Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme


Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme
1795

trad. Adolphe Régnier

"Si c'est la raison qui fait l'homme, c'est le sentiment qui le conduit" ROUSSEAU.


LETTRES

SUR

L'ÉDUCATION ESTHÉTIQUE

DE L'HOMME[1].




LETTRE I.

Vous daignez donc me permettre de vous exposer, dans une série de lettres, le résultat de mes recherches sur le beau et l’art. Je sens vivement l’importance, mais aussi le charme et la dignité de cette entreprise. Je vais traiter un sujet qui se rattache à la meilleure part de notre bonheur par des liens immédiats, et à la noblesse morale de la nature humaine par des rapports qui ne sont pas très éloignés. Je vais plaider la cause du beau devant un cœur qui en sent et exerce toute la puissance, et qui, dans des investigations où l’on est obligé d’en appeler aussi souvent aux sentiments qu’aux idées, se chargera de la partie la plus difficile de ma tâche.

Ce que je voulais implorer de vous comme faveur, vous m’en faites généreusement un devoir, et, lorsque j’obéis seulement à mon inclination, vous me laissez l’apparence d’un mérite. Loin d’être une gêne et une contrainte, la liberté d’allure que vous me prescrivez est bien plutôt un besoin pour moi. Peu exercé dans l’emploi des formules d’école, je ne courrai guère le danger de pécher contre le bon goût par l’abus que j’en pourrais faire. Puisées dans un commerce uniforme avec moi-même, plutôt que dans la lecture ou dans une riche expérience du monde, mes idées ne renieront pas leur origine ; l’esprit de secte sera le dernier défaut qu’on pourra leur reprocher, et elles tomberont par leur propre faiblesse plutôt que de se soutenir par l’autorité et la force étrangère.

À la vérité, je ne vous dissimulerai pas que c’est en très grande partie sur des principes de Kant que s’appuieront les assertions qui vont suivre ; mais si, dans le cours de ces recherches, je devais vous rappeler une école particulière de philosophie, ne vous en prenez qu’à mon impuissance, et non à ces principes. Non, la liberté de votre esprit doit être sacrée pour moi. Votre propre sentiment me fournira les faits sur lesquels je construis mon édifice ; la libre faculté de penser qui est en vous me dictera les lois qui doivent me diriger.

Sur les idées qui dominent dans la partie pratique du système de Kant, les philosophes seuls sont divisés, mais les hommes, je me fais fort de le prouver, ont toujours été d’accord. Qu’on dépouille ces idées de leur forme technique, et elles apparaîtront comme les décisions prononcées depuis un temps immémorial par la raison commune, comme des faits de l’instinct moral, que la nature, dans sa sagesse, a donné à l’homme pour lui servir de tuteur et de guide jusqu’au moment où une intelligence éclairée le rend majeur. Mais précisément cette forme technique qui rend la vérité visible à l’intelligence, la cache au sentiment ; car, malheureusement, il faut que l’intelligence commence par détruire l’objet du sens intime si elle veut se l’approprier. Comme le chimiste, le philosophe ne trouve la synthèse que par l’analyse ; il ne trouve que par les tortures de l’art l’œuvre spontanée de la nature. Pour saisir l’apparition fugitive, il faut qu’il la mette dans les chaînes de la règle, qu’il dissèque en notions abstraites son beau corps, et qu’il conserve dans un squelette décharné son esprit vivant. Quoi d’étonnant si le sentiment naturel ne se reconnaît pas dans une pareille copie, et si, dans l’exposé de l’analyste, la vérité ressemble à un paradoxe ?

Ainsi donc, ayez aussi pour moi quelque indulgence s’il arrivait aux recherches suivantes de dérober leur objet aux sens en essayant de le rapprocher de l’intelligence. Ce que je disais tout à l’heure de l’expérience morale peut s’appliquer avec plus de vérité encore à la manifestation du beau. C’est le mystère qui en fait toute la magie, et, avec le lien nécessaire de ses éléments, disparaît aussi son essence.

Lettre II
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Mais cette liberté que vous m’accordez, n’en pourrais-je point faire un meilleur usage que d’appeler votre attention sur le théâtre de l’art ? N’est-il pas au moins intempestif d’aller à la recherche d’un code pour le monde esthétique, alors que les affaires du monde moral présentent un intérêt bien plus immédiat, et que l’esprit d’examen philosophique est si vivement excité par les circonstances actuelles à s’occuper de la plus accomplie de toutes les œuvres d’art, l’édifice d’une véritable liberté politique ?

Je serais fâché de vivre dans un autre siècle et de lui avoir consacré mes travaux. On est citoyen du temps aussi bien que de l’État ; et, si l’on trouve inconvenant et même illicite de se mettre en dehors des mœurs et des habitudes du cercle dans lequel on vit, pourquoi serait-ce moins un devoir d’écouter la voix du siècle, de consulter le besoin et le goût de son temps dans le choix de sa sphère d’activité ?

Cette voix du siècle, il faut le dire, ne paraît nullement se prononcer en faveur de l’art, de celui du moins qui sera l’objet exclusif de mes recherches. Le cours des événements a donné au génie du temps une direction qui menace de l’éloigner de plus en plus de l’art de l’idéal. Cet art doit abandonner le domaine du réel, et s’élever avec une noble hardiesse au-dessus du besoin : l’art est fils de la liberté et il veut recevoir la loi, non de l’indigence de la matière, mais des conditions nécessaires de l’esprit. Aujourd’hui cependant c’est le besoin qui règne et qui courbe sous un joug tyrannique l’humanité déchue. L’utile est la grande idole de l’époque, toutes les forces s’emploient à son service, tous les talents lui rendent hommage. Dans cette balance grossière, le mérite spirituel de l’art n’est d’aucun poids, et, privé de tout encouragement, il disparaît du marché bruyant du siècle. Il n’est pas jusqu’à l’esprit d’investigation philosophique qui n’enlève à l’imagination une province après l’autre, et les bornes de l’art se rétrécissent à mesure que la science agrandit son domaine.

Pleins d’attente, les regards du philosophe comme de l’homme du monde se fixent sur la scène politique où se traitent aujourd’hui, on le croit du moins, les grandes destinées de l’humanité. Ne point prendre part à ce colloque général, n’est-ce point trahir une indifférence coupable pour le bien de la société ? Autant ce grand procès touche de près, par sa matière et ses conséquences, tout ce qui porte le nom d’homme, autant il doit, par la forme des débats, intéresser particulièrement quiconque pense par soi-même. Une question à laquelle on ne répondait jadis que par le droit aveugle du plus fort, est portée maintenant, à ce qu’il semble, devant le tribunal de la raison pure. Or, tout homme capable de se placer au centre de la société humaine et d’élever son individualité à la hauteur de l’espèce, peut se considérer comme assesseur dans ce tribunal de la raison ; et d’un autre côté, en tant qu’homme et citoyen du monde, il est en même temps partie au procès, et, à ce titre, se voit intéressé, d’une manière plus ou moins directe, à l’issue des débats. Ce n’est donc pas seulement sa propre cause qui se décide dans ce grand litige : le jugement doit en outre être rendu d’après des lois, qu’en qualité d’être raisonnable il a la capacité et le droit de dicter.

Qu’il serait attrayant pour moi d’examiner un pareil sujet avec un homme qui unit les lumières du penseur à l’âme libérale du cosmopolite, et de remettre la décision à un cœur qui se consacre avec un noble enthousiasme au bien de l’humanité ! Que je serais agréablement surpris de pouvoir, malgré la différence de position, malgré cette grande distance qui nous sépare et que les rapports du monde réel rendent nécessaire, me rencontrer dans le même résultat, sur le terrain des idées, avec un esprit libre de préjugés, comme le vôtre ! Si je résiste à cette tentation séduisante, et donne le pas à la beauté sur la liberté, je crois pouvoir justifier cette préférence, non seulement par mon penchant personnel, mais par des principes. J’espère pouvoir vous convaincre que cette matière est beaucoup moins étrangère au besoin qu’au goût du siècle, et, bien plus, que pour résoudre pratiquement le problème politique, c’est la voie esthétique qu’il faut prendre, parce que c’est par la beauté qu’on arrive à la liberté. Mais cette démonstration exige que je vous remette en mémoire les principes sur lesquels en général se règle la raison dans une législation politique.

Lettre III
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Au début de l’homme dans la vie, la nature ne le traite ni autrement ni mieux que le reste de ses créatures : elle agit pour lui lorsqu’il ne peut agir encore comme libre intelligence. Mais ce qui précisément le fait homme, c’est qu’il ne s’en tient pas à ce que la nature a fait de lui, c’est qu’il possède la faculté de revenir, guidé par la raison, sur les pas que la nature lui a fait faire par anticipation, de transformer l’œuvre de la nécessité en une œuvre de son libre choix, et d’élever la nécessité physique à l’état de nécessité morale.

Il s’éveille du sommeil des sens, se reconnaît homme, regarde autour de lui, et se voit au sein de l’État. La contrainte des besoins l’y a jeté, avant qu’il pût, dans sa liberté, choisir cette situation. La nécessité a fondé l’État d’après les lois purement naturelles, avant qu’il pût, lui, l’établir sur des lois rationnelles. Mais cet État fondé sur la nécessité, issu simplement de la destination naturelle de l’homme, et réglé uniquement sur elle, il ne pouvait et ne peut, en tant que personne morale, s’en contenter, et il serait malheureux pour lui qu’il le pût. En vertu des mêmes droits qui le font homme, il se soustrait donc à l’empire d’une aveugle nécessité : comme il s’y soustrait, par sa liberté, sur une foule d’autres points ; comme, pour ne donner qu’un exemple, il efface par la moralité et ennoblit par la beauté le caractère grossier que lui avait imprimé l’instinct sexuel de l’amour. C’est ainsi qu’à sa majorité, il recommence artificiellement son enfance, se forme en idée un état de nature, dont la notion, sans doute, ne lui est pas donnée par l’expérience, mais que présuppose nécessairement sa destination en tant qu’être raisonnable : dans cet idéal, il se prête à lui-même un but, qu’il ne connaissait pas dans son état véritable de nature ; il se propose un choix dont alors il n’était pas capable ; et enfin il procède absolument comme si, prenant les choses au début, il échangeait, avec pleine connaissance de cause et libre détermination, l’état de dépendance contre celui d’accord et de contrat. Quelque habile qu’ait été le caprice aveugle, à fonder solidement son œuvre, avec quelque arrogance qu’il la maintienne, quelle que soit l’apparence de respect dont il l’entoure, l’homme a le droit, dans l’opération qu’il se propose, de considérer tout cela comme non avenu ; car l’œuvre des forces aveugles ne possède nulle autorité devant laquelle la raison ait à s’incliner, et tout doit se conformer au but suprême que la raison a posé dans la personnalité humaine. De cette manière prend naissance et se justifie la tentative faite par un peuple devenu majeur, pour transformer en un État moral un État fondé sur la nature.

