Lettres portugaises traduites en français
Texte établi par Alexandre Piedagnel, Librairie des Bibliophiles, (p. np-95).
ers 1663, il entra dans la politique de Louis XIV de secourir le Portugal contre l’Espagne, mais il le secourut indirectement ; on fournit sous main des subsides, on favorisa des levées, une foule de volontaires y coururent. Entre cette petite armée, commandée par Schomberg, et la pauvre armée espagnole qui lui disputait le terrain, il y eut là, chaque été, bien des marches et des contre-marches et peu de résultats, bien des escarmouches et des petits combats, parmi lesquels, je crois, une victoire. Qui donc s’en soucie aujourd’hui ? Mais le lecteur curieux qui ne veut que son charme ne peut s’empêcher de dire que tout cela a été bon, puisque les Lettres de la Religieuse portugaise en devaient naître[1]. »
Cette guerre, qui dura jusqu’en 1668, et dans laquelle triompha le Portugal, est, en effet, bien oubliée ! Les Lettres portugaises, au contraire, ont eu depuis lors vingt éditions, et leur grand succès ne semble point épuisé. Évidemment, cela tient surtout à l’accent de sincérité de l’auteur. La pauvre religieuse de Beja a peint avec tant de chaleur, avec une émotion si communicative, l’état de son cœur blessé, ses défaillances, ses espoirs éphémères, sa passion persistante, ses déceptions nombreuses et si cruelles, ses colères si légitimes, que l’on relit volontiers une correspondance dont les pages, ardentes et touchantes à la fois, restent jeunes parce qu’elles sont absolument vraies.
Ce qui augmente encore le charme des lettres de Marianna Alcaforado, c’est que l’on reconnaît sans peine qu’elles ne furent pas écrites en vue d’une publication. Oh, non ! ces élans, ces tristesses, ces aveux, ces plaintes amères, n’ont rien d’apprêté. Ce sont les cris d’une âme loyale et tendre, et le lecteur s’intéresse bien vite à tant d’amour mêlé a tant de désespoirs !
Quelques lignes suffiront pour résumer le drame intime qui a donné lieu aux Lettres portugaises.
En 1661, Noël Bouton de Chamilly, comte de Saint-Léger (plus tard marquis de Chamilly), prit du service en Portugal. Il était alors âgé de vingt-cinq ans[2]. — À la même époque, un couvent de la ville de Beja, dans la province d’Alentéjo, abritait la religieuse franciscaine dont le jeune capitaine français devait, hélas ! troubler si profondément la vie.
Notre héroïne, qui appartenait à l’une des meilleures familles du pays, a raconté elle-même que ce fut du haut d’un balcon de son couvent qu’elle vit pour la première fois M. de Chamilly, et un critique très-érudit, M. Eugène Asse, a eu, croyons-nous, raison de penser qu’elle l’aperçut sans doute à l’occasion d’une sorte de revue ou d’entrée triomphale, à Beja, des troupes franco-portugaises.
Quoi qu’il en soit, M. de Chamilly, ayant de son côté remarqué la charmante religieuse, pénétra dans le couvent à plusieurs reprises ; il sut se faire écouter de l’infortunée Marianna, qui, jusqu’à sa dernière heure, chercha vainement à maudire le brillant officier dont l’abandon, si brusque et si complet, avait brisé son cœur trop confiant.
Ajoutons que le marquis de Chamilly épousa, en 1677, la fille de Jean-Jacques du Bouchet, seigneur de Villefix, — sans se préoccuper le moins du monde de la religieuse de Beja ; — et qu’il devint, en 1703, maréchal de France, « en récompense de ses glorieux services ».
Il n’y a là rien, après tout, de bien neuf ni de fort original ! — Un officier, élégant et noble, a occupé ses loisirs, dans une petite ville, à séduire une jeune fille crédule et d’une rare beauté. Puis, s’étant empressé d’oublier ses serments, dès son départ du pays, il s’est marié sagement à une riche héritière. Quoi de plus naturel ? Cela ne se voit-il pas tous les jours ?
Et comme, en dehors de ce péché de jeunesse, le maréchal de Chamilly, vaillant homme de guerre, n’a eu aucune faute grave à se reprocher, ses contemporains, Saint-Simon en tête, ont été d’accord pour lui rendre hommage : « C’était le meilleur homme du monde, le plus brave et le plus plein d’honneur. »
Voilà qui est dit à merveille ! Heureusement, pour venger la mémoire de Marianna, les femmes se sont liguées, et pas une lectrice n’a pardonné encore au marquis de Chamilly ses mensonges amoureux et sa coupable légèreté, — disons mieux : sa trahison !
Il faut lire avec attention ces lettres neuves et éloquentes, à cause de leur simplicité mène. Que d’exquise tendresse, que de douleur profonde ; et aussi, comme au souvenir des douces heures — « jamais disparues, — la pauvre délaissée se ranime d’une façon touchante, oubliant soudain, pour un instant trop court, l’ingratitude, la perfidie de son amant !
Amour, regrets : voilà tout ce petit livre, — qui ne mourra pas, car il est imprégné d’un suave parfum de jeunesse, de passion et de larmes sincères.
