Lettres sur la religion, réponse à M. Vacherot

LETTRES
SUR LA RELIGION
RÉPONSE A M. VACHEROT.

A M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.


Paris, ce 15 février 1869.

Monsieur,

La Revue des Deux Mondes a publié sur la Crise religieuse et la Théologie catholique en France deux études de M. Vacherot, qui sont d’importantes parties de son livre sur la Religion.

Dans son étude sur la théologie catholique, M. Vacherot manifeste hautement le désir d’obtenir une réponse. Après s’être demandé « comment s’y prendra la théologie pour croiser le fer » avec l’école critique, il ajoute : « Nous sommes curieux et quelque peu impatient de la voir enfin à l’œuvre[1]. »

Devant ce désir et le mien, monsieur, vous m’avez ouvert la Revue; je vous en remercie[2]. Les trois lettres que vous voulez bien insérer sont un commencement de réponse aux études et au livre de M. Vacherot. Le complément de ma réponse est un volume de Lettres sur la religion qui paraîtra dans quelques jours. Il serait fort à désirer que dans la polémique les adversaires pussent ainsi plus souvent se rencontrer sur le même terrain, au lieu de se combattre à des distances où ni les combattans, ni surtout les témoins, ne s’aperçoivent entre eux.

Recevez, monsieur, l’assurance de toute ma considération.

A. GRATRY,

prêtre de l’Oratoire.


PREMIÈRE LETTRE A M. VACHEROT.

Monsieur,

Je suis bien décidé à ne plus dire un mot qui puisse augmenter la colère dans le cœur d’un seul homme. Je ne veux pas envenimer la rixe intellectuelle dans laquelle nous vivons. Nos divisions, nos mépris, nos colères, sont aujourd’hui, en France surtout, le plus grand obstacle à la science aussi bien qu’à la liberté.

Mais s’ensuit-il qu’il ne faut plus ni discussion ni polémique? Tout au contraire. Si nous aimons la justice et la science, et si nous voulons mettre un terme à la coupable et dangereuse colère qui divise les esprits, c’est pour nous un devoir d’apprendre à discuter. Il y a une dispute féconde à laquelle la conquête du monde est promise. C’est cette sorte de division du travail, cette conciliation des points de vue, et cette perpétuelle discussion des choses, dans la lumière de l’expérience et de la raison, qui a fondé la science de la nature, qui crée en ce moment la science sociale, et qui un jour aussi développera la grande science de la religion. Telle est, monsieur, la polémique dont je voudrais posséder l’art, afin de vous combattre sans vous blesser.

Que s’il s’agit de religion, je ne puis ignorer la règle de ma polémique. Saint Pierre la donnait en ces termes aux chrétiens dont on attaquait l’espérance : « ne craignez rien, ne vous troublez pas, et soyez en tout temps préparés à satisfaire tout homme qui vous demande raison de l’espérance que vous portez dans l’âme; mais répondez avec modestie et respect, en pleine conscience, afin que ceux qui vous attaquent à tort soient confus de leur injustice[3]. »

Si l’on avait le grand courage et la puissante vertu de discuter ainsi, peut-être qu’aussitôt l’adversaire commencerait à écouter, l’erreur pourrait tomber et la vérité se transmettre, comme quand on met entre les deux pôles électriques le conducteur qui les concilie en lumière.

Or dans le cas présent, monsieur, puisqu’il s’agit de vous, il ne m’est pas difficile de répondre avec « modestie et respect. » Quand on est assuré de la sincérité d’un adversaire, et qu’on le voit, pendant toute sa vie, travailler et chercher, se tromper peut-être beaucoup, mais ne jamais fléchir, comme d’autres, sur le nécessaire principe de justice; quand on le voit tendre ainsi vers Dieu, sinon toujours par ses idées, du moins par tous ses sentimens, on sent alors, quelle que soit d’ailleurs la fausseté de sa contradiction, que le respect est un devoir.

Mais ce n’est pas assez d’éviter la colère et de garder la modestie et le respect, il faut, dit le conseil apostolique, satisfaire l’homme qui nous interroge, rendre raison de notre espérance, afin que ceux qui contredisent à tort puissent reconnaître leur injustice ou leur erreur.

C’est bien là ce que je voudrais. Je voudrais en effet, monsieur, vous « satisfaire et vous rendre raison. » Je voudrais vous conduire à reconnaître, à regretter de grandes erreurs et même des injustices, mais cela par la seule voie possible parmi les hommes : en reconnaissant hautement moi-même que vous n’avez pas voulu l’injustice, en signalant les points sur lesquels vous demandez justice pour nous avec clairvoyance et courage, en vous montrant de plus comment vous adoptez souvent la vérité en posant les questions, et comment, si vous vous trompez ensuite, vous vous trompez contre vous-même autant que contre nous : en sorte que, si nous cherchons à vous convaincre, ce n’est pas aux idées d’autrui, c’est aux vôtres que nous vous rappelons.

Cela posé, je vais montrer que vous vous trompez contre nous. J’ajoute que vous ne vous trompez pas seulement contre nous, mais que vous vous trompez contre tous. En effet, à qui faites-vous depuis bientôt vingt ans cette guerre intellectuelle à laquelle j’ai pris quelque part, et que je crois très digne d’attention? Vous la faites à tous les philosophes du passé comme à tous les théologiens, soit du passé, soit du présent. Vous croyez voir, au commencement de notre siècle, une révolution radicale de l’esprit humain, et vous ne craignez pas de dire : « Tout ce qui précède cette révolution est mort... Descartes et Leibniz appartiennent à l’histoire, aussi bien que Platon et Aristote... Leur philosophie est d’un autre temps... Elle ne peut plus répondre aux besoins nouveaux de la pensée moderne... Il faut autre chose à la pensée de notre temps[4]. » Ainsi, selon vous, tout est mort en philosophie, y compris Descartes. Ne regrettez-vous pas, monsieur, ce qu’ont d’excessif ces paroles? Ne sent-on pas déjà qu’elles impliquent quelque grande erreur ?

Quant aux théologiens, vous les repoussez tous par cette raison qu’aucun d’eux « ne s’est jamais élevé à la science ni à la critique... Ni saint Clément d’Alexandrie, ni Origène, ni saint Jérôme, ni saint Augustin, ne sont des esprits libres[5]... Dans les plus beaux livres écrits par des théologiens, par exemple dans l’Histoire des variations, de Bossuet, peut-on voir une œuvre qui ressemble à la science et à la critique[6] ? »

Vous venez, monsieur, de reprendre et de résumer cette polémique universelle et radicale en trois études publiées dans la Revue des Deux Mondes, l’une sur la Situation philosophique en France, les deux autres sur la Théologie catholique en France et sur la Crise religieuse au dix-neuvième siècle. Le tout se retrouve d’ailleurs dans votre livre intitulé la Religion. C’est à quoi j’entreprends de répondre.