Cet État fondé sur la nature (car c’est ainsi qu’on peut appeler tout corps politique qui tire son organisation de la force et non des lois) répugne sans doute à l’homme moral, qui ne peut accepter comme loi qui ce qui est légitime ; mais il suffit à l’homme physique, qui ne se donne des lois que pour transiger avec des forces. Mais l’homme physique est réel, et l’homme moral seulement problématique. Si donc la raison supprime l’État fondé sur la nature, comme elle le doit nécessairement pour mettre le sien à la place, elle risque l’homme physique et réel contre l’homme moral et problématique, elle risque l’existence de la société contre un idéal simplement possible (quoique moralement nécessaire) de société. Elle ravit à l’homme quelque chose qu’il possède réellement et sans quoi il ne possède rien, et le renvoie, pour l’en dédommager, à quelque chose qu’il pourrait et devrait posséder. Que si la raison avait trop compté sur lui, elle lui aurait, en ce cas, pour l’élever à une humanité qui lui manque encore et qui peut lui manquer sans compromettre son existence, elle lui aurait, dis-je, enlevé jusqu’aux moyens de vivre de la vie animale, qui pourtant est la condition de son humanité. Avant qu’il eût eu le temps de se cramponner, avec sa volonté, à la loi, elle lui aurait retiré de dessous les pieds l’échelle de la nature.

Ainsi, la grande difficulté, c’est que la société ne doit point cesser un seul instant dans le temps pendant que la société morale se forme dans l’idée ; c’est qu’il ne faut pas, par amour pour la dignité de l’homme, mettre son existence en péril. Quand l’ouvrier veut réparer une horloge, il en arrête les rouages ; mais l’horloge vivante de l’État doit être réparée pendant qu’elle marche, et il ne s’agit de rien moins que de remplacer une roue par une autre pendant son évolution. Afin de pourvoir à la continuation de la société, il faut donc chercher un appui qui la rende indépendante de cet État fondé sur la nature qu’on veut dissoudre.

Cet appui ne se trouve pas dans le caractère naturel de l’homme qui, égoïste et violent, tend au bouleversement bien plus qu’à la conservation de la société ; il ne se trouve pas davantage dans son caractère moral, qui, d’après l’hypothèse, n’est pas encore formé, et sur lequel le législateur ne saurait jamais agir ou même compter avec certitude, parce qu’il est libre et ne se manifeste jamais. Il s’agirait, en conséquence, d’abstraire du caractère physique l’arbitraire, et du caractère morale la liberté ; il s’agirait de mettre le premier en harmonie avec les lois et de faire le second dépendant des impressions ; il s’agirait d’éloigner celui-là de la matière et d’en rapprocher celui-ci, afin de produire un troisième caractère qui, allié des deux autres, ménageât une transition entre l’empire des forces brutales et l’empire des lois, et qui, sans entraver le développement du caractère moral, devînt en quelque sorte un gage sensible de la moralité invisible.

Lettre IV
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En fait, la prédominance d’un semblable caractère chez un peuple peut seule prévenir les conséquences fâcheuses d’une transformation de l’État selon des principes moraux, et seul aussi un tel caractère peut garantir la durée de l’État ainsi transformé. Dans l’institution d’un État moral, on compte sur la loi morale comme sur une force active, et l’on fait rentrer le libre arbitre dans ce domaine des causes où tout est enchaîné par les lois rigoureuses de la nécessité et de la stabilité. Nous savons pourtant que les déterminations de la volonté humaine sont toujours contingentes, et que chez l’être absolu seulement la nécessité physique coïncide avec la nécessité morale. Ainsi donc, pour pouvoir compter sur la conduite morale de l’homme comme sur une conséquence naturelle, il faut que cette conduite soit nature ; il faut que déjà ses instincts le portent à cette manière d’agir que peut avoir pour effet un caractère moral. Mais, entre le devoir et l’inclination, la volonté de l’homme est complètement libre, et la coaction physique ne peut ni ne doit attenter à ce droit régalien de sa personnalité. Si donc il doit d’une part conserver ce libre arbitre, et de l’autre former cependant un des membres utiles et sûrs de la série des forces enchaînées par les lois de la causalité, cela n’est possible qu’à une seule condition : c’est que les effets produits par ces deux mobiles dans la sphère des phénomènes coïncident parfaitement, et que, nonobstant toute différence dans la forme, la matière de la volonté reste la même ; en un mot, que ses penchants s’accordent avec sa raison, pour qu’une législation puisse sortir de cette harmonie.
On peut dire que chaque homme individu porte virtuellement en lui le type d’un homme pur et idéal, et le grand problème de son existence est de rester d’accord avec l’immuable unité de ce type, au milieu de tous les changements. Cet homme idéal, qui se révèle d’une manière plus ou moins claire dans chaque sujet ou individu, est représenté par l’État, forme objective, normale si je puis dire, dans laquelle la diversité des sujets tend à s’identifier. Pour que l’homme du temps coïncide avec l’homme de l’idée, on peut concevoir deux moyens ; et c’est par ces deux moyens aussi que l’État peut se maintenir dans les individus : Ou bien, l’homme idéal supprime l’homme empirique, l’État absorbe les individus ; ou bien, l’individu devient État, l’homme du temps s’ennoblit jusqu’à devenir l’homme de l’idée.

Sans doute, cette différence disparaît dans une appréciation morale superficielle ; car, pourvu que sa loi ait une valeur absolue, la raison est satisfaite. Mais, dans une appréciation anthropologique complète, où l’on tient compte du fond en même temps que de la forme, où le sentiment vivant a, lui aussi, droit de suffrage, cette différence entrera en sérieuse considération. Si la raison exige l’unité, la nature réclame la diversité, et l’homme est revendiqué par ces deux législations. Les préceptes de la première sont gravés dans son âme par une conscience incorruptible ; les préceptes de la seconde, par un sentiment indélébile. Dès lors, ce sera toujours le signe d’une culture défectueuse encore, que le caractère moral ne puisse se maintenir que par le sacrifice du caractère naturel ; et une constitution politique sera encore bien imparfaite si elle ne sait produire l’unité que par le sacrifice de la diversité. L’État doit honorer non seulement le caractère objectif et générique, mais aussi le caractère subjectif et spécifique, dans les individus ; en étendant l’empire invisible des mœurs, il ne doit point dépeupler l’empire des phénomènes.

Lorsque l’ouvrier porte la main sur la masse informe pour la modeler suivant son but, il n’a nul scrupule de lui faire violence ; car la nature qu’il façonne ne mérite en soi aucun respect : il ne s’intéresse pas au tout à cause des parties, mais aux parties à cause du tout. Lorsque l’artiste porte la main sur la même masse, il n’a pas plus de scrupule de lui faire violence ; seulement il évite de la montrer. La matière qu’il façonne, il ne la respecte pas plus que l’ouvrier ; mais l’œil prenant cette matière sous sa protection et la voulant libre, il cherche à la tromper par une apparente condescendance envers elle. Il en est tout autrement de l’artiste pédagogue et politique, pour lequel l’homme est à la fois ce sur quoi il travaille et ce qu’il a à faire. Ici le but se confond avec la matière, et c’est seulement parce que le tout sert les parties, que les parties doivent s’accommoder au tout. Le respect que, dans le domaine des beaux-arts, l’artiste affecte pour sa matière, n’est rien en comparaison de celui avec lequel l’artiste politique doit aborder la sienne : il en doit ménager le caractère propre et la personnalité, non pas seulement au point de vue subjectif et pour produire une illusion des sens, mais objectivement et en vue de l’intime essence.

Mais, précisément parce que l’État doit être une organisation qui se forme par elle-même et pour elle-même, il ne peut se réaliser qu’autant que les parties sont élevées à l’idée du tout et mises d’accord avec elle. Comme l’État sert de représentant à ce type pur et objectif de l’humanité que les citoyens portent dans leur âme, il aura à garder avec eux les rapports qu’ils ont vis-à-vis d’eux-mêmes, et ne pourra honorer leur humanité subjective qu’en raison du degré d’ennoblissement objectif qu’elle atteint. Si l’homme intérieur est en harmonie avec lui-même, il sauvera son caractère propre, même en généralisant sa conduite au plus haut point, et l’État ne sera que l’interprète de ses nobles instincts, la formule plus nette de la législation écrite dans son cœur. Si au contraire, dans le caractère d’un peuple, il y a encore entre l’homme subjectif et objectif une contradiction telle que ce dernier ne puisse triompher que par l’oppression du premier, l’État, à son tour, s’armera contre le citoyen de toute la rigueur de la loi, et sera obligé de comprimer sans ménagement, pour n’être pas sa victime, une individualité si hostile.

Or, l’homme peut être en contradiction avec lui-même de deux manières : ou comme sauvage, lorsque ses sentiments dominent ses principes ; ou comme barbare, lorsque ses principes corrompent ses sentiments. Le sauvage méprise l’art et reconnaît la nature pour souveraine absolue ; le barbare insulte la nature et la déshonore, mais, plus méprisable que le sauvage, souvent il continue d’être esclave de son esclave. L’homme civilisé fait de la nature son amie, et respecte en elle la liberté en se bornant à réprimer ses caprices tyranniques.

En conséquence, lorsque la raison met dans la société physique son unité morale, elle ne doit point porter atteinte à la variété de la nature ; et lorsque la nature s’efforce de maintenir sa variété dans l’édifice moral de la société, il ne doit en résulter aucun dommage pour l’unité morale : la forme sociale victorieuse est également éloignée de l’uniformité et de la confusion. La totalité du caractère doit donc se trouver chez le peuple capable et digne d’échanger l’État fondé sur la nécessité contre l’État fondé sur la liberté.

Lettre V
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Est-ce là le caractère que le siècle présent, les événements actuels nous offrent ? Je dirige d’abord mon attention sur l’objet le plus saillant dans ce vaste tableau.

Il est vrai, l’opinion a perdu son prestige, l’arbitraire est démasqué, et, bien qu’il ait encore la force en main, ses manœuvres pour obtenir la considération sont vaines. Réveillé de sa longue indolence et de son illusion volontaire, l’homme demande avec une imposante majorité de suffrages d’être rétabli dans ses droits imprescriptibles. Mais il ne se contente pas de demander : de tous côtés il se lève pour se mettre violemment en possession de ce que, dans son opinion, il est injuste de lui refuser. L’édifice de l’État fondé sur la nature chancelle, ses fragiles appuis s’affaissent, et la possibilité physique est donnée, ce semble, de placer la loi sur le trône, d’honorer enfin l’homme comme ayant en lui-même son but, et de faire de la vraie liberté la base de l’association politique. Vain espoir ! la possibilité morale, et ce moment qui aurait des trésors à répandre, trouve une génération incapable de les recevoir.

