fortunes scandaleuses, faites ou refaites depuis le commencement des troubles et la rentrée des émigrés en Espagne ? dire, pour la première fois, comment les ressources de l’Espagne, les emprunts forcés, les contributions extraordinaires de guerre, les anticipations sur tous les impôts, les ventes de biens nationaux, les inventions prodigieuses du génie financier de M. Mendizabal dans ses deux ministères, le non-paiement de la dette étrangère, la suspension du service de la dette intérieure, l’ajournement de tous les créanciers de l’état, pensionnaires, soldats invalides, veuves et orphelins des défenseurs de la patrie, officiers et soldats de l’ex-légion britannique, comment tous ces moyens, positifs ou négatifs, ont abouti à la plus entière détresse, à l’épuisement le plus complet, au dénuement de l’armée, à un dénuement qui a fait manquer cent fois des attaques commencées, des victoires promises sur don Carlos et ses lieutenans ? Mais non. Peut-être M. de Campuzano va-t-il dévoiler les intrigues ministérielles qui ont sans cesse affaibli le gouvernement constitutionnel de l’Espagne, la rivalité des généraux, les manœuvres ténébreuses auxquelles, du milieu de leur camp, ils se sont tous plus ou moins livrés ; tantôt sous l’influence d’un parti, tantôt sous celle d’un autre, en négligeant la seule chose qu’il y ait eu à faire en Espagne depuis le 1er  octobre 1833, la poursuite et la soumission des carlistes ? Ou bien, dans un ordre de faits différent, M. de Campuzano donnera le secret de ces mouvemens révolutionnaires sans cesse renaissans, qui ont toujours nui à la cause constitutionnelle, et moralement et matériellement, qui ont toujours profité à don Carlos, qui ont privé la reine de ses plus courageux défenseurs depuis Canterac jusqu’à Quesada, qui ont désorganisé les armées nationales, couvert l’Espagne de sang et d’opprobre, humilié ses amis en Europe, provoqué d’horribles représailles, et éloigné les cœurs de ses intérêts, sans que jamais au moins on en voie sortir, comme des excès de notre révolution, le triomphe et le sûr établissement de la liberté ! Erreur : de tout cela M. de Campuzano ne sait et ne dit mot. Vraiment, il a bien de plus importantes révélations à nous faire. C’est dans une sphère plus haute que se meut son intelligence. Croyez-vous que ce soit pour rien qu’il ait vu de près M. le prince de Metternich et le roi Louis-Philippe, qu’il ait étudié à la fois l’Autriche et la France, et qu’en étudiant l’Autriche, il ait fait aussi de l’Italie l’objet de ses plus profondes méditations ! Sans doute, s’il n’avait pas des vérités fort extraordinaires à dire, il ne prendrait pas la plume. Et pourquoi donc la prend-il ? C’est ce que nous allons voir.

M. de Campuzano a découvert que l’Espagne manquait d’hommes et d’argent pour terminer heureusement et promptement la guerre civile, et il l’engage de toutes ses forces à s’en procurer. Rien de plus simple. Il ne demande qu’une bonne armée de 150,000 hommes, bien distribuée, bien commandée, bien approvisionnée, régulièrement payée, pourvue enfin de tout ce qu’il faut pour vaincre des troupes inférieures en nombre, en organisation, en discipline, en matériel et en ressources de toute espèce. Hoc signo vinces, dit-il ensuite à son armée de 150,000 hommes. Fort bien ! voilà une excellente et nombreuse armée sur pied. Il ne manque plus à la pauvre Espagne de M. de Campuzano qu’un peu d’argent. Mais c’est la moindre des difficultés. M. Safont, grand capitaliste, ami intime de M. Mendizabal, et très lié aussi avec le comte de Rechen, tient à la disposition du gouvernement 200,000,000 de réaux effectifs, comptant, à toucher tout de suite. Puis, comme ce n’est pas assez pour exécuter un plan que l’ex-ambassadeur à Paris et à Vienne juge aussi infaillible que nécessaire, on émettra 500,000,000 de réaux de papier-monnaie. N’allez pas vous récrier sottement à ce mot de papier-monnaie, qui sonne mal, je le reconnais ; vous prouveriez que vous ne connaissez pas votre histoire. Les États-Unis, pendant la guerre de l’indépendance, ont eu du papier-monnaie, et les assignats de la révolution française n’étaient que du papier-monnaie, dont vous ne pouvez pas