Je commence par votre étude sur la situation théologique. Cette étude est, avant tout, la critique de notre méthode, non pas seulement de la nôtre en ce siècle, mais de toute la méthode théologique des chrétiens dans tous les siècles. Pour le présent, vous nous adressez ce reproche : depuis que « la théologie rencontre devant elle une science et une critique véritables[7]... nos théologiens ont-ils essayé de répondre en savans à des œuvres de science, de rétablir l’autorité des textes partout où elle était ébranlée? Nullement...[8]. Quand notre théologie oratoire voit les textes se dresser devant elle, elle passe son chemin, mais toujours la tête haute, comme si elle n’avait rien vu[9]. »

N’y a-t-il pas quelque mépris dans ces paroles et une sorte d’attaque à la bonne foi d’une classe d’hommes? Regrettons-le, monsieur. Je veux saisir moi-même cette occasion de regretter tout ce que j’ai pu dire d’amer ou de trop vif dans mes polémiques antérieures, malgré tous mes efforts pour être juste et respectueux.

Cela dit, je demande sur quoi s’appuient les accusations qui précèdent. Elles s’appuient sur cette affirmation que les théologiens ne sont pas libres, et sur un exemple que vous citez pour faire comprendre l’aveuglement ordinaire de la théologie. Voici vos paroles : « Pour ne citer qu’un exemple, le Jésus de la théologie commence, poursuit, achève sa mission avec une force toute divine : sauf un accès de défaillance au jardin des Oliviers et un cri de désespoir sur la croix, il conserve une foi et une espérance indomptables jusqu’au dernier soupir, et meurt en voyant les cieux ouverts, et le Père qui tend les bras à son Fils ressuscité. N’est-ce pas seulement le Jésus de saint Luc et de saint Jean qui montre cette confiance et cette sérénité? Dans les évangélistes saint Matthieu et saint Marc, où se laisse entrevoir la réalité historique à travers une tradition plus fidèle, le drame de la passion est autrement sombre et désolant ; là il n’est question ni de résurrection ni de glorieuse ascension au ciel avant la mort de Jésus. Quelle fut sa dernière pensée, son dernier sentiment sur la croix? Est-il mort radieux et triomphant ou dans l’accablement du désespoir? Malgré les contradictions des Évangiles, la théologie n’a aucun doute; mais la science n’a point la même intrépidité d’affirmation ; elle hésite encore tout en inclinant vers la seconde hypothèse[10]. »

Puisque vous ne citez contre nous qu’un exemple, je ne citerai contre vous, monsieur, que cet exemple même.

Les Évangiles, dites-vous, se contredisent, car en saint Matthieu et en saint Marc il n’est question ni de résurrection ni de glorieuse ascension au ciel avant la mort de Jésus, tandis qu’en saint Luc et saint Jean Jésus-Christ annonce lui-même sa résurrection prochaine. La science voit « ces contradictions des Évangiles; » mais la théologie n’en voit rien, et c’est ainsi que, pour créer un Jésus de convention, « elle choisit à son gré entre des textes différens et parfois contradictoires[11]. »

Vous allez être étonné vous-même, monsieur, d’avoir ainsi parlé. Que n’avez-vous pensé à vérifier ces assertions avant de les énoncer contre nous, et cela, comme exemple unique, au nom de la critique et de la science ! Cinq minutes suffisaient pour voir que Jésus-Christ annonce sa résurrection aussi bien, et par les mêmes termes, dans les deux premiers Évangiles que dans les deux derniers. Vous eussiez vu que cette annonce, qui se trouve en effet quatre fois dans les deux derniers Évangiles, se trouve onze fois en termes identiques dans les deux premiers, qui, selon vous, ne la donnent pas. « Là il n’est question ni de résurrection ni d’ascension glorieuse au ciel. » Voilà l’exemple unique et de votre choix par lequel vous montrez comment nous n’avons ni critique ni science de nos propres textes, et comment toutes « les contradictions des Évangiles » n’arrêtent jamais « notre intrépidité d’affirmation. »

Faire des quatre Évangiles deux groupes, Luc et Jean d’un côté, Marc et Matthieu de l’autre; prétendre que ces deux groupes diffèrent sur un point essentiel, savoir : l’annonce de la résurrection; affirmer que deux Évangiles renferment cette annonce, mais qu’elle n’est pas dans les deux autres; qualifier de contradiction le silence de ces deux Évangiles; donner ce fait comme seul exemple de l’intrépidité d’affirmation théologique; en conclure cette négation du christianisme, que le Christ est probablement mort « dans l’accablement du désespoir; » perpétrer toutes ces assertions au nom de la critique et de la science, et triompher de cette victoire de la critique sur la théologie : tout cela pendant que les deux Évangiles dont vous affirmez le silence et accusez la contradiction renferment dans les mêmes termes cette annonce de la résurrection, trois fois plus souvent que les autres, — voilà, monsieur, ce que vous avez fait. Or les théologiens vous répondent comme je le fais ici, en vous montrant les textes; les voici au bas de la page[12].

Mais ici l’on m’assure que vous n’avez pas entendu comparer les Évangiles entiers, qu’il s’agit seulement des. quatre récits de la passion, et que dans cette limite votre critique est vraie!

Prenez garde, monsieur : si telle était votre intention, votre sort comme critique serait bien pire encore, car parlez-vous des Évangiles, vous ne vous trompez que sur deux. Parlez-vous des récits, vous vous trompez sur tous les quatre. En effet, la prophétie de la résurrection ne se trouve pas du tout dans les récits de la passion, soit de saint Luc, soit de saint Jean ; mais elle se trouve dans les deux autres, saint Matthieu (XXVI, 3) et saint Marc (XIV, 28). C’est l’inverse de ce que vous dites. Vous niez le fait où il est, et l’affirmez où il n’est pas. Telle ne peut pas avoir été votre intention.

Soutiendrez-vous peut-être qu’en délimitant à votre gré, et autrement que nous, les quatre récits de la passion, votre assertion subsiste? Pas davantage, car si par là vous pouvez retrancher des deux premiers récits l’annonce de la résurrection, qui s’y trouve, vous ne pouvez, par aucune délimitation, introduire cette annonce dans les récits qui ne la contiennent pas.