L’homme se peint dans ses actions : or, sous quelle forme se montre-t-il dans le drame de notre temps ? D’un côté le retour à des instincts sauvages, de l’autre un relâchement énervé : ces deux extrêmes de la décadence humaine, réunis tous deux dans une même époque.

Dans les classes inférieures et les plus nombreuses, se révèlent des penchants grossiers et anarchiques, qui, après avoir rompu les liens de l’ordre civil, aspirent avec une fureur effrénée à se satisfaire brutalement. Il se peut que l’humanité objective ait eu lieu de se plaindre de l’État : l’humanité subjective doit en respecter les institutions. Peut-on blâmer l’État d’avoir perdu de vue la dignité de la nature humaine, tant qu’il s’agissait de défendre l’existence même de l’humanité ? de s’être empressé de séparer par la gravitation, de réunir par la cohésion, lorsqu’on ne pouvait songer encore à la force plastique ? Sa décomposition suffit à le justifier. Au lieu de s’élever bien vite à la vie organique, la société dissoute retombe à l’état moléculaire.

De l’autre côté, les classes civilisées nous offrent le spectacle plus repoussant encore de la langueur énervée et d’une dépravation de caractère d’autant plus révoltante qu’elle a sa source dans la culture elle-même. Je ne me rappelle quel philosophe ancien ou moderne a fait la remarque, que plus un être est noble, plus il est affreux dans sa corruption. Cette remarque conserve sa vérité dans le domaine moral. Dans ses égarements, le fils de la nature est un furieux, l’élève de la civilisation un misérable. Ces lumières de l’intelligence, dont les classes raffinées se vantent non sans quelque raison, sont en général si loin d’ennoblir les sentiments par leur influence, qu’elles fournissent plutôt des maximes pour étayer la corruption. Nous renions la nature dans sa sphère légitime, pour essuyer sa tyrannie dans le champ de la morale, et, en même temps que nous résistons à ses impressions, nous lui empruntons nos principes. La décence affectée de nos mœurs refuse de l’entendre d’abord, étouffe ses premiers mouvements, au moins pardonnables, pour la laisser, dans notre morale matérialiste, prononcer en dernier ressort. Au sein de la sociabilité la plus raffinée, l’égoïsme a fondé son système, et nous subissons toutes les contagions et toutes les contraintes de la société, sans en recueillir pour fruit un cœur sociable. Nous soumettons notre libre jugement à son opinion despotique, nos sentiments à ses usages bizarres, notre volonté à ses séductions ; il n’y a que notre volonté arbitraire que nous maintenions contre ses droits sacrés. Une orgueilleuse suffisance resserre le cœur chez l’homme du monde, tandis que, fréquemment encore, la sympathie le fait battre chez l’enfant grossier de la nature, et, comme dans une ville en flammes, chacun ne s’efforce que d’arracher au désastre son misérable patrimoine. Ce n’est que par abjuration complète de la sensibilité que l’on croit pouvoir échapper à ses égarements, et la raillerie, qui est souvent pour le délire du rêveur une correction salutaire, blasphème avec aussi peu de ménagement le sentiment le plus noble. Bien loin de nous mettre en liberté, la civilisation, avec chaque faculté qu’elle développe en nous, ne fait qu’éveiller un nouveau besoin ; les liens de la vie physique se resserrent tous les jours d’une manière plus inquiétante, de sorte que la crainte de perdre étouffe en nous jusqu’à l’ardente aspiration au mieux, et que la maxime de l’obéissance passive est regardée comme la plus haute sagesse pratique. C’est ainsi qu’on voit l’esprit du temps osciller entre la perversité et la rudesse, entre la nature brute et ce qui est contre nature, entre la superstition et l’incrédulité morale, et ce n’est que l’équilibre du mal qui parfois encore met des bornes au mal.

Lettre VI
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Aurais-je été injuste envers le siècle dans cette peinture ? Je ne m’attends pas à cette objection et crains plutôt qu’on ne me reproche d’avoir trop prouvé. Ce portrait, me direz-vous, ressemble , il est vrai , à l’humanité actuelle, mais il ressemble en général à tous les peuples qui traversent la crise de la civilisation, parce que tous, sans distinction , doivent se séparer de la nature par le sophisme avant d’y être ramenés par la raison.
Mais, si nous donnons quelque attention au caractère du temps présent, nous serons frappés d’étonnement à la vue du contraste qui se remarque entre la forme actuelle de l’humanité et la forme ancienne, la grecque particulièrement. Ce privilège de la culture et du raffinement, que nous faisons valoir à bon droit contre tout ce qui est encore la simple nature, nous ne pouvons nous en vanter à l’endroit du peuple grec, de cette nature qui s’alliait à tous les charmes de l’art , à toute la dignité de la sagesse, sans, comme nous, en être victime. Ce n’est pas seulement par une simplicité étrangère à notre âge que les Grecs nous font rougir ; ils sont encore nos rivaux, souvent même nos maîtres, dans ces avantages qui d’ordinaire nous consolent de nos mœurs contre nature. Riches tout à la fois de fond et de forme, tout à la fois philosophes et artistes, à la fois délicats et énergiques , nous les voyons réunir, dans un type magnifique d’humanité, la jeunesse de l'imagination et la virilité de la raison.
En ce temps-là, à l’époque de cet heureux éveil des forces spirituelles, le domaine des sens et de l’esprit n’offrait pas encore de séparation rigoureuse ; car la discorde ne les avait point encore excités à se diviser hostilement et à déterminer les limites. La poésie n’avait pas encore courtisé le bel esprit, et la spéculation ne s’était pas déshonorée par l’argutie. Toutes deux pouvaient au besoin changer entre elles de rôle, parce qu’elles ne faisaient qu’honorer la vérité, chacune à sa manière. Dans son essor le plus élevé , toujours la raison entraînait avec amour la matière après elle, et , quelque délicate et subtile que fût son analyse, jamais elle ne mutilait. Sans doute, elle décomposait la nature humaine dans ses éléments et les distribuait, agrandis, dans le cercle auguste de ses dieux ; mais elle ne morcela rien ; elle se borna à combiner ces éléments de différentes manières, car chaque dieu individuellement pris renfermait la nature humaine tout entière. Comme il en est autrement chez nous autres modernes ! Chez nous aussi l’image agrandie de l’espèce est distribuée, dispersée, chez les individus, mais par fragments et non à l’état de combinaisons diverses : de telle sorte qu’il faut épuiser la série des individus pour reconstituer la totalité de l’espèce. Chez nous, on serait presque tenté de l’affirmer, les forces spirituelles se montrent séparées dans la réalité comme elles le sont théoriquement par la psychologie, et nous voyons non-seulement des individus isolés, mais des classes entières d’hommes, ne développer qu’une partie de leurs facultés , tandis que les autres, comme dans les plantes rabougries, ne sont marquées que par quelques vagues indices.

Je ne méconnais pas la supériorité à laquelle peut prétendre la génération actuelle considérée dans son unité, et pesée dans la balance de la raison, si on la compare à la génération la plus favorisée du monde ancien ; mais, pour cela, il faut que la bataille s’engage les rangs serrés et que l’ensemble se mesure avec l’ensemble. Quel est le moderne qui sortira des rangs pour disputer à un Athénien, dans un combat corps à corps, le prix de l’humanité ?

D’où peut bien venir cette infériorité de l’individu malgré la supériorité de l’espèce ? Pourquoi le Grec avait-il qualité pour représenter son temps, et pourquoi un individu des temps modernes ne peut-il avoir cette prétention ? Parce que le premier a reçu ses formes de la nature qui allie tout, et le second de l’entendement qui sépare tout.
C'est la civilisation elle-même qui a fait cette blessure au monde moderne. Aussitôt que, d’une part, une expérience plus étendue et une pensée plus précise eurent amené une division plus exacte des sciences, et que, de l’autre, la machine plus compliquée des États eut rendu nécessaire une séparation plus rigoureuse des classes et des tâches sociales, le lien intime de la nature humaine fut rompu, et une lutte pernicieuse fit succéder la discorde à l’harmonie qui régnait entre ses forces diverses. La raison intuitive et la raison spéculative se renfermèrent hostilement dans leurs domaines séparés, dont elles commencèrent à garder les frontières avec méfiance et jalousie, et l’homme, en restreignant son activité à une seule sphère, s’est donné au dedans de soi-même un maître qui finit assez souvent par opprimer les autres facultés. Tandis qu’ici une imagination luxuriante ravage les plantations qui ont coûté tant de peines à l’intelligence, là, l’esprit d’abstraction étouffe le feu qui aurait pu réchauffer le cœur et enflammer l’imagination.
Ce bouleversement que l’art et l’érudition avaient commencé dans l’homme intérieur, l’esprit nouveau du gouvernement l’acheva et le rendit général. Sans doute, on ne pouvait s’attendre à ce que la simplicité d’organisation des premières républiques survécût à la naïveté des premières mœurs et des anciennes relations ; mais, au lieu de s’élever à un plus haut et plus noble degré de vie animale, cette organisation dégénéra en une commune et grossière mécanique. Cette nature de polype des États grecs, où chaque individu jouissait d’une vie indépendante et pouvait au besoin devenir un tout, fit place à une machine ingénieuse, où , du morcellement de parties in nombrables, mais inanimées, résulte dans l’ensemble une vie mécanique. Alors il-y eut rupture entre l’État et l’Église , entre les lois et les mœurs ; la jouissance fut séparée du travail, le moyen du but, l’effort de la récompense. Éternellement enchaîné à un seul petit fragment du tout, l’homme lui-même ne se forme que comme fragment ; n’ayant sans cesse dans l’oreille que le bruit monotone de la roue qu’il fait tourner, il ne développe jamais l’harmonie de son être ; et, au lieu d’im primer à sa nature le sceau de l’humanité, il finit par n’être plus que la vivante empreinte de l’occupation à laquelle il se livre, de la science qu’il cultive. Ce rapport même, partiel et mesquin, qui rattache encore à l’ensemble les membres isolés, ne dépend pas de formes qu’ils se donnent volontairement (car comment oserait-on confier à leur libre arbitre une machine si compliquée qui redoute tant la lumière ? ) ; mais il leur est prescrit, avec une sévérité rigoureuse, par un formulaire où l’on tient enchaînée leur libre intelligence. La lettre morte prend la place du sens vivant, et une mémoire exercée devient un guide plus sûr que le génie et le sentiment.
Si la communauté fait de la fonction la mesure de l’homme, si elle ne demande à un de ses citoyens que la mémoire, à un autre que l’intelligence d’un nomenclateur, à un troisième que l’adresse mécanique ; si ; indifférente pour le caractère, elle n’exige ici que des connaissances, tandis que là, au contraire, elle tolère les plus épaisses ténèbres intellectuelles, en faveur d’un esprit d’ordre et de légalité ; si elle veut que, dans l’exercice de ces aptitudes particulières , le sujet gagne en intensité ce qu’elle lui permet de perdre en étendue, aurions-nous le droit de nous étonner que le reste des facultés de l’âme soit négligé pour la culture exclusive de celle qui procure honneur et profit ? A la vérité, nous savons qu’un génie vigoureux ne renferme pas son activité dans les limites de ses fonctions ; mais le talent médiocre consume, dans l’emploi qui lui est échu en partage, la somme totale de sa chétive énergie ; et en réserver quelque chose, sans préjudice de ses fonctions, pour des goûts d’amateur, dénote déjà un esprit qui sort du vulgaire. De plus, c’est rarement une bonne recommandation auprès de l’État qu’une capacité supérieure à la charge, ou un de ces nobles besoins intellectuels de l’homme de talent, qui rivalisent avec les devoirs de l’emploi. L’État est si jaloux de la possession exclusive de ses serviteurs qu’il se résoudra plus facilement (et qui pourrait lui en faire un crime ?) à partager son fonctionnaire avec la Vénus de Cythère qu’avec la Vénus Uranie.
Et c’est ainsi que graduellement la vie individuelle concrète est anéantie, afin que la totalité abstraite puisse prolonger son indigente existence, et l’État demeure éternellement étranger aux citoyens, parce que le sentiment ne le découvre nulle part. Obligés de simplifier par la classification la multiplicité des citoyens, et de ne connaître l’humanité que par représentation et de seconde main, les gouvernants finissent par la perdre complétement de vue et par la confondre avec une simple création artificielle de l’entendement ; et, de leur côté, les gouvernés ne peuvent s’empêcher de recevoir froidement des lois qui s’adressent si peu à leur personnalité. Enfin, lasse d’entretenir un lien que l’État cherche si peu à alléger, la société positive tombe et se dissout (comme c’est depuis longtemps la destinée de la plupart des États de l’Europe) dans ce qu’on peut appeler un état de nature moral, où la puissance publique n’est qu’un parti de plus : haïe et trompée par ceux qui la rendent nécessaire, respectée seulement de ceux qui peuvent se passer d’elle.