ignorer que la France s’est admirablement trouvée. Il est vrai que, dans leur dernière session, les cortès, après un examen que l’on croyait consciencieux et éclairé, ont jugé inadmissibles les propositions de M. Safont : c’est-à-dire, ou que M. Safont n’avait pas d’argent et que ce protégé de M. Mendizabal n’était qu’un charlatan, ou qu’il offrait son argent à des conditions ruineuses, devant lesquelles a reculé le patriotisme des cortès. Mais il paraît que celui de M. de Campuzano ne s’effraie pas de si peu. Il est vrai encore que tous les papiers-monnaie émis en temps de révolution, et pour soutenir les révolutions, même les plus justes, ont énormément perdu sur le capital nominal. Un tableau historique de la dépréciation des assignats depuis leur création jusqu’à leur suppression, qu’on trouve partout, est un document fort instructif à ce sujet, et je prends la liberté de le recommander à M. de Campuzano, afin qu’il grossisse de quelques zéros le chiffre de ses émissions de papier-monnaie, ce qui est indispensable et facile. Restera encore une petite difficulté. Ce sera de faire recevoir ce papier-monnaie pour de l’argent, à quelques conditions que ce soit. Mais une loi votée par des cortès complaisantes et surtout patriotes comme M. de Campuzano, et des émeutes populaires au besoin, avec leur accompagnement ordinaire, auront bientôt raison de toutes les résistances. Ainsi nous avons vu que l’Espagne avait une forte armée ; nous voyons maintenant qu’elle aura de l’argent, et elle fera de la propagande avec son argent, ce qui est une autre conséquence de la Vérité adressée aux cortès.

Oui, l’Espagne fera de la propagande ! il faut qu’elle en fasse, si ce n’est pour vaincre son ennemi dans le présent, au moins pour assurer son avenir et rendre son triomphe durable. Ici, monsieur, je vous l’avouerai, j’éprouve un certain embarras, car je suis obligé d’exprimer, au nom de mon pays, de l’opinion que je défends, quelque reconnaissance à M. de Campuzano. Avec l’argent que cet illustre diplomate a procuré à l’Espagne, il pourrait faire de la propagande en France, et cela semblerait d’autant plus naturel, qu’il reproche au roi des Français de manifester bien peu de sympathie pour la cause libérale, de s’être laissé détacher de la quadruple alliance par les insidieuses promesses de l’Autriche, d’abandonner la reine à son malheureux sort, et de voir sans frémir la contre-révolution menacer Madrid. Cependant nous reconnaissons que M. de Campuzano ne propose pas encore de bouleverser la France, d’inquiéter le roi Louis-Philippe sur son trône, de favoriser, avec l’argent de l’Espagne, la pétition pour la réforme électorale. C’est à l’Autriche qu’il en veut, c’est l’Italie qu’il veut révolutionner. À ses yeux, l’hostilité du cabinet de Vienne pour la cause constitutionnelle est la source de tous les maux qui affligent l’Espagne, principium et fons, et, en homme qui ne s’arrête pas à l’épiderme, qui sonde courageusement la profondeur de la plaie, il attaque le mal dans sa racine. Quand M. de Metternich et l’empereur François II, d’absolutiste mémoire, recevaient à Vienne les lettres de créance de M. de Campuzano, qui, escorté des souvenirs de l’ambassade de Lisbonne sous don Miguel, se présentait à la cour d’Autriche investi de la confiance de Ferdinand VII et d’un ministère fort peu libéral, qui avait surtout horreur de la propagande, ils ne se doutaient pas, assurément, des lumières que le nouvel ambassadeur venait puiser en Autriche pour l’affranchissement futur de l’Espagne et l’émancipation de l’Italie. Il eût été bien à regretter alors que M. de Campuzano eût laissé percer ses futurs sentimens révolutionnaires, et fourni ainsi à M. de Metternich la moindre objection contre son envoi à Vienne. Aussi ne voit-on pas qu’aucune indiscrétion de notre diplomate ait trahi, soit en Autriche, soit à Lisbonne, auprès de don Miguel, ce libéralisme ardent qui devait un jour laisser bien loin derrière lui le patriotisme douteux et décoloré des Martinez de la Rosa, des Isturitz, des Galiano et autres proscrits, gens inhabiles à se ménager, par une dissimulation glorieuse, les moyens de mieux servir plus tard la liberté.

