Lettres relatives au Livre de l’Esprit

Lettres relatives au Livre de l’Esprit
tome 13
Œuvres complètes d’HelvétiusP. Didot.
AVERTISSEMENT.
La poésie avoit beaucoup occupé Helvétius dans sa jeunesse. À vingt ans il avoit fait une tragédie de la conjuration de Fiesque, qui donna à Voltaire l’espérance d’un grand talent. Il avoit aussi composé plusieurs épîtres en vers sur différents sujets de philosophie. Voltaire voulut lui servir de guide ; et l’on voit dans la correspondance de ces deux hommes célebres, d’un côté la confiance et la docilité d’un éleve qui connoît l’importance des avis, et de l’autre le zele désintéressé d’un grand maître qui se passionne pour un mérite naissant, et qui cherche à nourrir l’enthousiasme d’un jeune homme qui le consulte avec franchise. Cette correspondance n’a fini qu’avec la vie d’Helvétius. Sa derniere lettre à Voltaire est datée de quelques mois avant sa mort. Il avoit cessé de travailler à son livre de l’Homme, et vouloit reprendre son poëme du Bonheur, auquel il avoit renoncé dès l’âge de vingt-cinq ans pour se livrer tout entier à la philosophie. Ses amis, qui avoient été frappés de quelques beautés de cet ouvrage, le pressoient de le revoir, et d’achever beaucoup de morceaux qu’il n’avoit qu’esquissés. Il en refit quelques uns qui sont les plus beaux de son poëme. Avant d’aller plus loin, et pour mieux pressentir le goût du public sur un talent qu’il avoit négligé depuis long-temps, il voulut avoir l’avis de Voltaire, qui ne l’avoit jamais flatté. Il lui envoya des morceaux qu’il avoit refaits, et mourut avant la réponse. Son poëme devoit avoir six chants. C’est effectivement en six chants qu’il fut imprimé aussitôt après sa mort, sur un manuscrit mal en ordre resté depuis vingt ans en des mains étrangeres. Il importe peu de savoir comment il fut publié ainsi défiguré. L’auteur ne l’a retouché que pendant les deux derniers mois de sa vie ; mais on a dû voir dans cette édition, la seule conforme à son dernier manuscrit, qu’il y avoit fait des corrections essentielles. Ses amis seuls, qui connoissent le degré de perfection où il pouvoit porter ce poëme, regrettent beaucoup qu’il ne l’ait point fini.

LETTRES
RELATIVES
AU LIVRE DE L’ESPRIT.


LETTRE I[1].

Vous me direz, monsieur et cher ami ; que j’ai été bien long à rendre l’esprit. Binbin répond qu’en cela il croit ressembler à bien du monde, et que ce doit être à qui le rendra le plus tard qu’il pourra. Binbinerie cessante, je l’avoue, j’ai gardé long-temps le beau livre que vous avez eu la bonté de me prêter sans me fixer de terme pour vous le rendre. C’est que je l’ai lu et relu très attentivement ; et vous concevez bien que si c’étoit un grand plaisir pour mon esprit, ce ne pouvoit manquer d’être une terrible fatigue pour d’aussi mauvais yeux que les miens. Je vous en remercie comme d’un bienfait très réel. J’en ai été affecté le plus agréablement du monde. Judiciaire, génie, logique, éloquence, érudition grave et riante, tout y brille, y abonde, y triomphe. Mais ce n’est pas en deux ou trois mots vagues comme ceux-là que se peut louer quelque chose d’aussi haut, d’aussi vaste et d’aussi profond. L’éloge devroit être du même volume que le livre, et je n’ai ici que l’espace d’une missive. En un mot, je l’ai lu deux fois, et le relirois trois et quatre tout de suite, si mon oculiste ne me le défendoit. J’ai entendu des gens y reprocher la fréquence des similitudes et des comparaisons : qu’on en ôte une seule, je la réclamerai, n’y en ayant point qui ne soit aussi juste qu’heureuse, et qui ne prouve une des belles et vives imaginations que je connoisse, tout familiers que me soient Homere et Bergerac, mes deux héros. Pour peindre l’ouvrage en entier, texte et notes, en un trait de plume, on peut représenter le texte comme un grand plat de mets exquis, et les notes comme des guirlandes de fleurs qui le couronnent. L’auteur a souffert des persécutions, et cela ne devoit pas manquer : Vaut-on mieux que les autres impunément dans la carriere du bel esprit ? Et d’ailleurs, rechercher des vérités et les découvrir, ne fut-ce pas de tout temps chercher et trouver des ennemis ? Il y a trop d’honnêtes gens intéressés au mensonge pour qu’on leur échappe. Faux citoyens, faux amis, faux sages, et, pis que tout cela, faux dévots, quatre especes de menteurs incarnés qui, dès qu’il y va du leur, nieroient l’existence des quatre éléments dont ils jouissent. Ainsi, quand on veut s’approcher ou partir du but, je veux dire du vrai, il faut passer absolument à travers ces piques-là. On m’a parlé d’une rétractation ; je n’y sens rien que d’honorable à qui l’a faite : honneur et gloire au persécuté dans ces sortes de tyrannies, cacasangue et maulubec aux persécuteurs ! Le plus loyal, le plus courtois, le plus brave et le plus franc des derniers chevaliers gaulois, François Ier, à Madrid, sous la coupe du plus fort, signa tout ce qu’on voulut. Si ceux qui l’y forçoient disoient dans leur cœur vae victis, celui qui signoit avoit droit de dire dans le sien vae victori : j’ai été le plus vaillant ; sortons d’affaires, et le temps fera voir après qui a tort ou droit. Dites-moi, quand le pauvre Galilée auroit dit aux RR. PP. dominicains J’ai menti, la sainte inquisition en eût-elle été plus glorieuse, et lui moins avancé ? Ne restoit-il pas un témoin qui nasarde encore tous les jours ses beaux juges, le soleil ? Je n’ai plus qu’un mot à dire pour encourager notre aimable philosophe à dormir, comme je crois qu’il fait déja, sur l’une et l’autre oreille. Une rétractation bien autrement piquante et bien plus formelle que celle-ci, puisque ce fut de vive voix et en pleine chaire, fait une des belles anecdotes de la vie du plus sage et du plus aimé des beaux génies du siecle passé, de l’archevêque de Cambrai. Je connois des gens qui, d’indignation de cette violence, ne donneroient pas trois sous de l’estampe de Bossuet, que les curieux paient quatre louis. Résultat : l’orage est passé, l’ouvrage reste, et restera à jamais, pour la gloire et la justification de son illustre auteur, à qui tous les gens de bien s’intéressent ; et non pas à ce maussade moraliste de Geneve, qui vient d’écrire à notre d’Alembert, et de dire de si belles injures au gouvernement, au royaume, et nommément à nos pauvres comédiens, qui n’étoient pas déja, selon lui, assez à plaindre d’être excommuniés de notre sainte église, il veut qu’ils le soient encore de celle de Geneve. Je ne sais s’il y a fou qui le vaille dans les litanies de maître François. J’en doute ; car ils n’ont là chacun qu’une épithete, et il en faudroit vingt pour désigner celui-ci.