En sorte qu’en aucun cas, d’aucun point de vue, il n’existe aucun fondement ni prétexte à cet argument ou exemple, choisi par vous, contre toute la théologie chrétienne, contre les Évangiles et contre la divinité de Jésus-Christ.

Je sais, monsieur, quelle est votre sincérité. Vous reconnaîtrez votre erreur et la regretterez. Mais voici ce que je suis obligé d’ajouter : c’est que, laissez-moi vous le dire, vous vous trompez souvent ainsi; c’est que dans toute cette polémique, entreprise il y a vingt ans et reprise aujourd’hui, vous procédez par une suite d’erreurs du même ordre que celle qu’on vient de voir. Et nous avons raison jusqu’ici contre vous avec la même surabondance, avec le même excès. Et c’est peut-être la grande difficulté de notre tâche d’avoir à relever dans un écrivain qui, plus qu’un autre, parle au nom de la critique et de la science, des erreurs si nombreuses et si invraisemblables que le lecteur n’y peut pas croire, même quand il a les textes sous les yeux.

Cependant j’essaierai cette fois de convaincre les plus difficiles, touchant l’espèce de méthode d’erreur qui vous trompe à ce point. J’y parviendrai certainement pour tous les lecteurs attentifs, et peut-être pour vous-même, monsieur; après quoi, je montrerai facilement que la clé de tout votre livre sur la Religion est précisément cette méthode d’erreur que j’aurai fait connaître.


DEUXIÈME LETTRE.

J’ai dit, monsieur, que la clé de votre livre sur la Religion, c’est une méthode d’erreur à laquelle votre esprit s’est donné. Cette méthode, vous en parlez ainsi dans ce même livre de la Religion. C’est, dites-vous, une « logique qui n’a rien de commun avec la logique ordinaire, qui reconnaît pour loi le principe de contradiction. » La nouvelle logique ne reconnaît pas pour loi le principe de contradiction, c’est-à-dire qu’elle admet les contradictions; mais, selon vous, « tous ces termes contraires ou même contradictoires qui viennent se confondre dans une identité supérieure, ce sont... des momens divers d’une seule et même idée qui les produit, les détruit, les concilie et les confond successivement dans le mouvement incessant d’une dialectique concrète et vivante[13]. » Je transcris ces paroles sans affirmer que je les comprends. Ailleurs vous aviez donné, de cette même méthode, la formule plus précise que voici : « la pensée pose, oppose et concilie, affirme, nie et rétablit,... produit, détruit et reproduit, unit, divise et réunit. » Et vous appeliez cela la vraie logique.

Je dis, monsieur, que telle est en effet la logique qui est la clé de tons vos ouvrages et en particulier du livre sur la Religion. A quoi pourtant il est nécessaire d’ajouter que jamais vous ne pratiquez jusqu’au bout votre propre formule, composée, selon vous, de trois temps, ou momens, dont le premier produit, dont le second détruit, et dont le troisième reproduit. J’ai démontré ailleurs que jamais vous n’arrivez au troisième temps, celui qui concilie, rétablit, reproduit, réunit, et que toujours vous restez sur le second temps, celui qui nie, divise, détruit, oppose. Je répète que ceci est vraiment la méthode et la clé de votre livre sur la Religion. On en pourra juger par ce qui suit.

Votre livre a pour titre la Religion, mais il a pour but de montrer comment toute religion doit disparaître. Vous commencez par poser en thèse la religion. Vous en parlez avec respect, avec chaleur. Vous la vengez des attaques injustes et superficielles dont on la poursuit. Vous demandez si ce grand fait universel d’histoire et de psychologie peut n’être qu’une illusion et le rêve de l’imagination. Et je ne puis mieux faire ici que de citer la belle page qui est votre thèse.

« La critique de notre siècle... ne croit pas que tout soit dit quand on a rangé l’institution religieuse parmi les superstitions de l’ignorance ou les rêves de l’imagination. La vertu morale, la grandeur sociale, la longue durée des religions, dont on a dit avec tant de vérité qu’elles sont les nourrices et les institutrices du genre humain, ne permettent pas une pareille fin de non-recevoir à un siècle aussi positif, aussi observateur, aussi disposé à s’incliner devant la puissance des faits. Nous ne pouvons plus expliquer d’aussi grands effets par d’aussi pauvres causes. Comment une institution aussi populaire, aussi permanente que la religion, pourrait-elle être considérée comme un accident dans le développement de la civilisation générale, auquel elle a présidé jusqu’ici? N’est-ce pas la preuve certaine qu’elle tient aux racines mêmes de l’humanité? Mais cette preuve historique ne semble-t-elle pas confirmée par les expériences décisives de la psychologie elle-même? Si la religion n’est qu’une illusion de l’imagination, une erreur naïve de l’enfance de l’esprit humain, comment persiste-t-elle, à l’âge de la raison virile, chez tant d’hommes aussi distingués par l’intelligence que par la science? Le sentiment religieux ne serait-il pas un besoin de l’âme, alors même que le symbole ne satisfait pas la raison? La foi n’aurait-elle pas ses droits sur la nature humaine aussi bien que la science, en s’adressant à un autre côté de cette nature? En un mot, si les religions passent, la religion elle-même ne serait-elle pas éternelle, soit comme objet de l’imagination et de l’intelligence, soit comme objet du sentiment? Si les formes s’évanouissent après une durée plus ou moins longue, le fond n’est-il pas immuable[14]? »

À cette lecture, j’ai cru, monsieur, que c’était là votre opinion, et tout lecteur de cette page raisonnable va le croire aussi bien que moi.

On croit que l’auteur va montrer sous toutes les formes appelées religions une religion unique, fondamentale, ou plutôt la religion nécessaire, éternelle et universelle. Vous commencez, en effet, à montrer, dans un chapitre intitulé Méthode historique, toute l’histoire témoignant en faveur de la religion, et puis, dans un autre chapitre intitulé Méthode psychologique, vous montrez toute la psychologie venant porter le même témoignage. Mais survient le chapitre intitulé Explication, qui termine tout par la conclusion que voici : « En résumé, la religion et la philosophie répondent à deux momens, deux états distincts de la vie intellectuelle. Le caractère dominant de l’état religieux, c’est le règne de l’imagination... : âge de l’imagination, âge religieux; âge de la raison, âge philosophique. La pensée humaine accomplit peu à peu la révolution qui doit la faire passer d’un pôle à l’autre,... de même que dans l’histoire de l’individu, dans l’histoire générale de l’humanité, le mouvement intellectuel commence par la religion et finit par la philosophie[15]. » Après quoi vous montrez comment toute religion disparaîtra devant la science, malgré tous les regrets et la tristesse des âmes.