Entre ces deux forces qui la pressaient au dedans et au de hors, l’humanité pouvait-elle bien prendre une direction autre que celle qu’elle a prise en effet ? En poursuivant, dans la sphère des idées, des biens et des droits imprescriptibles, l’esprit spéculatif dut devenir étranger au monde des sens et perdre de vue la matière pour la forme. De son côté l’esprit d’affaires, renfermé dans un cercle monotone d’objets, et rétréci là encore par des formules, dut perdre de vue la vie et la liberté de l’en semble et s’appauvrir en même temps que sa sphère. De même que le premier était tenté de modeler le réel sur l’intelligible, et d’élever les lois subjectives de son imagination à la hauteur de lois constitutives de l’existence des choses, le second se précipita dans l’extrême opposé, voulut faire d’une expérience particulière, fragmentaire, la mesure de toute observation, et appliquer à toutes les affaires sans exception les règles de son affaire à lui. L’un dut devenir la proie d’une vaine subtilité, l’autre d’un étroit pédantisme ; car celui-là était placé trop haut pour voir l’individu, et celui-ci trop bas pour dominer l’ensemble. Mais l’inconvénient de cette direction d’esprit ne se borna pas au savoir et à la production mentale ; elle s’étendit aussi au sentiment et à l’action. Nous savons que la sensibilité de l’âme dépend, pour le degré, de la vivacité, et pour l’étendue , de la richesse de l’imagination. Or, la prédominance de la faculté d’analyse doit nécessairement ravir à l’imagination sa chaleur et son énergie, et une sphère d’objets restreinte diminuer sa richesse. C’est pour cela que le penseur abstrait a très-souvent un cœur froid, parce qu’il analyse les impressions, qui n’émeuvent l’âme que par leur ensemble ; et l’homme d’affaires a très-souvent un cœur étroit, parce que, renfermée dans le cercle uniforme de son emploi, son imagination ne peut s’étendre, ni se faire à une autre manière de se représenter les choses.

Mon sujet m’amenait naturellement à mettre en lumière la direction fâcheuse du caractère de notre temps , et à montrer les sources du mal, sans que j’eusse à faire voir les avantages par lesquels la nature les rachète. Je vous avouerai volontiers que, quelque défavorable que soit aux individus ce morcellement de leur être, c’était pour l’espèce la seule voie ouverte au progrès. Le point où nous voyons parvenue l’humanité chez les Grecs était incontestablement un maximum : elle ne pouvait ni s’arrêter à ce degré, ni s’élever plus haut. Elle ne pouvait s’y arrêter ; car la somme des notions déjà acquises forçait immanquablement l’intelligence à divorcer avec le sentiment et l’intuition, pour tendre à la netteté de la connaissance. Elle ne pouvait non plus s’élever plus haut ; car ce n’est que dans une mesure déterminée que la clarté peut se concilier avec un certain degré d’abondance et de chaleur. Les Grecs avaient atteint cette mesure, et, pour continuer leurs progrès dans la civilisation, il leur fallait renoncer, comme nous, à la totalité de leur être, et suivre des routes séparées et diverses pour chercher la vérité.

Il n’y avait pas d’autre moyen de développer les aptitudes multiples de l’homme, que de les opposer les unes aux autres. Cet antagonisme des forces est le grand instrument de la culture, mais il n’en est que l’instrument ; car, aussi longtemps que cet antagonisme dure, on est seulement sur la voie de la civilisation. C’est uniquement parce que ces forces particulières s’isolent dans l’homme, et qu’elles prétendent imposer une législation exclusive, qu’elles entrent en lutte avec la vérité des choses et obligent le sens commun, qui d’ordinaire s’en tient nonchalamment aux phénomènes extérieurs, de pénétrer l’es sence des objets. Tandis que l’intelligence pure usurpe l’autorité dans le monde des sens, et que l’empirisme tente de la soumettre elle-même aux conditions de l’expérience, ces deux directions rivales arrivent au développement le plus élevé possible et épuisent toute l’étendue de leur sphère. Pendant que, d’un côté , par sa tyrannie , l’imagination ose détruire l’ordre du monde, elle force la raison de s’élever, de l’autre, aux sources suprêmes de la connaissance , et d’appeler contre elle à son secours la loi de la nécessité.

Par l’exclusivisme dans l’exercice des facultés, l’individu est fatalement conduit à l’erreur, mais l’espèce à la vérité. Ce n’est qu’en rassemblant toute l’énergie de notre esprit dans un foyer unique, en concentrant tout notre être en une seule force, que nous donnons en quelque sorte des ailes à cette force isolée, et que nous l’entraînons artificiellement bien au delà des limites que la nature semble lui avoir imposées. S’il est certain que tous les individus humains pris ensemble ne seraient jamais arrivés, avec la puissance visuelle que la nature leur a départie , à voir un satellite de Jupiter, que découvre le télescope de l’astronome, il est tout aussi avéré que jamais l’intelligence humaine n’aurait produit l’analyse de l’infini ou la critique de la raison pure, si, dans des sujets à part, destinés à cette mission, la raison ne s’était spécialisée, et si, après s’être dégagée en quelque sorte de toute matière, elle n’avait, par l’abstraction la plus puissante, donné à leur regard la force de lire dans l’absolu. Mais, absorbé, pour ainsi dire, dans la raison et l’intuition pures, un esprit de cette sorte sera-t-il capable de se dépouiller des liens rigoureux de la logique pour prendre la libre allure de la poésie, et de saisir l’individualité des choses avec un sens fidèle et chaste ? Ici, la nature impose, même au génie universel , une limite qu’il ne saurait franchir, et la vérité fera des martyrs aussi longtemps que la philosophie sera réduite à faire son occupation principale de chercher des armes contre l’erreur.
Quel que soit donc le profit résultant, pour l’ensemble du monde, de ce perfectionnement distinct et spécial des facultés humaines , on ne peut nier que ce but final de l’univers qui les voue à ce genre de culture, ne soit une cause de souffrance et comme une malédiction pour les individus. Les exercices du gymnase forment, il est vrai, des corps athlétiques, mais ce n’est que par le jeu libre et égal des membres que se développe la beauté. De même la tension des forces spirituelles isolées peut créer des hommes extraordinaires, mais ce n’est que l’équilibre bien tempéré de ces forces qui peut produire des hommes heureux et accomplis. Et dans quel rapport nous trouverions-nous avec les âges passés et futurs, si le perfectionnement de la nature humaine rendait indispensable un pareil sacrifice ? Nous aurions été les esclaves de l’humanité ; pour elle, pendant quelques milliers d’années, nous nous serions consumés dans des travaux serviles , et nous aurions imprimé à notre nature mutilée les honteux stigmates de cet esclavage : et tout cela afin que les générations à venir pussent, dans un heureux loisir, se consacrer au soin de leur santé morale, et développer par leur libre culture la nature humaine tout entière.

Mais, en vérité, l’homme peut-il être destiné à se négliger lui-même pour un but quel qu’il soit ? Par les fins qu’elle nous assigne, la nature pourrait-elle nous ravir une perfection que les fins de la raison nous prescrivent ? 11 doit donc être faux que le perfectionnement des facultés particulières rende nécessaire le sacrifice de leur totalité ; ou, lors même que la loi de la nature aurait impérieusement cette tendance, il doit être en notre pouvoir de reconstituer, par un art supérieur, cette totalité de notre essence que l’art a détruite.