Le plan de M. de Campuzano est donc bien complet, comme vous le voyez, monsieur. Il embrasse l’état militaire, les finances, la politique extérieure. Je ne m’étonne plus, après cela, qu’il soit en ce moment désigné par la voix unanime des patriotes espagnols pour la présidence du conseil ; et ce sera bien de la modestie de sa part s’il consent à remettre le portefeuille des finances aux mains habiles et pures de M. Mendizabal ; et celui de la guerre à un général Narvaez, homme obscur, et qui paraît néanmoins fort en faveur auprès du parti exalté. Mais M. Calatrava ne reprendra point la direction des affaires et le ministère des relations extérieures. M. de Campuzano ne pourrait y renoncer sans trahir à la fois l’Espagne et l’Italie.

Vous dirai-je maintenant que cette œuvre de M. de Campuzano, dont nos journaux se montrent si émerveillés, a trouvé à Madrid même quelques détracteurs ? Vous dirai-je que, dans un article fort spirituel attribué à l’un des plus fidèles, des plus anciens et des plus éloquens défenseurs de la cause libérale en Espagne, on a le mauvais goût de tourner en ridicule et d’attaquer par le comique et par le sérieux la brochure de l’ex-ambassadeur ? Par exemple, dit-on, le comte de Rechen aurait dû donner à ce petit écrit un titre plus modeste que celui de la Vérité, titre que des esprits chagrins, des envieux, comme le mérite en fait toujours naître, pourraient accuser de trop promettre et de ne pas assez tenir. D’ailleurs, qu’est-ce que la vérité ? n’est-ce pas chose fort difficile à découvrir en tout temps, et bien de la vanité à M. de Campuzano de croire qu’elle se soit révélée à lui ? La vérité ! mais cela tient du prodige sous la plume d’un homme qui a des relations intimes avec M. Mendizabal. Et cependant on ajoute que le langage de notre auteur pourrait bien être la vérité même, puisqu’elle serait dans sa bouche, sur ces lèvres simples par lesquelles, suivant la sainte Écriture, la vérité aime à se manifester. On dit encore : C’est fort bien ; les conseils de M. de Campuzano sont excellens. Mais il est facile de crier aux gens : Soyez forts, et cela n’avance pas leurs affaires. C’est comme si l’on disait à un pauvre : Tout bien considéré, je vous conseille d’être riche ; et à un malade : Levez vous, marchez, portez-vous bien. Il est vrai sans doute que si nous avions des hommes et beaucoup d’argent, nous serions les plus forts, et que si nous étions les plus forts, les carlistes seraient vaincus. Mais il n’y a pas grand mérite à découvrir de ces vérités-là, que le La Palisse espagnol, le célèbre Perogrullo, avait trouvées bien long-temps avant M. de Campuzano. On va jusqu’à prétendre que l’écrit de l’ex-ambassadeur est quelque chose d’informe, qui ne ressemble à rien, où tous les sujets sont entassés pêle-mêle et sans art, dont le style est perpétuellement en guerre ouverte avec la syntaxe castillane et les règles de la grammaire générale, comme si la vérité avait besoin d’arrangement, d’ordre, de style et d’orthographe. Enfin, monsieur, on conteste même à M. de Campuzano ses prétentions au patriotisme, ses droits à passer pour libéral. En vain garde-t-il un silence prudent sur les plus belles années de sa vie, sur une période de temps qui embrasse depuis 1808 jusqu’à 1832. On lui demande ce qu’il a fait pendant tout ce temps-là pour la liberté de sa patrie, ce qu’il a souffert pour elle et s’il en a mérité la moindre reconnaissance. Or, avec cette impitoyable mémoire de l’esprit de parti, on le trouve malheureusement à Lisbonne auprès de don Miguel, en