Qui m’amene cet Allobroge
Avec ses tons secs et pédants ?
De la sagesse il fait l’éloge,
Mais ce n’est qu’en grinçant des dents.
Tels sont ses crayons imprudents,
Que, pour en donner un modele,
Il nous fait le portrait fidele
De lui-même et de son pays,
El qu’il nous dégoûte ainsi d’elle
Presque autant que de ses écrits.

Haro sur l’ennemi des hommes qui se met à la place du misanthrope de Moliere, et qui prétend que c’est un Jean-Jacques, et non pas un Alceste, qui en devoit être le héros.

Bon jour, monsieur et cher ami. Gardez-vous bien de ne vous ressouvenir de moi que dans vos prieres.

  1. Cette lettre, sans date et sans adresse, est de l’année où le livre de l’Esprit parut. Quoique trouvée dans les papiers d’Helvétíus, il ne paroît pas qu’elle ait été adressée à lui-même, mais à quelque ami commun qui avoit prêté le livre de l’Esprit à Voltaire.

LETTRE II.

VOLTAIRE A HELVÉTIUS.

Vos vers semblent écrits par la main d’Apollon ;
Vous n’en aurez pour fruit que ma reconnoissance.
Votre livre est dicté par la saine raison ;
Partez vîte, et quittez la France.

J’aurois pourtant, monsieur, quelques petits reproches à vous faire ; mais le plus sensible, et qu’on vous a déjà fait sans doute, c’est d’avoir mis l’amitié parmi les vilaines passions. Elle n’étoit pas faite pour si mauvaise compagnie. Je suis plus affligé qu’un autre de votre tort : l’amitié qui m’a accompagné au pied des Alpes fait tout mon bonheur, et je desire passionnément la vôtre. Je vous avoue que le sort de votre livre dégoûte d’en faire. Je m’en tiens actuellement à être seigneur de paroisse, laboureur, maçon, et jardinier ; cela ne fait point d’ennemis. Les poëmes épiques, les tragédies et les livres philosophiques, rendent trop malheureux. Je vous embrasse, je vous aime de même, et je présente mes respects à la digne épouse d’un philosophe aimable.

A Ferney, pays de Gex, 17 décembre.

LETTRE III.

HELVÉTIUS A VOLTAIRE.