Ainsi, monsieur, lorsque vous affirmez au début que « la critique de notre siècle ne croit pas que tout soit dit quand on a rangé l’institution religieuse parmi les superstitions de l’ignorance ou les rêves de l’imagination, » quand vous dites : « Nous ne pouvons plus, avec nos pères, expliquer d’aussi grands effets par d’aussi pauvres causes, » quand vous ajoutez : « N’est-ce pas une preuve certaine que la religion tient aux racines mêmes de l’humanité? » qui pouvait s’attendre que la conclusion de tout votre livre serait pourtant celle-ci : la religion, c’est l’âge de l’imagination ; la philosophie, c’est l’âge viril? Toute religion est ou symbole d’imagination, ou idole de l’entendement ou anthropomorphisme. Telle est, monsieur, la conclusion que vous apportez à la fin. C’est celle que vous repoussez au début par ces mots : « tout n’est pas dit quand on a rangé la religion parmi les rêves de l’imagination. » ’A quoi bon votre début et à quoi bon votre long circuit pour arriver, ici encore, à nier à la fin ce que vous affirmez au commencement? La formule des trois temps dialectiques triomphe encore, je dis la formule mutilée, puisqu’elle n’arrive jamais au troisième temps, et s’arrête, en tout cas et partout, et ici même, au second temps, la négation.

Ce qui précède, monsieur, c’est le plan général et abstrait de votre marche dans ce livre de la Religion. Regardons de plus près son contenu réel. Voici comment vous parvenez à la négation radicale. Vous dites que le christianisme est la dernière, la plus haute, la plus philosophique des religions, qu’il ne peut en venir une autre plus lumineuse et plus parfaite, qu’en un mot l’Évangile ne peut avoir d’autre héritier que la philosophie ; mais vous ajoutez qu’il doit avoir et qu’il aura cet héritier, et cela, parce que le christianisme est imparfait, qu’il doit passer avec l’âge de l’imagination, et que déjà il ne cesse de reculer devant la science.

Cela posé, comment démontrez-vous que le christianisme est une doctrine insuffisante, imparfaite et qui doit passer? Ici, monsieur, malgré tout le respect que je vous porte, malgré la connaissance que j’ai de votre entière sincérité, il faut nécessairement que je vous blâme. Ce que nous rencontrons ici dépasse tout ce que l’on pouvait attendre de l’homme instruit et sincère que vous êtes.

On concevra difficilement le prodige qu’en ce moment nous avons sous les yeux.

Voici un adversaire du christianisme qui, pour montrer que le christianisme est imparfait et insuffisant, va d’abord au plus difficile, et entreprend de démontrer que la morale de l’Évangile est imparfaite, insuffisante, et qu’il existe dès aujourd’hui une autre morale supérieure à la morale de l’Évangile. Mais quelle peut être cette morale, et quel nom peut-on lui donner? Son nom, dites-vous, c’est la morale moderne, et son essence, c’est d’être fondée sur la justice. Or il est clair qu’une morale fondée sur la justice est supérieure à la morale de l’Évangile, qui n’est fondée que sur un sentiment. La morale moderne est donc supérieure à la morale chrétienne de toute la supériorité d’un principe sur un sentiment. Tel est le raisonnement. Voici les textes inexplicables qui l’énoncent :

« La morale évangélique ne parle que le langage du sentiment et de l’amour, tandis que la morale moderne parle le langage plus sévère des principes, du devoir et du droit. L’âme chrétienne connaît la charité,... la conscience moderne connaît la justice, c’est-à-dire le respect de la personne humaine[16]. On a beau dire : Où donc est la morale supérieure à l’amour? Je réponds : Un sentiment n’est jamais un principe. Nul sentiment, si beau, si pur, si fort qu’il soit, ne vaut un principe. En fait de loi morale, rien n’est supérieur, rien n’est égal à la justice. Voilà pourquoi nous plaçons la morale moderne encore au-dessus de celle de l’Évangile[17]. » Tels sont les textes. Mais que signifie tout ceci? que signifie cette supériorité d’une morale qui a pour principe la justice, sur la morale évangélique, sinon que la morale évangélique n’a pas pour principe la justice?

Mais où donc se trouve l’énoncé de la morale évangélique? Dans quels chapitres l’Évangile résume-t-il sa morale? Dans le Discours sur la montagne. Personne n’ignore cela. Tout chrétien et tout homme instruit sait par cœur ce discours. Or que penser d’un homme, je veux dire d’un esprit qui définit et juge la morale de l’Évangile en supprimant le Discours sur la montagne avec le reste de l’Évangile? Avant de parler de la morale évangélique, il fallait, ce me semble, lire les chapitres où la morale de l’Évangile est exposée.

Prenons le code de la morale chrétienne. Écoutez. Voici le principal discours de Jésus-Christ. Il ouvre toute son âme (aperuit os suum), et il dit :


« Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. (Matth., V, v, 4.)

« Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume du ciel est à eux. (v. 8.)

« Je ne suis pas venu abolir la loi, mais l’accomplir. (v. 17.)

« Les moindres détails de la loi sont éternels. (v. 18.)

« La pratique de la loi est la mesure de la grandeur des hommes. (v 19.)

« Je vous le dis, si votre justice n’est pas plus vraie que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. (v. 20.) »


Cela dit, Jésus-Christ développe l’idée de la stricte et rigoureuse justice.


« Non-seulement ne pas tuer, mais ne pas insulter. (v. 21 et 22.)

« Ne pas commettre l’adultère de fait ni même l’adultère de pensée. (v. 27 et 28.)

« Sacrifier son œil ou sa main, si l’œil ou si la main veulent aller à l’iniquité, (v. 29 et 30.)

« Ne pas seulement éviter le parjure, mais même toute parole fausse. (v. 34 et 35.)

« Ne pas pratiquer la justice devant les hommes afin d’en être vus, mais devant Dieu notre père, qui nous voit. (VI, v. 1.)

« Prier le Père de nous traiter comme nous traitons nos frères. (v. 12, 14.)

« Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, car le reste vient par surcroît. (v. 23.) »


Après quoi, Jésus-Christ donne au monde la formule éternelle, universelle, absolue, savante, populaire, pratique, de la loi de justice : formule rigoureuse et précisément scientifique, qui est au monde moral, au monde social, ce qu’est au monde astronomique l’attraction et sa loi. Il dit : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pour eux. Voilà la loi et les prophètes. » Ces derniers mots signifient : voilà tout.