Lettre VII
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Cet effet d’harmonie, pourrait-on par hasard l’attendre de l’État ? Cela n’est point possible, car l’État tel qu’il est constitué aujourd’hui a donné lieu au mal, et l’État tel que la raison le conçoit en idée, au lieu de pouvoir fonder cette humanité plus parfaite, devrait lui-même se fonder sur elle. Ainsi donc, les recherches auxquelles je viens de me livrer m’auraient ramené au même point dont elles m’avaient momentanément éloigné. Bien loin de nous offrir cette forme de l’humanité que nous avons reconnue comme la condition nécessaire d’une amélioration morale de l’État, l’époque actuelle nous montre plutôt la forme directement contraire. Si donc les principes que j’ai posés sont exacts, et si l’expérience confirme le tableau que j’ai tracé du temps présent, il faut déclarer intempestif tout essai qui aurait pour but d’opérer un semblable changement dans l’État, et chimérique tout espoir qui se fonderait sur un tel essai, jusqu’à ce que la scission de l’homme intérieur ait cessé, et que sa nature soit développée assez complétement pour devenir elle-même l’ouvrière de cette œuvre et garantir la réalité de la création politique de la raison.
Dans la création physique, la nature nous montre le chemin que nous avons à suivre dans la création morale. Alors seulement que la lutte des forces élémentaires s’est apaisée dans les organisations inférieures, la nature s’élève jusqu’à la noble forme de l’homme physique. De même, il faut que le combat des éléments dans l’homme moral, le conflit des instincts aveugles soit calmé, et que le grossier antagonisme ait cessé en lui, avant que l’on puisse se hasarder à favoriser la diver sité. D’autre part, il faut que l’indépendance de son caractère soit assurée, et que sa soumission à des formes despotiques étrangères ait fait place à une liberté convenable, avant que l’on puisse subordonner en lui la variété à l’unité de l’idéal. Quand l’homme de la nature abuse encore si anarchiquement de sa volonté, on doit à peine lui montrer sa liberté ; quand l’homme façonné par la civilisation use encore si peu de sa liberté, on ne doit pas lui enlever son libre arbitre. La concession de principes libéraux devient une trahison envers l’ordre social , quand elle vient s’associer à une force qui est encore en fermentation, et accroître l’énergie déjà exubérante de la nature ; la loi de conformité sous un même niveau devient tyrannie envers l’individu, quand elle s’allie à une faiblesse déjà dominante et aux entraves naturelles, et qu’elle vient étouffer ainsi la dernière étincelle de spontanéité et d’originalité.
Le caractère du temps doit donc se relever d’abord de sa profonde dégradation morale : d’un côté, se soustraire à l’aveugle pouvoir de la nature , et de l’autre, revenir à sa simplicité, sa vérité et sa sève féconde : tâche suffisante pour plus d’un siècle. Toutefois, je l’accorde volontiers , plus d’une tentative particulière pourra réussir ; mais il n’en résultera aucune amélioration de l’ensemble ; et les contradictions de la conduite ne cesseront de protester contre l’unité des maximes. On pourra, dans d’autres parties du monde, honorer l’humanité dans la personne du nègre, et en Europe avilir l’humanité dans la personne du penseur. Les anciens principes resteront, mais ils adopteront le costume du siècle, et la philosophie prêtera son nom à une oppression qui jadis était autorisée par l’Église. Ici, effrayé par la liberté, qui à ses débuts s’annonce toujours comme une ennemie, on se jettera dans les bras d’une commode servitude, tandis que là, réduit au désespoir par une tutelle pédantesque, on se précipitera dans la sauvage licence de l’état de nature. L’usurpation invoquera la faiblesse de la nature humaine, et l’insurrection sa dignité, jusqu’à ce qu’enfin la grande souveraine de toutes les choses humaines, la force aveugle, intervienne et décide, comme un vulgaire pugilat, cette lutte prétendue des principes.

Lettre VIII
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Faut-il donc que la philosophie se retire de ce domaine, dé couragée et sans espoir ? Pendant que, dans toutes les autres directions, la domination des formes s’étend, ce bien le plus précieux de tous doit-il être abandonné au hasard informe ? La lutte des forces aveugles doit-elle durer éternellement dans le monde politique, et la loi sociale ne triompher jamais de l’égoïsme haineux ?

Pas le moins du monde. La raison elle-même, il est vrai, ne tentera pas directement la lutte avec cette force brutale qui résiste à ses armes, et, pas plus que le fils de Saturne dans l’Iliade , elle ne descendra sur le sombre champ de bataille pour y combattre en personne ; mais, parmi les combattants, elle choisit le plus digne, le revêt d’armes divines comme Jupiter en donne à son petit-fils, et, par sa force triomphante , elle décide finalement la victoire.

La raison a fait tout ce qu’elle peut faire, quand elle a trouvé la loi et qu’elle l’a promulguée ; c’est à l’énergie de la volonté, à l’ardeur du sentiment de l’exécuter. Pour sortir victorieuse de sa lutte avec les forces, la vérité doit d’abord elle-même devenir une force et faire d’un des instincts de l’homme son champion dans l’empire des phénomènes ; car les instincts sont les seules forces motrices dans le monde sensible. Si jus qu’à présent la vérité a si peu manifesté sa puissance victorieuse, cela ne dépend pas de l’intelligence qui n’aurait pas su la dévoiler, mais du cœur qui lui est demeuré fermé, et de l’instinct qui n’a point agi pour elle.

D’où vient, en effet, cette domination encore si générale des préjugés, cette nuit des intelligences au sein de la lumière répandue par la philosophie et l’expérience ? Le siècle est éclairé, c’est-à-dire que les connaissances découvertes et vulgarisées seraient suffisantes pour rectifier au moins nos principes pratiques. L’esprit de libre examen a dissipé les opinions erronées qui longtemps défendirent l’accès de la vérité, et a miné le sol sur lequel le fanatisme et la tromperie avaient érigé leur trône. La raison s’est purifiée des illusions des sens et d’une sophistique mensongère, et la philosophie elle-même élève la voix et nous exhorte à rentrer dans le sein de la nature, à laquelle d’abord elle nous avait rendus infidèles… D’où vient donc que nous sommes toujours des barbares ?

Il faut qu’il y ait dans les esprits des hommes, puisque ce n’est pas dans les objets, quelque chose qui empêche de recevoir la vérité, malgré la vive lumière qu’elle répand, et de l’accepter, quelque grande que puisse être sa force de conviction. Ce quelque chose, un ancien sage l’a senti et exprimé dans cette maxime très-significative : Sapere aude[2].

Ose être sage ! Il faut un courage énergique pour triompher des empêchements que la paresse de la nature, aussi bien que la lâcheté du cœur, oppose à notre instruction. Ce n’est pas sans raison que le mythe antique fait sortir Minerve tout armée de la tête de Jupiter ; car c’est par la guerre qu’elle débute. Dès sa naissance, elle a à soutenir un rude combat contre les sens, qui ne veulent point être arrachés à leur doux repos. La plus grande partie des hommes est beaucoup trop lassée et trop énervée par la lutte avec la nécessité, pour pouvoir s’engager dans un nouveau et plus rude combat contre l’erreur. Contents s’ils peuvent échapper eux-mêmes au pénible labeur de la pensée, ils abandonnent volontiers à d’autres la tutelle de leurs idées ; et, s’il arrive que de plus nobles besoins s’agitent dans leur âme, ils s’attachent avec une foi avide aux formules que l’État et le clergé tiennent en réserve pour ce cas. Si ces hommes malheureux méritent notre compassion, notre juste mépris atteint ceux qui, affranchis des besoins par un plus heureux destin, se courbent volontairement sous leur joug. Ceux-ci préfèrent ce crépuscule d’idées obscures où l’on sent plus vivement et où l’imagination peut se créer, à son gré, de commodes chimères, aux rayons de la vérité qui met en fuite les agréables illusions de leurs songes. C’est précisément sur ces illusions, que doit combattre et dissiper la lumière de la connaissance, qu’ils ont fondé tout l’édifice de leur bonheur, et ils croiraient payer trop cher une vérité qui commence par leur enlever tout ce qui a du prix à leurs yeux. Il faudrait qu’ils fussent déjà sages pour aimer la sagesse : vérité qui fut sentie tout d’abord par celui à qui la philosophie doit son nom.

Ce n’est donc pas assez de dire que les lumières de l’intelligence ne méritent le respect qu’autant qu’elles réagissent sur le caractère : c’est aussi, jusqu’à un certain point, du caractère qu’elles viennent ; car la route qui aboutit à la tête doit être frayée à travers le cœur. Faire l’éducation de la sensibilité est donc le besoin le plus pressant de l’époque ; parce que c’est un moyen , non pas seulement de rendre efficace dans la pratique l’amélioration des idées, mais encore de provoquer cette amélioration.

Lettre IX
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Mais n’y aurait-il pas là un cercle vicieux ? La culture théorique doit amener la culture pratique, et néanmoins celle-ci doit être la condition de celle-là. Toute amélioration dans la sphère politique doit procéder de l’ennoblissement du caractère ; mais, soumis aux influences d’une constitution sociale encore barbare, comment le caractère peut-il s’ennoblir ? Il faudrait donc chercher pour cette fin un instrument que l’État ne fournît pas , ouvrir des sources qui se fussent conservées pures au sein de la corruption politique.

Me voilà arrivé au point vers lequel ont tendu toutes les considérations auxquelles je me suis livré jusqu’à présent. Cet instrument, c’est l’art du beau ; ces sources, elles sont ouvertes dans ses modèles immortels.

L’art est affranchi, comme la science, de tout ce qui est positif et de ce qui a été introduit par les conventions humaines : l’un et l’autre sont complétement indépendants de la volonté arbitraire de l’homme. Le législateur politique peut mettre leur empire en interdit, mais il n’y peut régner. Il peut proscrire l’ami de la vérité , mais la vérité subsiste ; il peut avilir l’artiste, mais il ne peut altérer l’art. Sans doute, rien n’est plus ordinaire que de voir la science et l’art s’incliner devant l’esprit du temps, et le goût créateur recevoir la loi du goût critique. Quand le caractère devient raide et prend de la dureté, nous voyons la science surveiller sévèrement ses frontières et l’art soumis à la dure contrainte des règles ; quand le caractère se relâche et s’amollit, la science s’efforce de plaire et l’art de réjouir. Pendant des siècles entiers, les philosophes comme les artistes se montrent occupés à plonger la vérité et la beauté dans les profondeurs de la vulgaire humanité : eux-mêmes y sont engloutis ; mais, grâce à leur force propre, à leur vie indestructible , le vrai et le beau luttent victorieusement et sortent triomphants de l’abîme.