qualité d’ambassadeur de Ferdinand VII, sous le ministère abhorré de M. de Calomarde. On prétend qu’alors, dans cette haute position, il a certainement applaudi aux excès et aux violences tyranniques de l’usurpateur de la couronne du Portugal, si même il ne les a pas directement provoquées, ainsi que le portaient sans nul doute les instructions de Calomarde. Et ce malheureux nom de Calomarde revient sans cesse s’attacher, comme une flèche empoisonnée, au nom de M. de Campuzano, plus patriote aujourd’hui que tant de proscrits de la funeste décade (1823-1833), maintenant dépassés par les nouveaux convertis du libéralisme. Pour tout dire, en un mot, on accuse M. de Campuzano d’avoir attendu que Ferdinand VII fût bien mort, avant de proclamer ces opinions constitutionnelles dont il fait à présent un si pompeux étalage. Faut-il ajouter qu’on n’épargne pas à l’auteur de la Vérité les plaisanteries sur les grands airs de pénétration qu’il se donne à propos de l’empereur Napoléon et du roi des Français, ni les plus sérieux reproches sur les déclamations qu’il se permet contre le gouvernement actuel de la France ? Ne voyez-vous pas, imprudent, lui dit-on à Madrid, comme nous pourrions le lui dire nous-mêmes, que vos inutiles et injustes murmures découragent nos amis, enhardissent nos ennemis, font naître le ressentiment là où la haine que vous accusez n’existe pas, l’enveniment si elle existe, et de toute manière lui donnent des raisons à faire valoir, des fondemens sur quoi s’établir ?

C’est avec une véritable affliction, le mot n’est pas exagéré, que je vous ai parlé de la brochure de M. de Campuzano. Dans la crise effroyable où se débat l’Espagne, on ne peut voir sans douleur que de pareilles choses et de pareils hommes s’emparent de l’esprit public en ce malheureux pays ; car on n’est pas désabusé à Madrid, croyez-le bien, des déclamations et des ridicules promesses du parti exalté, dont M. de Campuzano est devenu le héros pour quelques jours. Demain peut-être, en ouvrant un journal espagnol, le premier nom qui frappera nos yeux, sera celui de M. de Campuzano, porté par une émeute à la tête des affaires. Tout est possible dans l’état d’agitation, dans la fièvre chaude qui transporte une bonne partie de l’Espagne. Et remarquez comme l’intrigue se remue au milieu de ce délire, comme les ambitions cherchent à se faire jour. La division est partout, la confiance nulle part. Ce qui permet de tout craindre, c’est que l’esprit de la garde nationale de Madrid et de la majorité de la bourgeoisie est assez mauvais, quoi qu’on en dise. Si je ne me trompe, les députés de Madrid aux cortès forment le noyau de l’opposition. Le conseil municipal et la députation provinciale, la commune et le département, comme on appelait ces deux corps électifs en 1792, n’appartiennent pas à l’opinion modérée, et cherchent à renverser le ministère du duc de Frias. Enfin, monsieur, je ne crois pas qu’on dût compter sur la garde nationale, s’il y avait à Madrid un mouvement révolutionnaire un peu sérieux. Quiroga, qui est à la fois capitaine-général de la Nouvelle Castille et inspecteur-général de la milice, n’est dépourvu ni de courage, ni d’influence personnelle. Son nom doit plaire aux libéraux, puisqu’il rappelle l’insurrection de 1820. Mais ce n’est pas une forte tête. Après l’émeute du 3, il a fort impolitiquement réuni les officiers de la garde nationale pour délibérer sur la situation ou s’assurer de leur concours ; et ceux-ci lui ont déclaré qu’il fallait un changement de ministère, opinion qu’il a très