Oui, c’est là tout. C’est toute la loi du passé et toute la loi de l’avenir. Je répète que c’est la formule éternelle, absolue, de la loi de justice, renfermant véritablement la science entière de la justice. Pesez bien chaque parole comme parole scientifique : c’est l’action, c’est le travail qu’impose d’abord la loi : « faites, » agissez, travaillez. Mais sous quelle loi ? Sous la loi de justice et d’égalité. J’ai besoin d’être aidé par les hommes, je dois donc les aider, et je dois les aider dans la mesure où je veux qu’ils m’aident. C’est l’évidence morale de la justice, du devoir et du droit. C’est la formule qu’admettent en termes équivalens toutes les écoles économiques : travailler les uns pour les autres : mutualité des services ; équivalence des services ; égalité des droits, des services, des devoirs. Do ut des, facio ut facias. C’est bien là, comme s’expriment les maîtres, < ; la base de toute l’évolution économique de l’humanité[18]. » Le travail sous cette loi est la cause du progrès du monde et la loi de l’histoire. Après cela, Jésus-Christ nous prévient que c’est la pratique de cette loi qui seule jugera tous les hommes. Il n’y a qu’un moyen pour entrer dans le royaume des cieux : c’est de faire la volonté du Père, pratiquer en effet la justice, (v. 18, 19.) Il ne suffit nullement de venir adorer Jésus-Christ, et de lui dire au jour du jugement : « Seigneur! Seigneur ! en votre nom nous avons prophétisé, en votre nom fait des miracles, en votre nom chassé les démons. Je leur dirai : Je ne vous connais pas, vous tous qui commettez l’iniquité. » (v. 20, 23.) Et Jésus-Christ conclut tout en disant : « L’homme qui pratique ces choses, c’est le sage qui bâtit sur le roc. (v. 24.) Celui qui ne les pratique pas, c’est l’homme qui bâtit sur le sable. » (v. 26.)

Donc la loi de justice pratiquée en effet, voilà le roc sur lequel l’homme sage doit bâtir sa maison, que rien ne pourra renverser. Et la loi de justice non pratiquée, voilà le sable sur lequel l’insensé bâtira sa demeure, qu’emporteront les torrens et les vents. Voilà ce que Jésus-Christ dit en des termes qui sont dans la main et sous les yeux du monde entier. C’est là son code moral.

Jamais de telles paroles n’avaient été prononcées sur le monde, jamais rien de pareil n’a été dit sur la justice. C’est l’enseignement de justice le plus profond, le plus complet, le plus divin, le seul divin, que le monde ait reçu. C’est la plus absolue proclamation de la justice, comme unique nécessaire, dont on puisse concevoir l’idée. Pour le salut, l’adoration elle-même du Christ, l’adoration de Dieu ne suffit pas. Il ne suffit même pas de s’être emparé de la force de Dieu pour produire des miracles, d’avoir pu saisir sa lumière pour prophétiser. Tout cela n’est rien, et le Christ ne vous connaît pas, si vous avez été des ouvriers d’iniquité.

Après cette proclamation absolue du devoir, le divin maître énonce la loi scientifique de la justice, laquelle est, à tout l’ensemble des sciences morales, ce qu’est à l’astronomie l’attraction et sa loi. Il nous en prédit les effets. Il en montre le terme et le fruit. Il enseigne cette divine vérité que ceux qui ont faim et soif de justice ont le bonheur par cela seul, et seront toujours rassasiés.

Et après la proclamation de la loi, après la formule scientifique et la description de la loi, il montre enfin la force vive qui opère ce que connaît la science, et ce qu’exige la loi ; il nous montre ce feu de l’âme, l’amour, qui est la force, et sans lequel la justice connue n’est qu’un idéal vide, qui jamais n’entre en mouvement. Il fait pour la justice ce que fait pour le mouvement la puissante majesté de la science, quand elle enseigne aux hommes la loi des forces, et puis construit pour eux les admirables mécanismes capables d’employer les forces, et puis enfin leur donne la force elle-même, le feu, sans lequel tout le reste serait immobile et abstrait.

Voilà ce que font pour nous la divine science et la divine puissance du Christ. Voilà comment il nous impose et nous apporte la justice, comme loi, comme science, comme force.

Après quoi il se trouve un homme pour dire à Jésus-Christ : « C’est fort bien ! Votre morale est belle, mais elle est imparfaite. C’est la justice que vous auriez dû enseigner. Notre morale moderne est plus haute, car elle est un principe, et ce principe, c’est la justice. »

Que pensez-vous de l’homme qui agit et qui parle ainsi? Monsieur, vous êtes cet homme. Voilà ce que vous avez fait. Si, le jour où le Christ fut jugé, vous aviez été juge, et aviez apporté à sa cause ce degré d’attention, vous l’auriez condamné.


TROISIEME LETTRE.

Ainsi, monsieur, vous démontrez que le christianisme est imparfait et doit passer, surtout parce que sa morale est imparfaite. Et vous démontrez que la morale de l’Évangile est imparfaite, parce qu’elle ne repose pas sur le principe de la justice. Vous avez sous les yeux le Discours sur la montagne. Ce discours n’est tout entier que la plus solennelle proclamation de la justice qu’ait jamais entendue le monde. Il est de plus, dans le détail, la description de toute justice. Il est la science de la justice donnée aux hommes dans sa formule la plus parfaite, formule absolue et universelle, radicalement et rigoureusement scientifique. Et la justice est tellement le tout de la morale évangélique que la théologie, ce résumé de l’étude des siècles sur l’Évangile, la théologie a posé cet axiome : « la justice est l’ensemble et la consommation de toute vertu chrétienne; justitia est omnium virtutum christianarum complexio. » De plus, à la proclamation de la justice et à la science de la justice, Jésus-Christ, dans son divin discours, ajoute le bienfait que voici : il nomme et il montre la force par laquelle la justice proclamée, — la justice connue, — peut être pratiquée, et devenir parmi les hommes justice effective et vivante. Or, monsieur, ce discours étant sous vos yeux, vous avez dit : « Tout cela ne me suffit pas. C’est la justice qu’il fallait enseigner. » Et puis vous inventez un mot dont on n’aperçoit pas le sens, le mot morale moderne, et vous dites : « Voilà la morale supérieure à la morale de l’Évangile, car elle repose sur un principe, et ce principe, c’est la justice. »

Pouvez-vous me blâmer, monsieur, si à la lecture d’un pareil jugement j’ai écrit, sur la marge du livre, ces mots : c’est une iniquité ! Oui, monsieur, c’est une iniquité de juger ainsi l’Évangile et le Christ. On ne peut condamner sans l’entendre ni le dernier des hommes, ni le dernier des livres. Or ici c’est de l’Évangile et de Jésus-Christ qu’il s’agit. Et vous jugez et vous condamnez sans rien entendre et sans rien regarder. Eh bien ! c’est par une suite de pareilles injustices que vous montrez comment le christianisme est imparfait et doit passer.