Sans doute, l’artiste est le fils de son temps, mais malheur à lui s’il en est aussi le disciple, ou même le favori! Qu’une bienfaisante divinité arrache à temps le nourrisson du sein de sa mère, l’abreuve du lait d’un âge meilleur, et qu’elle le laisse grandir et arriver à sa majorité sous le ciel lointain de la Grèce. Devenu homme fait, qu'il retourne, figure étrangère, dans son siècle : non pour le réjouir par son apparition, mais plutôt, terrible comme le fils d’Agamemnon, pour le purifier. A la vérité, il recevra sa matière du temps présent ; mais, la forme, il l’empruntera à un temps plus noble, et même, en dehors de tout temps, à l’unité absolue, immuable, de sa propre essence. Là , sortant du pur éther de sa nature céleste, coule la source de la beauté, que n’infesta jamais la corruption des générations et des âges, qui roulent bien loin au-dessous d’elle en noirs tourbillons. Sa matière, la fantaisie la peut déshonorer comme elle l’a ennoblie ; mais la forme toujours chaste se dérobe à ses caprices. Depuis longtemps déjà le Romain du premier siècle pliait le genou devant ses empereurs , que toujours les statues restaient debout ; les temples demeuraient sacrés pour les yeux, lorsque, depuis longtemps, les dieux servaient de risée , et le noble style des édifices qui abritaient les infamies d’un Néron ou d’un Commode, protestait contre elles. L’humanité a perdu sa dignité, mais l’art l’a sauvée et la conserve dans des marbres pleins de sens ; la vérité continue de vivre dans l’illusion, et la copie servira à rétablir le modèle. Si la noblesse de l’art a survécu à la noblesse de la nature, elle la précède aussi comme inspiratrice, formant, éveillant les esprits. Avant que la vérité fasse pénétrer au fond des cœurs sa lumière triomphante, la poésie intercepte ses rayons, et les sommets de l’humanité resplendissent lorsqu’une nuit sombre et humide pèse encore sur les vallées.
Mais comment l’artiste se garantira-t-il de la corruption de son temps, qui l’entoure de toutes parts ? En méprisant le jugement de son temps. Qu’il élève ses regards vers sa propre dignité et vers la loi ; qu’il ne les abaisse pas vers le besoin et la fortune. Également exempt d’une activité vaine qui voudrait imprimer sa trace sur le moment qui fuit, et des rêveries de l’enthousiasme impatient qui applique aux chétives productions du temps la mesure de l’absolu, que l’artiste abandonne le réel à l’intelligence, qui est là dans son domaine ; mais que lui s’efforce d’enfanter l’idéal par l’union du possible et du nécessaire. Qu’il marque au coin de cet idéal l’illusion et la vérité, les jeux de son imagination et le sérieux de ses actes, enfin toutes les formes sensibles et spirituelles ; puis, qu’il le lance tacitement dans le temps infini.

Mais les âmes qu’embrase cet idéal n’ont pas toutes reçu en partage ce calme du génie créateur , ce sens grand et patient qu’il faut pour imprimer l’idéal sur la pierre muette, ou le répandre dans la lettre sobre et froide, puis le confier aux mains fidèles du temps. Beaucoup trop ardent pour suivre cette voie paisible, souvent ce divin instinct, cette force créatrice, se jette immédiatement sur le présent, sur la vie active, et entreprend de transformer la matière informe du monde moral. Le malheur de ses frères, de toute son espèce, parle haut au cœur de l’homme sensible ; plus haut encore, leur abaissement ; l’enthousiasme s’enflamme, et, dans les âmes énergiques, le désir brûlant aspire impatiemment à l’action et au fait. Mais ce novateur s’est-il aussi demandé si ces désordres du monde moral blessent sa raison, ou s’ils ne froissent pas plutôt son amour-propre ? S’il ne le sait pas encore, il le reconnaîtra à l’emportement avec lequel il poursuit un résultat prompt et déterminé. Le mobile moral pur a pour but l’absolu : le temps n’existe pas pour lui, et l’avenir, du moment qu’il doit, par un développement nécessaire, sortir du présent, devient le présent à ses yeux. Pour une raison sans limites, la direction vers une fin se confond avec l’accomplissement de cette fin, et entrer dans une voie, c’est l’avoir parcourue.

Si donc un jeune ami du vrai et du beau voulait savoir de moi comment il peut satisfaire, malgré la résistance du siècle, le noble penchant de son cœur , je lui répondrais : « Dirige vers le bien le monde sur lequel tu agis, et le cours mesuré et paisible du temps amènera le résultat. Cette direction, tu la lui as donnée, si, par ton enseignement, tu élèves ses pensées vers le nécessaire et l’éternel, si, par tes actes ou tes créations, tu fais du nécessaire et de l’éternel l’objet de ses penchants. Il tombera, l’édifice de l’erreur et de l’arbitraire, il faut qu’il tombe, il est déjà tombé dès que tu es certain qu’il chancelle ; mais il importe que ce ne soit pas seulement dans l’homme extérieur qu’il chancelle, que ce soit aussi dans l’homme intérieur. Dans le pudique sanctuaire de ton cœur, nourris la vérité triomphante, incarne-la hors de toi dans la beauté , afin que l’intelligence ne soit pas seule à lui rendre hommage, mais que le sentiment en saisisse l’apparition avec amour. Et, pour qu’il ne t’arrive pas de recevoir de la réalité le modèle que toi-même tu dois lui fournir, ne te hasarde pas dans sa société périlleuse, avant de t’être assuré dans ton propre cœur d’un cortège de nature idéale. Vis avec ton siècle , mais ne sois pas sa création ; travaille pour tes contemporains, mais fais pour eux ce dont ils ont besoin, non ce qu’ils louent. Sans avoir partagé leurs fautes, partage leurs châtiments avec une noble résignation , et courbe-toi librement sous le joug dont ils ont autant de peine à se passer qu’ils en ont à le porter. Par la constance avec laquelle tu dédaigneras leur bonheur, tu leur prouveras que ce n’est point par lâcheté que tu te soumets à leurs souffrances. Vois-les par la pensée tels qu’ils devraient être, quand il te faut agir sur eux ; mais vois-les tels qu’ils sont, quand tu es tenté d’agir pour eux. Cherche à devoir leur suffrage à leur dignité ; mais, pour les rendre heureux, tiens compte de leur indignité : ainsi, d’une part, la noblesse de ton propre cœur éveillera la leur, et de l’autre ton but ne sera pas réduit à néant par leur indignité. La gravité de tes principes les éloignera de toi , mais dans le jeu ils les endureront encore. Leur goût est plus pur que leur cœur, et c’est par là qu’il te faut saisir l’ombrageux fugitif. En vain tu combattras leurs maximes, en vain tu condamneras leurs actions, mais sur leur loisir tu pourras essayer ta main formatrice. Chasse de leurs plaisirs le caprice, la frivolité, la rudesse, et tu les banniras insensiblement de leurs actes et enfin de leurs sentiments. Partout où tu les rencontreras, environne-les de formes grandes, nobles, ingénieuses ; multiplie autour d’eux les symboles du parfait, jusqu’à ce que l’apparence triomphe de la réalité, et l’art, de la nature. »

Lettre X
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Convaincu par mes précédentes lettres, vous êtes donc d’accord avec moi sur ce point, que l’homme peut s’éloigner de sa destination par deux chemins opposés, que notre époque se trouve réellement sur ces deux fausses routes et qu’elle est devenue la proie, ici de la grossièreté, là de l’épuisement et de la dépravation. C’est le beau qui doit le ramener de ce double égarement ; mais comment la culture des beaux-arts peut-elle remédier à la fois à ces deux vices opposés, et réunir en elle deux qualités contradictoires ? Peut-elle enchaîner la nature chez le sauvage, et la mettre en liberté chez le barbare ? Peut-elle, à la fois, tendre le ressort et le relâcher, et, si elle ne peut produire ce double effet, comment pourrait-on raisonnablement attendre d’elle un résultat aussi considérable que l’éducation de l’homme ?

On affirme, il est vrai (qui de nous ne l’a entendu répéter à satiété ?), que le sentiment développé du beau polit les mœurs : il semble que sur ce point toute preuve nouvelle soit inutile. On s’appuie sur l’expérience journalière, qui nous montre presque toujours la clarté de l’intelligence, la délicatesse du sentiment, la libéralité et même la dignité de la conduite, associées à un goût cultivé, tandis qu’un goût inculte entraîne ordinairement les qualités contraires. On en appelle, avec assez d’assurance, à l’exemple de la nation la plus civilisée de l’anti quité, chez laquelle le sentiment du beau atteignit en même temps son développement le plus élevé, et, comme contraste, on nous montre ces peuples en partie sauvages, en partie barbares, qui expient par un caractère grossier, ou tout au moins austère, leur insensibilité pour le beau. Néanmoins des penseurs sont tentés parfois, soit de nier le fait lui-même, soit de contester la légitimité des conséquences qu’on en déduit. Ils n’ont point une opinion si mauvaise de cette rudesse sauvage que l’on reproche aux peuples incultes , ni une opinion si avantageuse de ce raffinement que l’on vante chez les nations cultivées. Déjà dans l’antiquité il y avait des hommes qui ne voyaient rien moins qu’un bienfait dans la culture des arts libéraux, et qui , dès lors, étaient très-portés à défendre aux arts de l’imagination l’entrée de leur république.