humblement promis d’exposer à la reine. Cette intervention de la force militaire dans l’exercice de la plus importante prérogative du pouvoir royal est en elle-même un fait révolutionnaire de la tendance la plus dangereuse, qui lie les mains à la souveraineté, lui impose des conditions, et montre d’avance aux ennemis de l’ordre que ses défenseurs chancelans mettent des bornes à leur obéissance. Une multitude de symptômes révèlent d’ailleurs que l’anarchie et l’impuissance sont dans les plus hautes sphères du gouvernement. On prend les ordres d’Espartero pour nommer un ministre de la guerre, dont la réputation est équivoque, qui vient d’être battu en Navarre, et qu’une blessure doit retenir pendant un mois, peut-être deux, à cent lieues de la capitale. Ce ministre une fois nommé, on se rappelle qu’il a eu des querelles très vives avec le brillant et populaire général Narvaez, qui jouit d’un grand crédit dans l’armée, et sur lequel, à tort ou à raison, l’opinion publique fonde beaucoup d’espérances. Alors Narvaez, qu’on sait fort ambitieux, devient le centre de mille intrigues. Le gouvernement le flatte et le redoute ; il voudrait l’éloigner de la capitale, mais sans le mécontenter ; il sent que c’est un homme à ménager, et craint de lui donner trop de pouvoir. De là des tiraillemens infinis, des mesures contradictoires, un embarras visible. Narvaez est jeune et ardent ; seul, il a réussi à battre Gomez, cet habile et infatigable partisan, et à lui faire précipiter sa retraite. Un commandement actif semble lui convenir. Que lui donne-t-on ? une armée de réserve à organiser. Pourquoi ? si ce n’est parce qu’on le craint, parce que, vainqueur de Cabrera, s’il détruisait ce redoutable chef, il serait trop grand pour Madrid et pour le quartier-général de l’armée du Nord. Narvaez lui-même, qui est l’objet de ces calculs, fait aussi les siens. Il écoute les partis ; il s’enivre de leur encens ; pas de simplicité, pas de grandeur, pas de désintéressement. Aujourd’hui on le croit réactionnaire, prêt à s’emparer de la dictature, à chercher la force dans la suspension des lois. Demain le parti exalté se flattera de l’avoir conquis, tant il est vrai que la conduite tortueuse de ce général permet toutes les suppositions. Derrière un masque, les imaginations diverses placent tout ce qu’elles rêvent. Il n’y a qu’une chose dont on soit bien sûr, c’est que Narvaez est trop ambitieux et qu’il se laisse complaisamment donner une prodigieuse importance. Dans ces derniers temps, Quiroga et lui ont montré à Madrid une susceptibilité qu’il faut savoir sacrifier aux dangers de la patrie, et, quel que soit le mot de l’énigme, Narvaez a été tout doucement écarté de la scène politique, où probablement il ne tardera pas à reparaître.

M. Villiers, qui a repris à Madrid son poste d’ambassadeur, est toujours en étroite liaison avec le parti Mendizabal, dont les journaux ne cessent de vanter l’Angleterre, tandis que les journaux anglais multiplient leurs attaques, et contre le ministère du duc de Frias, et contre les modérés en général. S’il y a un changement de système, soyez sûr que l’influence anglaise ne sera pas étrangère à la formation du nouveau cabinet. Je n’accuse pas les intentions de M. Villiers ; mais je suis convaincu qu’il se trompe, et je déplore un entraînement qui rend très fausse, à Madrid, la position des envoyés de deux grandes cours entre lesquelles devrait régner le plus parfait accord, pour le salut de la cause constitutionnelle. Vous me permettrez de ne pas insister sur ce point délicat.