Vous dites sur le christianisme et l’église tout ce que vous voulez, arbitrairement, résolument. Vous avancez toujours, et vous parlez, et vous frappez, foulant aux pieds les textes, les faits, les évidences, pourvu que vos assertions rentrent dans la formule systématique à laquelle votre esprit s’est livré, méthode d’erreur qui vous domine, qui vous fascine, et qui vous ôte la liberté d’esprit.

Vous attribuez au christianisme les erreurs qu’il condamne. Vous donnez des dogmes chrétiens des interprétations insupportables, et puis vous dites : Voilà des dogmes qui ne peuvent subsister. Pour vous, le grand et admirable dogme de la grâce, mot dont vous ignorez évidemment le sens, signifie : « le gouvernement personnel, » comme est celui d’un homme qui procède par faveur et non pas par justice. Parlant de la morale de l’Évangile et du mot vide de sens de morale moderne, vous citez je ne sais quels auteurs qui, opposant les deux morales, ont dit «que la grâce est le principe de l’une, tandis que la justice est le principe de l’autre, que la morale chrétienne ne connaît que la justification par la grâce, et la morale moderne la justification par les œuvres. » Vous ajoutez : « Ils ont raison à la lettre, puisque telle est la doctrine de l’église. » Mais vous n’ignorez pourtant pas que la doctrine de la justification sans les œuvres est une invention de Luther, combattue par l’église entière, condamnée au concile de Trente, et que les protestans ne soutiennent même plus aujourd’hui.

Le christianisme, dites-vous, enseigne la nature maudite de la matière, il enseigne que la nature est radicalement mauvaise. Vous savez pourtant bien qu’il n’y a là qu’une grossière hérésie des premiers temps, condamnée par l’église, et qu’on appelle le manichéisme.

Par la formule d’erreur qui permet de blâmer en louant, vous faites au christianisme et à toute religion des éloges ou reproches comme celui que voici : « La religion a toujours élevé les âmes, épuré les sentimens, réglé les volontés. Elle a même souvent inspiré les intelligences, surtout quand elle était, comme le christianisme, une grande et profonde doctrine. Elle ne les a jamais émancipées ! Son principe d’éducation est l’autorité, son moyen l’obéissance, son but la vertu et la sainteté, non la liberté[19]. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment peut-on élever, purifier les âmes, inspirer les intelligences sans les émanciper ? Peut-on produire la vertu sans la liberté ? Est-ce que le but du christianisme n’est pas la liberté des enfans de Dieu ? Est-ce que Jésus-Christ repousse la liberté quand il affirme que l’homme qui fait le mal est esclave du péché ? Est-ce que Jésus-Christ ne donne pas la formule et la science de la liberté quand il dit : « Si vous pratiquez ma parole (la justice), vous connaîtrez la vérité, et par la vérité vous irez à la liberté ? » Ne semble-t-il pas ici que le but, le terme et comme la récompense de tout le développement humain soit en effet la liberté ? Oui certes, cela est vrai en entendant la liberté comme l’entend l’Évangile, qui seul a le vrai sens du mot, savoir : la liberté qui est le fruit de la justice et de la vérité, la liberté qui est l’essor des forces, la liberté des enfans de Dieu, qui est l’attente de toute la création comme l’enseigne saint Paul. Lisez l’épître catholique de saint Jacques, où vous trouvez « la loi parfaite de liberté[20]. »

Vous parlez de la femme chrétienne ; mais tout en avouant que le type chrétien de la femme est supérieur au type oriental, grec et romain, « vous n’en faites point, dites-vous, votre idéal, parce que la pureté et l’élévation mystique des sentimens ne peuvent cacher au moraliste philosophe ce qu’il y a de faible, de passif, d’impersonnel, d’étroit, de trop peu pratique, dans le caractère de la femme chrétienne, » et vous avez l’orgueil de croire « qu’il y a pour le moraliste moderne quelque chose au-dessus de la femme chrétienne, » dont vous ne trouvez « ni la conscience assez large, ni la volonté assez libre, ni la raison assez forte, ni l’amour assez vrai pour tout autre objet que le Dieu que le christianisme lui enseigne… Elle n’a rien en elle, ou du moins peu de chose qui lui soit propre, ni raison exercée, ni conscience développée, ni volonté autonome et libre[21] » Puis, créant encore un mot dont il m’est impossible de trouver le sens, vous dites : la femme moderne, c’est « la femme qui a une conscience, et qui est une vraie personne. » Voilà la femme moderne ! Voilà celle qui est supérieure à la femme chrétienne, laquelle n’est donc point une personne, et n’a point une conscience !

Vous procédez ici précisément comme quand vous dites : La morale moderne, celle qui a pour principe la justice, voilà la morale supérieure à celle de l’Évangile, laquelle n’a point la justice pour principe ; c’est encore comme quand vous inventez cet autre mot, dont je ne vois pas non plus sens, la conscience moderne, celle qui connaît le respect de la personne humaine ! Voilà la conscience supérieure à la conscience chrétienne, laquelle ne connaît donc point le respect de la personne humaine. C’est enfin comme quand vous créez le mot pensée moderne, et parlez des besoins de la pensée moderne, cette pensée aux yeux de qui tout le passé de l’esprit humain est mort, et à laquelle vous apportez, comme chose vivante, la dialectique dont nous connaissons la formule. Mais revenons à la femme chrétienne.

Je ne vois dans vos descriptions de la femme chrétienne opposée à la femme moderne qu’un phénomène facile à constater et chez les femmes et chez les hommes, chrétiens ou non, savoir : l’état passif de beaucoup d’âmes lorsqu’elles commencent à se soumettre aux lois morales ou religieuses. L’objet moral que vous apercevez est celui-ci : c’est qu’il est un très petit nombre d’êtres arrivés à la perfection, c’est-à-dire à la liberté sous la loi. L’essor des forces sous la loi, dans l’ordre intellectuel, c’est le génie ; dans l’ordre moral, c’est la sagesse ou la sainteté. Vous avez raison de vouloir pour tous les hommes et surtout d’exiger des chrétiens un plus haut degré d’énergie, de vigueur personnelle, de liberté, d’essor de toutes les forces dans le bien. Tous les chrétiens devraient, aujourd’hui surtout, méditer et pratiquer davantage ce beau mot biblique : cum sumpsisset cor ejus audaciam propter vias Domini.