Vous ne doutez pas que je ne vous eusse adressé un exemplaire de mon ouvrage le jour même qu’il a paru, si j’avois su où vous prendre ; mais les uns vous disoient à Manheim, les autres à Berne ; et je vous attendois aux Délices pour vous envoyer ce maudit livre qui excite contre moi la plus violente persécution. Je suis dans une de mes terres à trente lieues de Paris. Vous saurez que le livre est supprimé, que dans ce moment-ci il ne m’est pas possible de vous en envoyer un exemplaire, parcequ’on est trop animé contre moi, et qu’on veille sur toutes mes démarches. J’ai fait les rétractations qu’on a voulu ; mais cela n’a point paré l’orage qui gronde maintenant plus fort que jamais. Je suis dénoncé à la Sorbonne ; peut-être le serai-je à l’assemblée du clergé. Je ne sais pas trop si ma personne est en sûreté, et si je ne serai pas obligé de quitter la France. Lisez-moi donc. Rappelez-vous en me lisant ces mots d’Horace, Res est sacra, miser. Je souhaiterois que mon livre vous parût digne de quelque estime. Mais quel ouvrage peut mériter de trouver grace devant vous ? L’élévation qui vous sépare de tous les autres écrivains ne doit vous laisser apercevoir aucune différence entre eux. Dès que je le pourrai je vous enverrai donc mon ouvrage, comme un hommage que tout auteur doit à son maître, en vous conseillant cependant de relire plutôt la moindre de vos brochures que mon in-4o.


LETTRE IV.

VOLTAIRE A HELVÉTIUS.

J’Ai lu deux fois votre lettre, mon cher philosophe, avec une extrême sensibilité ; c’est ma destinée de relire ce que vous écrivez. Mandez-moi, je vous prie, le nom du libraire qui a imprimé votre ouvrage en anglais, et comment il est intitulé ; car le mot esprit, qui est équivoque chez nous, et qui peut signifier l’ame, l’entendement, n’a pas ce sens louche dans la langue anglaise. Wit signifie esprit dans le sens où nous disons avoir de l’esprit, et understanding signifie esprit dans le sens que vous l’entendez.

Certainement votre livre ne vous eût point attiré d’ennemis en Angleterre : il n’y a ni fanatiques ni hypocrites dans ce pays-là : les Anglais n’ont que des philosophes qui nous instruisent, et des marins qui nous donnent sur les oreilles. Si nous n’avons point de marins en France, nous commençons à avoir des philosophes. Leur nombre augmente par la persécution même. Ils n’ont qu’à être sages, et sur-tout être unis, comptez qu’ils triompheront ; les sots redouteront leurs mépris, les gens d’esprit seront leurs disciples ; la lumiere se répandra en France comme en Angleterre, en Prusse, en Hollande, en Suisse, en Italie même ; oui, en Italie : vous seriez édifié de la multitude de philosophes qui s’éleve sourdement dans le pays de la superstition. Nous ne nous soucions pas que nos laboureurs et nos manœuvres soient éclairés ; mais nous voulons que les gens du monde le soient, et ils le seront ; c’est le plus grand bien que nous puissions faire à la société ; c’est le seul moyen d’adoucir les mœurs, que la superstition rend toujours atroces.

Je ne me console point que vous ayez donné votre livre sous votre nom ; mais il faut partir d’où l’on est.

Comptez que la grande dame a lu les choses comme elles sont imprimées, qu’elle n’a point lu le Repentir du grand Fénélon. Soyez sûr encore que ce mot a fait un très bon effet ; soyez sûr que je suis très instruit de ce qui se passe.

Je n’ai lu dans Palissot aucune critique des propositions dont vous me parlez. Il faut que ces critiques malhonnêtes soient dans quelques feuilles, ou suppléments de feuilles, qui ne me soient pas encore parvenus.

Vous pouvez m’écrire, mon cher philosophe, très hardiment. Le roi doit savoir que les philosophes aiment sa personne et sa couronne, qu’ils ne formeront jamais de cabale contre lui, que le petit-fils de Henri IV leur est cher, et que les Damiens n’ont jamais écouté des discours affreux dans nos anti-chambres. Nous donnerions tous la moitié de nos biens pour fournir au roi des flottes contre l’Angleterre : je ne sais si ses tuteurs en feroient autant. Pour moi, je défriche des terres abandonnées, je desseche des marais, je bâtis une église, je soulage comme vous les pauvres, et je dis hardiment, par la poste, que le discours de Mtre Joli de Fleuri est un très mauvais discours. Je prends tout le reste fort gaiement, et j’ai un peu les rieurs de mon côté.

J’ai trouvé de très beaux vers dans le poëme que vous m’avez envoyé ; je souhaite passionnément d’avoir tout l’ouvrage : adressez-le à M. le Normand, ou à quelque autre contresigneur. Vivez, pensez, écrivez librement, parceque la liberté est un don de Dieu, et n’est point licence.

Adieu, mon cher philosophe ; je vous salue en Platon, en Confucius, vous, Mme votre femme, vos enfants ; élevez-les dans la crainte de Dieu, dans l’amour du roi, et dans l’horreur des fanatiques, qui n’aiment ni Dieu, ni le roi, ni les philosophes.

13 août