Je ne parle pas de ceux qui ne médisent des arts que parce qu’ils n’ont jamais obtenu leur faveur. Ne mesurant le prix des objets qu’à la peine qu’il se faut donner pour les acquérir et aux avantages palpables qu’ils procurent, comment seraient-ils capables d’apprécier le travail silencieux du goût dans l’homme extérieur et dans l’homme intérieur ? Comment les inconvénients accidentels de la culture libérale ne leur feraient-ils pas perdre de vue ses avantages essentiels ? L’homme qui manque de forme méprise la grâce dans la diction comme un moyen de corrompre, la courtoisie dans les relations sociales comme de la dissimulation, la délicatesse et la générosité dans la conduite comme une exagération affectée. Il ne peut pardonner au favori des Grâces d’égayer toutes les réunions comme homme du monde, de diriger comme homme d’affaires tous les esprits selon ses vues, et, comme écrivain, d’imprimer peut-être son cachet à tout son siècle ; tandis que lui, victime du travail, ne peut, avec tout son savoir, obtenir, quoi qu’il fasse, la moindre attention, ni vaincre la plus petite difficulté. Comme il ne peut apprendre de son rival l’heureux secret de plaire, le seul parti qu’il lui reste à prendre, c’est de déplorer la dépravation de la nature humaine , qui adore plutôt l’apparence que la réalité.
Mais il est aussi des voix respectables qui se déclarent contre les effets du beau, et trouvent contre lui dans l’expérience des armes formidables. « On ne peut le nier, disent-elles : dans des mains pures, les charmes du beau peuvent servir à des fins honorables ; mais il ne répugne pas à son essence de produire, dans des mains impures, un effet directement contraire, et d’employer au profit de l’erreur et de l’injustice la puissance qu’il a d’enchaîner les âmes. Précisément parce que le goût ne se préoccupe que de la forme et jamais du fond, il finit par placer l’âme sur la pente périlleuse de négliger toute la réalité en général, et de sacrifier à une enveloppe attrayante la vérité et la moralité. Toute la différence réelle des choses s’évanouit, et c’est uniquement l’apparence qui en détermine la valeur. Combien d’hommes de talent, ajoutent-elles, le pouvoir séducteur du beau ne détourne-t-il pas de tout effort, de tout sérieux exercice de leur activité, ou du moins n’amène-t-il point à ne l’exercer que superficiellement ? Combien n’y a-t-il pas d’esprits faibles qui se brouillent avec l’organisation sociale, uniquement parce qu’il a plu à l’imagination des poètes de présenter l’image d’un monde constitué tout autrement, d’un monde où nulle convenance n’enchaîne l’opinion, où rien d’artificiel n’opprime la nature ? Quelle dangereuse dialectique les passions n’ont-elles pas apprise depuis qu’elles sont peintes, dans les tableaux des poètes, des plus brillantes couleurs, et que, dans la lutte avec les lois et les devoirs, elles restent maîtresses, le plus souvent, du champ de bataille ! Qu’est-ce que la société a gagné à ce que les relations sociales, réglées jadis par la vérité, soient soumises aujourd’hui aux lois du beau, à ce que l’impression extérieure décide de l’estime qui ne devrait s’attacher qu’au mérite ? Il est vrai , on voit maintenant fleurir toutes les vertus dont l’apparence produit un effet agréable, et qui, dans la société , donnent une valeur à qui les a ; mais, en revanche, on voit régner tous les débordements, on voit mis en vogue tous les vices qui peuvent se concilier avec de beaux dehors. » En effet, il est digne de réflexion que, dans presque toutes les époques de l’histoire où les arts fleurissent et où le goût exerce son empire, on trouve l’humanité déchue, et qu’on ne peut citer un seul exemple d’un haut degré et d’une grande diffusion de la culture esthétique associés chez un peuple avec la liberté politique et la vertu sociale, de belles mœurs unies aux bonnes mœurs, et de la politesse fraternisant avec la vérité et la loyauté de la conduite.
Aussi longtemps qu’Athènes et Sparte conservèrent leur indépendance et que leurs institutions eurent pour fondement le respect des lois, le goût n’arriva point à sa maturité, l’art resta dans l’enfance, et il s’en fallait bien alors que le beau régnât sur les esprits. Sans doute, la poésie avait déjà pris un essor sublime, mais c’était sur les ailes du génie, et nous savons que le génie touche de bien près à la rudesse sauvage, que c’est une lumière qui brille volontiers au milieu des ténèbres, et qui, par conséquent, prouve plutôt contre le goût du temps qu’en sa faveur. Lorsque, sous Périclès et Alexandre, arrive l’âge d’or des arts, et que la domination du goût devient plus générale, la force et la liberté de la Grèce ont disparu ; l’éloquence corrompt la vérité, la sagesse offense dans la bouche d’un Socrate, et la vertu dans la vie d’un Phocion. Les Romains, on le sait, durent d’abord épuiser leur énergie dans les guerres civiles, et, efféminés par le luxe oriental, courber leur tête sous le joug d’un despote heureux, avant que l’art grec triomphât de la rigidité de leur caractère. Il en fut de même des Arabes : l’aurore de la civilisation ne se leva pour eux que lorsque la vigueur de leur esprit guerrier s’amollit sous le sceptre des Abassides. L’art ne parut dans l’Italie moderne qu’après que la glorieuse ligue lombarde fut dissoute, que Florence se fut soumise aux Médicis, et que, dans toutes ces villes courageuses, l’esprit d’indépendance eut fait place à une résignation sans gloire. Il est presque superflu de rappeler aussi l’exemple des nations modernes, chez lesquelles le raffinement s’est accru en raison directe de la décadence de leur liberté. De quelque côté que nous tournions nos regards dans le temps passé, partout nous voyons le goût et la liberté se fuir mutuellement ; partout nous voyons le beau ne fonder son empire que sur la ruine des vertus héroïques.

Et cependant, cette énergie du caractère, au prix de laquelle on achète ordinairement la culture esthétique, est le ressort le plus puissant de tout ce qu’il y a de grand et d’excellent dans l’homme, et nul autre avantage, quelque grand qu’il soit, n’en saurait compenser la privation. Dès lors, si l’on s’en tient à ce que les expériences faites jusqu’ici nous apprennent de l’influence du beau, on ne peut en vérité se sentir très encouragé à développer des sentiments si dangereux pour la vraie culture de l’homme. Au risque d’être dur et grossier, on aimera mieux se passer de cette force dissolvante du beau que de se voir, quels que soient les avantages du raffinement, en proie à ses influences énervantes. Toutefois, peut-être l’expérience n’est-elle pas le tribunal devant lequel doit se décider une telle question ; avant de donner tant de poids à son témoignage, il faudrait qu’il fût hors de doute que la beauté dont nous parlons est bien celle que condamnent les exemples précédents. Mais ceci parait supposer une idée du beau puisée à une autre source que l’expérience, puisque par cette idée l’on doit reconnaître si ce que l’expérience appelle beau porte à bon droit ce nom.

Cette idée pure et rationnelle du beau, en admettant qu’on puisse la mettre en évidence, devrait donc, attendu qu’elle ne peut être tirée d’aucun cas réel et particulier, et qu’elle doit au contraire diriger et légitimer notre jugement sur chaque cas particulier : cette idée devrait, dis-je, être cherchée par voie d’abstraction et pouvoir être déduite de la simple possibilité d’une nature à la fois sensible et rationnelle ; en un mot, il faudrait que le beau se présentât comme une condition nécessaire de l’humanité. Il importe donc que nous nous élevions à l’idée pure de l’humanité, et, comme l’expérience ne nous montre que des individus dans des états particuliers, et jamais l’humanité , il faut que nous cherchions à découvrir dans leurs manières d’être et de paraître, individuelles et variables, l’absolu et le permanent, et à saisir, supprimant toutes les limites accidentelles, les conditions nécessaires de leur existence. A la vérité, cette voie transcendantale nous éloignera quelque temps du cercle familier des phénomènes et de la présence vivante des objets, pour nous retenir sur le terrain nu des idées abstraites ; mais nous sommes à la recherche d’un principe de connaissance qui soit assez stable pour que rien ne puisse l’ébranler, et celui qui n’ose s’élever au-dessus de la réalité ne conquerra jamais la vérité.

Lettre XI
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En s’élevant aussi haut qu’il est possible, l’abstraction arrive à deux idées premières devant lesquelles elle est obligée de s’arrêter et de reconnaître ses limites. Elle distingue dans l’homme quelque chose qui persiste , et quelque chose qui change sans cesse. Ce qui persiste, elle le nomme sa personne ; ce qui change, son état.

La personne et l’état, le moi et ses déterminations, que nous nous représentons comme une seule et même chose dans l’être nécessaire, sont éternellement distincts dans l’être fini. Malgré toute la persistance de la personne, l’état change ; malgré tous les changements dans l’état, la personne demeure et persiste. Nous passons du repos à l’activité, de l’émotion à l’indifférence, de l’assentiment à la contradiction, mais nous sommes toujours nous, et ce qui découle immédiatement de nous demeure. Dans le sujet absolu seul, persistent aussi avec la personnalité toutes ses déterminations, parce qu’elles découlent de la personnalité. Tout ce qu’est la divinité, elle l’est parce qu’elle est : en conséquence, elle est éternellement tout ce qu’elle est, parce qu’elle est éternelle.

Puisque dans l’homme, en tant qu’être fini, la personne et l’état sont-distincts, l’état ne peut se fonder sur la personne, ni la personne sur l’état. En admettant le second cas, la personne devrait changer ; dans le premier, l’état devrait persister. Ainsi, dans l’une ou l’autre supposition, ou la personnalité ou la qualité d’être fini cesserait nécessairement. Ce n’est point parce que nous pensons, voulons, sentons, que nous sommes ; ce n’est point parce que nous sommes, que nous pensons, voulons , sentons. Nous sommes parce que nous sommes ; nous sentons , pensons et voulons , parce qu’il y a au dehors de nous quelque chose qui n’est pas nous.

La personne doit donc avoir en elle-même sa raison d’être, car le permanent ne peut dériver du changeant, et ainsi nous serions d’abord en possession de l’idée de l’être absolu, fondé en lui-même : c’est-à-dire de l’idée de la liberté. L’état doit avoir un fondement, et, puisqu’il n’est point par la personne, que dès lors il n’est pas absolu, il doit suivre et résulter ; et ainsi, en second lieu, nous serions arrivés à la condition de tout être dépendant ou du devenir : c’est-à-dire à l’idée du temps. « Le temps est la condition de tout devenir » est une proposition identique, car elle ne dit rien autre chose que ceci : « Pour que quelque chose suive , il faut qu’il y ait succession. »

La personne qui se manifeste dans le moi éternellement persistant, et seulement en lui, ne peut devenir, commencer dans le temps, parce qu’au contraire c’est bien plutôt le temps qui doit commencer en elle, parce que quelque chose de permanent doit servir de base au changement. Pour qu’il y ait changement, il faut que quelque chose change : ce quelque chose ne peut donc point être le changement lui-même. Quand nous disons : la fleur s’épanouit et se fane, nous faisons de la fleur un être persistant au sein de cette transformation ; nous lui prêtons en quelque sorte une personnalité, dans laquelle ces deux états se manifestent. Dire que l’homme prend d’abord naissance, devient, n’est pas une objection ; car l’homme n’est pas seulement personne en général , mais il est une personne qui se trouve dans un état déterminé. Or, tout état, toute existence déterminée naît dans le temps, et c’est ainsi que l’homme, en tant que phénomène, doit avoir un commencement, bien qu’en lui la pure intelligence soit éternelle. Sans le temps, c’est-à-dire sans le devenir, il ne serait pas un être déterminé ; sa personnalité existerait virtuellement, sans doute, mais non en acte. Ce n’est que par la succession de ses perceptions que le moi immuable se manifeste à lui-même.

Ainsi donc, la matière de l’activité, ou la réalité, que l'intelligence suprême puise dans son propre sein, il faut que l’homme commence par la recevoir et, en effet, il la reçoit, par la voie de la perception, comme quelque chose qui est hors de lui dans l’espace, et qui change en lui dans le temps. Cette matière qui change en lui est toujours accompagnée par le moi qui ne change jamais ; et demeurer immuablement lui au milieu du changement, ramener toutes les perceptions à l’expérience, c’est-à-dire à l’unité de connaissance, et faire de chacun de ses modes de manifestation dans le temps la loi de tous les temps, voilà la règle qui est prescrite à l’homme par sa nature rationnelle. 11 n’ existe qu’en tant qu’il change ; lui n’existe qu’en tant qu’il ne change pas. En conséquence, représenté dans sa perfection, l’homme serait l’unité permanente qui demeure toujours la même dans les vagues du changement.