Mais, je m’aperçois qu’en vous parlant d’intrigues ministérielles, j’oublie ou passe sous silence les horreurs dont Valence a donné le signal. C’est, monsieur, que j’en suis confondu, et qu’à cet affreux spectacle, je me prends à désirer que les Pyrénées s’exhaussent de quelques mille pieds, que leurs passages se ferment, et que l’Espagne n’ait plus rien de commun avec l’Europe civilisée. Et puis, que vous en dire, que vous ne sachiez trop ? Ces atrocités se commettent au grand jour, avec un ordre parfait, suivant des formes invariables et partout les mêmes. Un matin, le bruit se répand que Cabrera a fait fusiller des prisonniers de guerre, ce qui n’est pas encore certain aujourd’hui ou prend une autre couleur. Là-dessus, la populace s’ameute, et demande à grands cris la mort des prisonniers ou des conspirateurs détenus dans les cachots de la ville, et il y en a dans toutes les villes. Si un général courageux essaie de faire face aux séditieux, on le tue, comme on a tué Canterac, Quesada et tant d’autres. Alors il se forme une junte qui, vu la gravité des circonstances et prenant en considération le vœu du peuple, décide que l’on exécutera tel nombre de prisonniers. Quelquefois on les juge, quelquefois on s’en dispense : les malheureux sont fusillés le même soir, et tout est fini. Des proclamations sur la nécessité d’adopter un système plus franchement patriotique servent d’accompagnement à ces abominables tragédies, qui remettent pour un temps à la tête des administrations municipales les héros oubliés des séditions antérieures, les popularités de club, les célébrités de tribune révolutionnaire. Cette soif de sang gagne ensuite de proche en proche. Après Valence, ce sera Murcie ; après Murcie, Alicante ; après Alicante, ce serait Carthagène, si des magistrats vraiment dignes de ce nom ne s’étaient hâtés de faire embarquer les prisonniers. À Malaga, d’où la révolution, inaugurée aussi par deux assassinats, s’est propagée en 1836 jusqu’à Saint-Ildephonse, la populace, saisie d’une émulation sanguinaire, s’agitera pour obtenir quelques têtes. Mais heureusement la fermeté du général Palarea, que les journaux de Madrid appellent un intolérable despotisme, a dispersé ses chefs et a su contenir une multitude frémissante. À Saragosse, que les mêmes pensées de meurtre agitent depuis un mois, on n’imaginera rien de mieux que de promettre au peuple, dans une proclamation solennelle, les justes représailles qu’il sollicite, s’il se confirme que des prisonniers de guerre christinos ont été massacrés par ordre de Cabrera ; mais on le supplie en attendant de ne déployer cette bannière de vengeance que dans l’extrême nécessité. Ainsi, voilà toute une nation qui, au XIXe siècle, en revient à la législation des Ripuaires ou des Francs saliens, au principe absolu du talion, pied pour pied et œil pour œil ! Cependant où s’arrêteront ces représailles qui s’engendrent incessamment les unes les autres, si Cabrera, qui est maître de trois mille prisonniers, en immole aux mânes des siens autant que les juntes constitutionnelles en auront fait fusiller ? Ces malheureux ont vraiment bien raison d’écrire aux nouvelles autorités de Valence, pour les conjurer de moins venger les morts, afin de ne point faire égorger les vivans.

Pour compléter le tableau de la situation de l’Espagne, il faudrait maintenant dresser l’interminable liste des invasions à main armée, des exactions, des meurtres, des incendies, dont il n’y a peut-être pas un village de ce pays qui n’ait eu sa part et ne demeure constamment menacé depuis cinq ans. Le gendre du duc de Frias a été tout récemment enlevé et emmené dans les montagnes par des brigands, si, bien que le président du conseil d’Espagne pourrait presque dire comme Ruy-Blas, dans la nouvelle pièce de M. Hugo :

Hier, on m’a volé, moi, près du pont de Tolède.

Deux ou trois jours après le mouvement de Valence, on y apprenait qu’une diligence de Madrid, escortée par trente gardes nationaux, avait été pillée au Toboso, que les gardes nationaux avaient été tués et plusieurs voyageurs forcés de suivre les bandits qui venaient de faire cette expédition ; et tous les honnêtes gens de craindre que la populace ne demande encore quelques exécutions de prisonniers ! Voilà l’Espagne ! Que la nation ne fasse pas un grand effort pour se relever de tant de misère et d’abaissement, c’est ce que je ne comprends pas, si le parti constitutionnel, ou plutôt si ceux qui ne veulent pas de don Carlos, sont en majorité, s’ils sont la nation, comme je le crois encore. L’Espagnol, je le sais, a reçu du ciel des trésors de patience ; peut-être ne les a-t-il pas encore entièrement dépensés. Pour moi, je commence à les regarder comme inépuisables. Au moins si j’apercevais un homme qui pût s’emparer de l’avenir et le diriger ! Mais cette révolution n’en a pas enfanté un seul. L’Angleterre de 1640 a eu Cromwell ; l’indépendance de l’Amérique du Nord a eu Washington ; la révolution française a produit Lafayette et Napoléon ; celle de l’Amérique du Sud se résume en Bolivar. Je cherche vainement en Espagne Cromwell ou Napoléon, et pardonnez-moi ce mot, à moi qui ne suis pas terroriste, je ne trouve même pas Robespierre. Il y a deux jours, en causant de Narvaez avec un homme d’esprit qui connaît bien son Espagne et la sait par cœur, on prétend, lui disais-je, que Narvaez aspire à la dictature. C’est vrai, me répondit-il, mais il porterait la dictature comme un nain les armes d’Achille. Et cependant, monsieur, combien d’Espagnols rêvent maintenant un dictateur ! Si cela continue, l’opinion publique aura bientôt amnistié les afrancesados.