Morale moderne, conscience moderne, pensée moderne, femme moderne, voilà des mots qui signifient morale chrétienne et conscience chrétienne, pensée chrétienne et femme chrétienne, ou qui n’ont aucun sens. Depuis Ran un de l’ère moderne, rien n’est intervenu en morale, sinon les négations qui sont aujourd’hui sous nos yeux, la négation de la conscience et de la liberté morale, la négation du bien et du mal, du juste et de l’injuste. C’est la seule nouveauté dont on ait entendu parler.

Enfin, monsieur, vous ne craignez pas de répéter contre l’église des assertions que nous aurions le droit de qualifier plus durement encore, s’il se pouvait, que vous ne faites ma critique de Hegel, quand vous la qualifiez (ce que personne n’a pu comprendre) de « véritable calomnie ![22] » Ne faut-il pas de notre part une fort grande patience pour répondre avec calme à des accusations comme celle qui suit ? Vous prenez l’un des grands bienfaits historiques de l’Évangile, par exemple l’émancipation de la femme. Vous retournez le fait. Vous formez la proposition contradictoire aux faits que voit le monde entier, et vous dites : « Qui ne connaît les dures paroles de l’église au moyen âge sur la faiblesse et la perversité native de la femme ? L’église rabaisse la femme au rang d’un être inférieur, dans un langage dont on rougirait aujourd’hui[23]. »

Ici, monsieur, je vous pose une question. Voulez-vous bien me dire où vous avez trouvé cela ? Pourquoi n’avez-vous pas cité en note « ces dures paroles » et « ce langage ? » Pourquoi, sans rien citer, n’avez-vous pas indiqué les sources ? Que signifie la note que je rencontre ici : « Voir la collection des conciles et particulièrement du concile de Trente ? » L’indication que vous donnez est bien au moins trois fois plus vague encore que si vous aviez dit : « Voir la littérature classique, tant ancienne que moderne ! » J’ai cherché et j’ai fait chercher, dans les bibliothèques, dans les communautés, à l’Oratoire, à Saint-Sulpice, dans le concile de Trente, dans la collection des conciles, et je n’ai rien trouvé. J’ai interrogé professeurs et théologiens ; nul ne connaît cela. Vous m’avez, ai-je dit, accusé d’avoir calomnié la doctrine de Hegel sur un fait que j’avais démontré, que je démontre aujourd’hui de nouveau, en mettant sous vos yeux tous les textes. Ici, qu’avons-nous sous les yeux ? J’attends que vous nous apportiez quelque preuve à l’appui de votre assertion.

Feriez-vous allusion peut-être à ce concile qui discuta la question de savoir si la femme a une âme ? C’est une pure facétie. Gorini l’a déjà démontré contre M. Henri Martin[24] ; mais nos réponses les plus décisives vous demeurent toujours inconnues. Il n’existe aucune trace d’un concile ayant discuté cette question.

Mais j’en reviens aux « dures paroles qui feraient rougir aujourd’hui ! » Vous devez les citer. Cherchez-les de votre côté ! Vous n’en trouverez pas qui montrent que « l’église rabaisse la femme au rang d’un être inférieur. » Vous trouverez l’oraison publique de l’église Pro devoto femineo sexu, ce qui veut dire : « pour ce sexe religieux et dévoué. » Vous trouverez l’institution des diaconesses subsistant jusqu’au IVe siècle dans sa forme primitive, diaconesses chargées d’instruire les femmes catéchumènes, et même de leur administrer le baptême. Vous trouverez au moyen âge la femme devenue, dans les mœurs chrétiennes, un objet d’enthousiasme religieux. Vous trouverez dans l’histoire des moines d’Occident ce que sont les abbesses dans les couvens anglo-saxons[25].

Vous trouverez enfin pendant trois siècles, Xie, XIIe, XIIIe, cette étonnante institution qui, pour imiter l’obéissance filiale de saint Jean à la Vierge Marie, fonde un grand ordre religieux, où des milliers de religieux et de religieuses sont gouvernés par une abbesse[26]. Vous verrez cet ordre approuvé par plusieurs bulles authentiques des papes qui le déclarent fondé sur ces paroles du Christ : « voici votre fils » et « voici votre mère, » et qui louent hautement cette règle et le bien qu’elle produit : quantumque ex ea honum proveniat.

Que dire de ces légions de femmes canonisées, déclarées saintes, placées sur nos autels aux pieds de Jésus-Christ, et cela depuis les premiers jours du christianisme jusqu’à nos jours. Et que dire de l’expression théologique de fiancée de Jésus-Christ, d’épouse de Dieu, appliquée, depuis le commencement du christianisme jusqu’aujourd’hui, à la vierge qui consacre sa vie à visiter les pauvres, à soigner les malades, à instruire les enfans, à prier Dieu? Que dire de ces légions célestes qui continuent ainsi, sur une plus grande échelle, l’institution des diaconesses, et vont se multipliant sur la terre, de siècle en siècle, pour mériter ce nom d’épouses de Dieu? Est-ce là la femme rabaissée par l’église au rang d’un être inférieur, dans un langage dont on rougirait aujourd’hui?

Mais comment oublier cette institution, unique dans les annales du monde, la chevalerie, noble fleur du printemps chrétien, dont on ne parle plus, ou dont on parle en souriant, parce qu’on ne sait pas la comprendre, et qu’on est loin de se douter des fruits qu’elle donnera dans la renaissance à venir, quand les hommes connaîtront la transformation du courage pour la paix des nations, et la transfiguration de l’amour pour la sainteté des cœurs?

Comment ne pas apercevoir cet autre prodige qui est la source la plus visible de la noblesse des races modernes comparées à l’antiquité? Je veux parler de l’épouse et de la mère chrétienne, celle qui a su réaliser la parole de saint Paul : «ce sacrement est grand en Jésus-Christ et en son église ! » celle dont le monde n’a pas parlé, celle qui n’a pas d’histoire, et qui, cachée dans les entrailles du monde régénéré, lui a donné des hommes plus beaux, plus nobles, plus généreux, plus saints, plus ardens pour le salut du monde : celle enfin que l’Ancien-Testament appelait la femme forte, et qu’il ne savait où trouver.