Maintenant, quoiqu’un être infini, une divinité, ne puisse devenir, on doit cependant nommer divine une tendance qui a pour but infini l’attribut le plus caractéristique de la divinité : la manifestation absolue de la puissance (la réalité de tout le possible ) et l’unité absolue de la manifestation (la nécessité de tout le réel). L’homme porte incontestablement en lui, dans sa personnalité , une prédisposition à la divinité. La voie de la divinité, si l’on peut nommer voie ce qui ne conduit jamais au but, lui est ouverte dans les sens.
Considérée en elle-même et indépendamment de toute matière sensible, sa personnalité n’est que la pure virtualité d’une manifestation infinie possible, et, tant qu’il n’a ni intuition ni sentiment, il n’est rien de plus qu’une forme, une puissance vide. Considérée en elle-même et indépendamment de toute activité spontanée de l’esprit, la sensibilité ne peut rien que faire l’homme matière, sans elle il est pure forme ; mais elle ne peut en aucune façon établir l’union entre la matière et lui. Tant qu’il ne fait que sentir, désirer, et agir sous l’influence du désir, il n’est rien de plus que monde, si par ce mot nous désignons seulement le contenu informe du temps. Sans doute, c’est uniquement sa sensibilité qui fait passer sa puissance en acte efficace , mais sa personnalité seule fait que cette activité est sienne. Ainsi, pour n’être pas seulement monde, il faut qu’il donne une forme à la matière ; et pour n’être pas seulement forme, il faut qu’il donne la réalité à la virtualité qu’il porte en lui. Il donne la matière à la forme, en créant le temps, et en opposant à l’immuable le changeant, à l’éternelle unité de son moi, la diversité du monde ; il donne une forme à la matière, en supprimant de nouveau le temps, en maintenant la permanence dans le changement, et en soumettant la diversité du monde à l’unité de son moi.
Or, de là découlent pour l’homme deux exigences, opposées, les deux lois fondamentales de la nature rationnelle-sensible. La première a pour objet la réalité absolue : il doit faire monde tout ce qui n’est que forme, manifester tout ce qui, chez lui, est en puissance. La seconde loi a pour objet la formalité absolue : il doit détruire en lui tout ce qui n’est que monde et porter l’harmonie dans tous les changements. En d’autres termes, il doit manifester tout ce qui est interne et donner la forme à tout ce qui est externe. Envisagée dans son accomplissement le plus élevé, cette double tâche ramène à l’idée de la divinité, qui a été mon point de départ.

Lettre XII
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Cette double tâche, qui consiste à faire passer, en nous, le nécessaire à la réalité, et à soumettre, hors de nous, le réel à la loi de la nécessité , nous sommes excités à la remplir par deux forces opposées qui, parce qu’elles nous poussent à réaliser leur objet, sont très-justement nommées impulsions ou instincts. La première de ces impulsions, que j’appellerai instinct sensible, dérive de l’existence physique de l’homme ou de sa nature sensible, et c’est elle qui tend à le renfermer dans les bornes du temps et à le faire matière : je ne dis pas lui donner une matière, car, pour cela, il faut déjà une libre activité de la personne qui, recevant la matière, la distingue du moi, du permanent. Par matière je n’entends ici que le changement ou la réalité qui remplit le temps. En conséquence , cet instinct exige qu’il y ait changement, que le temps ait un contenu. Cet état du temps simplement rempli se nomme sensation, et c’est uniquement par cet état que se manifeste l’existence physique.
Comme tout ce qui est dans le temps est successif, il s’ensuit que par cela seul que quelque chose est, tout le reste est exclu. Quand on attaque une note sur un instrument, parmi toutes celles qu’il peut virtuellement donner, cette note seule est réelle : lorsque l’homme est actuellement modifié, la possibilité infinie de toutes ses modifications est limitée à cet unique mode d’existence. Ainsi donc, l’action exclusive de l’impulsion sensible a pour conséquence nécessaire la limitation la plus étroite. Dans cet état, l’homme n’est qu’une unité de grandeur, un moment rempli dans le temps ; ou, pour mieux dire, il n’est pas, car sa personnalité est supprimée aussi longtemps que la sensation le domine et emporte le temps avec elle[3].

Cet instinct étend son domaine sur toute la sphère du fini dans l’homme, et , comme la forme ne se révèle que dans la matière, et l’absolu que par le moyen des limites, la manifestation totale de la nature humaine tient en dernière analyse à l’instinct sensible. Mais, quoique lui seul éveille et développe ce qui existe virtuellement dans l’homme, c’est cependant lui seul aussi qui en rend la perfection impossible. Il rattache au monde des sens, par des liens indestructibles, l’esprit. qui tend plus haut, et il rappelle aux bornes du présent l’abs traction, qui prenait son libre essor dans la sphère de l’infini. Sans doute, la pensée peut lui échapper momentanément, et une ferme volonté résiste victorieusement à ses exigences ; mais bientôt la nature opprimée rentre dans ses droits, pour donner impérieusement une réalité à notre existence, un contenu, un fond, à notre connaissance , un but à notre activité.
La seconde impulsion, qu’on peut nommer instinct formel, part de l’existence absolue de l’homme ou de sa nature rationnelle, et tend à le mettre en liberté, à porter l’harmonie dans la diversité de ses manifestations, et à maintenir, malgré tous les changements d’état, la personnalité. Comme celle-ci, en tant qu’unité absolue et indivisible, ne peut jamais être en contradiction avec elle-même, comme nous sommes nous à tout jamais, cette impulsion, qui tend à maintenir la personnalité, ne peut en aucun temps exiger autre chose que ce qu’il faut qu’elle exige constamment et à tout jamais : elle décide donc pour toujours ce qu’elle décide maintenant, et ordonne maintenant ce qu’elle ordonne pour toujours. Dès lors, elle embrasse la série totale du temps, ou, ce qui revient au même, elle supprime le temps, elle supprime le changement ; elle veut que le réel soit nécessaire et éternel, et que l’éternel et le nécessaire soient réels ; en d’autres termes, elle tend à la vérité et à la justice.

Si l’instinct sensible ne produit que des accidents, l’instinct formel donne des lois : des lois pour tout jugement, quand il est question de connaissances, des lois pour toute volonté, quand il s’agit d’actions. Soit donc que nous reconnaissions un objet, que nous accordions une valeur objective à un état du sujet, soit que nous agissions en vertu de connaissances, que nous fassions de l’objectif le principe déterminant de notre état : dans l’un et l’autre cas , nous soustrayons cet état à la juridiction du temps, et nous lui attribuons la réalité pour tous les hommes et pour tous les temps, c’est-à-dire l’universalité et la nécessité. Le sentiment peut dire seulement : « Cela est vrai pour ce sujet et dans ce moment,» et il peut venir un autre moment, un autre sujet, qui rétracte l’affirmation du sentiment actuel. Mais, quand une fois la pensée prononce, et dit: « Cela est,» elle décide pour toujours et à tout jamais, et la validité de sa décision est garantie par la personnalité elle-même, qui brave tout changement. L’inclination peut dire seulement : « Cela est bon pour ton individu et pour ton besoin actuel ; » mais ton individu et ton besoin actuel, le cours changeant des choses les emportera, et ce que tu désires ardemment aujourd’hui, il en fera quelque jour l’objet de ton aversion. Mais, lorsque le sentiment moral dit: «Cela doit être,» il décide pour toujours et à jamais. Si tu confesses la vérité, parce qu’elle est la vérité, et si tu pratiques la justice, parce qu’elle est la justice, tu as fait d’un cas particulier la loi de tous les cas possibles, et traité un moment de ta vie comme l’éternité.
En conséquence, lorsque l’impulsion formelle exerce le pouvoir, et que l’objet pur agit en nous, l’être acquiert sa plus haute expansion, toutes les barrières disparaissent, et de l’unité de grandeur dans laquelle le renfermait l’étroite sensibilité, l’homme s’élève à une unité d’idée, qui embrasse et se subordonne la sphère totale des phénomènes. Durant cette opération, nous ne sommes plus dans le temps, mais c’est le temps qui est en nous avec sa succession infinie. Nous ne sommes plus individus, mais espèce ; le jugement de tous les esprits est exprimé par le nôtre, et le choix de tous les cœurs est représenté par notre acte.

  1. Ces lettres, adressées et dédiées au duc Chrétien-Frédéric de Holstein-Augustenbourg, parurent pour la première fois dans les Heures de 1795 (lettres I à 1X dans le 1er cahier ; X à XVI, dans le 2e ; XVII à XXVII, dans le 6e). — Voyez la Vie de Schiller, p. 107, 109, 127. — Elles furent réimprimées, en 1801, dans les Opuscules en prose, t. 111, p. 44-309.

    Dans les Heures, la première lettre est précédée de cette épigraphe française ponctuée à la manière allemande : « Si c’est la raison, qui fait l’homme, c’est le sentiment, qui le conduit. » Rousseau. — Dans les Opuscules en prose et dans les Œuvres complètes, a été supprimée la note suivante, qui se rapportait au titre : « Ces lettres ont été réellement écrites : à qui ? Cela ne fait rien à l’affaire, et peut-être l’apprendra-t-on au lecteur quand il en sera temps. Comme on a jugé nécessaire d’y supprimer tout ce qui avait rapport aux personnes ou aux lieux, et que cependant il n’a pas convenu de mettre autre chose à la place, elles n’ont presque rien gardé de la forme épistolaire que la division tout exté- rieure : inconvénient qu’il eût été facile d’éviter, si l’on avait attaché moins d’importance à ne les point dénaturer. »
  2. « Ose être sage. »
  3. Pour cet état d’impersonnalité sous l’empire de la sensation, la langue possède une expression très-frappante : être hors de soi, c’est-à-dire être hors de son moi. Quoique cette manière de parler ne s’emploie guère que lorsque la sensation prend le caractère de la passion, et que cet état devient plus remarquable par sa durée, l’homme est hors de soi, tant qu’il ne fait que sentir. Revenir de cet état à la réflexion, c’est ce qu’on appelle, avec non moins de justesse, rentrer en soi, c’est-à-dire revenir à son moi, rétablir sa personnalité. De quelqu’un qui est en défaillance, on ne dit pas « il est ausser sich (hors de soi), » mais « il est von sich (loin de soi, pas chez soi), » c’est-à-dire il est enlevé à son moi, vu que, dans cet état, le fait est seulement qu’il n’est pas dans son moi (sans que pour cela il soit ailleurs, hors de soi). Aussi celui qui est revenu d’un évanouissement est-il simplement « bei sich (revenu à lui), ce qui peut très-bien se concilier avec ètre hors de soi. (Note de Schiller.)