Heureusement pour la cause de la reine, don Carlos ne paraît pas en position de frapper, au milieu de ce désordre, un coup décisif, et quoique ses armes aient fait incontestablement de grands progrès, ni lui, ni ses lieutenans, n’osent attaquer aucune ville de premier ou même de second ordre. L’armée d’Espartero n’est pas entamée, et si les généraux constitutionnels avaient la moindre prévoyance, toutes les autres conserveraient, pour la défensive, leur supériorité sur l’organisation imparfaite des troupes carlistes qu’elles ont à combattre. Le trésor du prétendant est encore plus pauvre que celui de la reine régente, et si le palais de Madrid a ses intrigues, la petite cour d’Oñate a bien aussi les siennes. Sous ce rapport, l’arrivée de la princesse de Beira en Espagne sera plus nuisible qu’avantageuse aux affaires de don Carlos. Cette femme ambitieuse, altière, passionnée, aura sa faction à elle dans le parti royaliste ; elle voudra commander, elle voudra imprimer le mouvement, et le faible don Carlos ne résistera point à un ascendant qu’il a toujours subi. L’influence de la princesse de Beira s’exercera probablement contre le parti des libertés provinciales, et si le nom de don Carlos ne suffisait pas pour annoncer à l’Espagne quel avenir lui préparerait une contre révolution, celui de la nouvelle épouse du prétendant caractérise mieux encore, aux yeux de toute la Péninsule, la question politique et sociale qui se débat, à travers tant de sanglantes vicissitudes, entre le gouvernement de la reine et les conseils que la sœur de don Miguel animera désormais de son esprit. Que la princesse de Beira soit en Navarre, ou qu’elle reçoive à Salzbourg les hommages de l’aristocratie autrichienne, peu importe au fond ; ce n’est pas une véritable force que le parti carliste acquiert par sa présence, et je suis étonné de tout le bruit qu’on en fait. Maroto, qui ne se hâte point de justifier son élévation au rang de généralissime, aurait mieux aimé, je lui fais l’honneur de le croire, quelques centaines de chevaux pour former une cavalerie et quelques millions pour payer ses hommes. Quant aux accusations contre le ministère français, dont le passage de la princesse de Beira en Espagne a été le prétexte, non-seulement elles ne sont pas fondées en ce qui concerne les intentions, ce que vous croirez sans peine, mais elles sont absurdes sur le reste. Tout homme de bonne foi, qui sait ce que c’est que la frontière des Pyrénées, qui connaît la hardiesse et les prodigieuses ressources des contrebandiers de ces montagnes, comprendra facilement qu’un jeune homme et une femme, prodiguant l’or à pleines mains, résignés à tous les déguisemens, à toutes les privations, à toutes les fatigues, à tous les gîtes, et servis par un dévouement fanatique, aient réussi à gagner le territoire espagnol. Les habiles gens qui en ont fait un crime au ministère y auraient perdu leur politique. Faut-il donc leur apprendre que l’histoire de tous les temps et de tous les pays est pleine de pareils évènemens, plus dangereux, plus importans pour la plupart, que le passage de la princesse de Beira en Espagne ? On ne citerait pas une révolution qui n’en offre de frappans exemples, et toutes les fois qu’il n’y aura pas de trahison, le succès de ces entreprises sera presque certain. La presse de l’opposition le sait, à coup sûr, aussi bien que vous et moi. Mais ne me demandez pas pourquoi elle accuse ainsi sans scrupule, à tort ou à raison. Que voulez-vous ? répondrait-elle ; il faut bien que je vive.


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