Aujourd’hui, cette mère d’une humanité supérieure est répandue partout, comme le sel de la terre sur la surface du monde civilisé. L’on essaie, je le vois, d’affadir ce sel pour le pouvoir fouler aux pieds; on n’y parviendra pas. C’est Jésus-Christ, Dieu incarné, qui par une sorte de création nouvelle a su donner au monde cette vierge, cette épouse et cette mère, et cette famille plus haute, fondée sur le mariage indissoluble d’un seul homme avec une seule femme, parce qu’elle est fondée sur l’amour immuable qui se donne à jamais.

Encore une fois, est-ce là la femme rabaissée par l’église dans un langage dont on rougirait aujourd’hui? Mais si ce langage, si ces paroles dont il faut rougir n’existent pas, — et elles n’existent pas, — que penser, monsieur, de votre manière d’attaquer l’église, le christianisme, la religion, la vérité? Tout votre livre de la Religion, laissez-moi vous le dire, est écrit par la méthode de l’assertion sans preuves, soumise elle-même à la formule, formule mutilée des deux temps, d’affirmation et de négation, sans troisième temps conciliateur. Votre volume est un volume sans notes, sans citations, sans preuves ou textes à l’appui. Il suffit de l’ouvrir pour le voir. C’est un tissu d’assertions nombreuses, rapides, arbitraires, presque toutes contestables, la plupart fausses, contradictoires, mais toujours sans essai de preuve ni de démonstration.

Ces jugemens, monsieur, je le sens bien, sont très francs et très vifs, mais la franchise est l’une des marques du respect que l’on doit à tout adversaire qu’on estime, et la vivacité du jugement, quand elle reste en ses justes limites, fait partie de sa franchise même. La règle de ma polémique, comme je le disais au début, est de répondre « avec modestie et respect » à ceux qui nous demandent raison de notre foi; mais, comme l’enseigne l’apôtre au même lieu, ce respect et cette modestie n’excluent point l’énergique fermeté de réponse aux jugemens injustes portés contre l’espérance des chrétiens. Il faut que l’honnête homme qui nous attaque à tort, mais qui s’est trompé de bonne foi, puisse regretter son injustice ou son erreur.


A. GRATRY.

  1. Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1868, p. 317.
  2. M. l’abbé Gratry n’a point à nous remercier. Nous avons accueilli ses lettres : 1° pour montrer une fois de plus que la Revue n’est pas fermée à l’apologie, si elle s’ouvre plus souvent à la critique, nous ne dirons pas du christianisme certes, mais de l’interprétation et de l’application de l’église; 2° pour répondre à ce reproche assez singulier que la Revue n’admet pas facilement les travaux des écrivains catholiques. Est-ce bien notre faute? La littérature et la science religieuses sont-elles si riches en talens, en plumes fécondes, qu’il n’y ait qu’à les appeler? Puis la défense de l’église, telle que la comprennent les écrivains catholiques, se bornant à commenter les livres saints et les doctrines de l’orthodoxie, peut-elle défrayer la libre critique? Peut-elle, dans un cadre aussi restreint, trouver place ici? Nous entendrions autrement la discussion religieuse; nous la voudrions plus large, plus compréhensive, plus hardie, sans cesser d’être respectueuse, et plus d’une fois nous y avons convié des voix autorisées, mais en échouant toujours devant leurs craintes de s’écarter des traditions romaines. Quoi qu’il en soit, lisons avec l’attention qu’elles méritent la défense et la vive critique de. M. l’abbé Gratry, ainsi que la réponse de M. Vacherot. Les deux thèses sout ainsi sous les yeux du lecteur, qui prononcera.
  3. Petr. III, 14, 15, 16.
  4. La Métaphysique et la Science, préface, p. XXXIV et XXXV.
  5. Revue des Deux Mondes (15 juillet 1868), p. 294.
  6. Ibid., p. 295.
  7. Ibid., p. 297.
  8. Ibid., p. 300.
  9. Ibid., p. 301.
  10. Revue des Deux Mondes, p. 302.
  11. Ibid., p. 302.
  12. « Là (en saint Matthieu et en saint Marc) il n’est question ni de résurrection ni d’ascension glorieuse au ciel. »
    Or, 1° sur la résurrection :
    Saint Matthieu, chap. XVI, v 21.— Chap. XVII, v 9. — Chap. XVII, v 21 et 22. — Chap. XX, v 18 et 19. — Chap. XXVI, v 32. — Chap. XXVII, v 62 et 63.
    Saint Marc, chap. VIII, v 31. — Chap. IX, v 8. — Chap. IX, v 30. — Chap. X, v 34. — Chap. XIV, v 28.
    Le lecteur est prié de lire aussi les textes suivans de saint Luc, pour bien voir que l’annonce de la résurrection n’y est pas plus explicite qu’en saint Matthieu et en saint Marc.
    Saint Luc, chap. IX, v 21 et 22. — Chap. XVIII, v 33. — Chap. XXIV, v 7.
    2° Sur l’ascension glorieuse au ciel:
    Saint Matthieu, chap. XVI, v 28. — Chap. XXIV, v 30. — Chap. XXVI, v 64.
    Saint Marc, chap. XIII, v 26.
  13. Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1868, p. 307. — La Religion, p. 141.
  14. La Religion, p. 7.
  15. Ibid., p. 314 et 315.
  16. La Religion, p. 427.
  17. Ibid., p. 428.
  18. Bastiat, Harmonies.
  19. La Religion, p. 431.
  20. Ch. I, v. 15.
  21. La Religion, p. 451 et 45.
  22. Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1868, p. 307.
  23. La Religion, p. 449.
  24. Voyez Gorini, t. III, p. 463. On désignait un concile provincial de Maçon. Nulle trace du fait dans les actes de ce concile. Seulement saint Grégoire de Tours rapporte qu’à ce concile un évêque demanda si le mot homo était plus applicable à la femme que le mot vir. On lui répondit aussitôt qu’il était applicable, même dans la langue des livres saints, à cause du mot évangélique fils de l’homme. Voilà tout.
  25. Moines d’Occident, par le comte de Montalembert, t. IV, p. 242.
  26. Ut abbatissa in omnes tum viros tum fœminas jus summum obtineat, statuens ut viri, Joannis Evangelistæ exemple, virginibus seu mulieribus parerent, et hæ vicissim Beatæ Virginis exemptum sequentes religiosos tanquam filios amplecterentur. — Cet ordre a été approuvé par beaucoup de bulles authentiques des papes « qui eum docent ab illis verbis Christi : Ecce filius tuus, ecce mater tua, institutionis suæ rationem originemque petiisse. » Bollandistes, t. III de février, p. 599. — Le pape Innocent III loua hautement cette règle et le bien qu’elle produisait : quantumque ex ea bonum proveniat.