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
La première édition des Lettres portugaises parut chez Claude Barbin, en 1669. Elle contenait les cinq lettres véritables, débordantes de passion et de la douleur causée par l’abandon. M. Eugène Asse a remarqué judicieusement que l’achevé d’imprimer, qui porte la date du 4 janvier 1669, et le privilège, qui est du 28 octobre 1668, prouvent que la traduction fut faite et livrée au libraire vers le milieu de l’année 1668, c’est-à-dire presque aussitôt après le retour en France du marquis de Chamilly. « Évidemment, ajoute M. Asse, les lettres de la pauvre Marianna furent montrées par leur possesseur comme un de ces trophées, ou tout au moins comme un de ces souvenirs qu’on rapporte d’un pays étranger. » Cependant l’incognito fut complet. C’est seulement dans l’édition de 1690 que l’on indique, pour la première fois, le nom du destinataire et celui du traducteur, Guilleragues[3]. Quant au nom de l’héroïne, qui fut découvert par le savant Boissonade, en 1810, il n’a figuré sur aucune édition de l’ouvrage.
Voyant le vif succès des cinq premières lettres, Barbin, sous le titre de Seconde partie, s’empressa (en 1669 également) d’en publier sept autres, non plus d’une religieuse, mais d’une Dame portugaise, et dont la note dominante est la coquetterie unie au dépit amoureux.
Ces dernières lettres, que nous publions à titre de curiosité littéraire, sont de pure invention. — De nombreuses Réponses — toutes apocryphes — parurent ensuite. Elles n’offrent qu’un intérêt très-secondaire.
Notre intention, tout d’abord, était de reproduire, dans cette réimpression, l’orthographe du temps. Mais la première et la seconde partie des Lettres portugaises, bien qu’imprimées la même année, chez le même Claude Barbin, présentent deux systèmes orthographiques tellement différents que nous n’avons ni su auquel donner la préférence, ni pu les réduire en un seul. Il nous a donc semblé à propos, pour cette fois, d’adopter l’orthographe moderne, tout en nous conformant rigoureusement au texte de l’édition originale.
’ai trouvé les moyens, avec beaucoup
de soin et de peine, de recouvrer une
copie correcte de la traduction de
cinq Lettres Portugaises qui ont été
écrites à un gentilhomme de qualité qui servoit en
Portugal. J’ai vu tous ceux qui se connoissent en
sentimens ou les louer, ou les chercher avec tant
d’empressement que j’ai cru que je leur ferois un
singulier plaisir de les imprimer. Je ne sais point
le nom de celui auquel on les a écrites, ni de celui
qui en a fait la traduction ; mais il m’a semblé
que je ne devois pas leur déplaire en les rendant
publiques. Il est difficile qu’elles n’eussent, enfin,
paru avec des fautes d’impression qui les eussent
défigurées.
PREMIÈRE PARTIE
LETTRE PREMIÈRE
Considère, mon amour, jusqu’à quel
excès tu as manqué de prévoyance.
Ah ! malheureux, tu as été trahi, et
tu m’as trahie par des espérances
trompeuses. Une passion sur laquelle tu avois
fait tant de projets de plaisirs ne te cause présentement
qu’un mortel désespoir, qui ne peut
être comparé qu’à la cruauté de l’absence qui
le cause. Quoi ! cette absence, à laquelle ma
douleur, tout ingénieuse qu’elle est, ne peut
donner un nom assez funeste, me privera donc pour toujours de regarder ces yeux, dans lesquels
je voyois tant d’amour, et qui me faisoient connoître
des mouvemens qui me combloient de
joie, qui me tenoient lieu de toutes choses, et
qui enfin me suffisoient ? Hélas ! les miens sont
privés de la seule lumière qui les animoit, il ne
leur reste que des larmes, et je ne les ai employés
à aucun usage qu’à pleurer sans cesse,
depuis que j’appris que vous étiez enfin résolu
à un éloignement, qui m’est si insupportable
qu’il me fera mourir en peu de temps. Cependant
il me semble que j’ai quelque attachement
pour des malheurs dont vous êtes la seule
cause : Je vous ai destiné ma vie aussitôt que je
vous ai vu ; et je sens quelque plaisir en vous
la sacrifiant. J’envoie mille fois le jour mes
soupirs vers vous, ils vous cherchent en tous
lieux, et ils ne me rapportent pour toute récompense
de tant d’inquiétudes qu’un avertissement
trop sincère, que me donne ma mauvaise
fortune, qui a la cruauté de ne souffrir pas que
je me flatte, et qui me dit à tous moments :
Cesse, cesse, Mariane infortunée, de te consumer
vainement, et de chercher un amant que
tu ne verras jamais, qui a passé les mers pour te fuir, qui est en France au milieu des plaisirs,
qui ne pense pas un seul moment à tes douleurs,
et qui te dispense de tous ces transports,
desquels il ne te sait aucun gré ? Mais non, je
ne puis me résoudre à juger si injurieusement
de vous, et je suis trop intéressée à vous justifier.
Je ne veux point m’imaginer que vous
m’avez oubliée. Ne suis-je pas assez malheureuse,
sans me tourmenter par de faux soupçons ?
Et pourquoi ferois-je des efforts pour ne
me plus souvenir de tous les soins que vous
avez pris de me témoigner de l’amour ? J’ai été
si charmée de tous ces soins, que je serois bien
ingrate si je ne vous aimois avec les mêmes
emportemens que ma passion me donnoit
quand je jouissois des témoignages de la vôtre.
Comment se peut-il faire que les souvenirs de
momens si agréables, soient devenus si cruels ?
et faut-il que contre leur nature ils ne servent
qu’à tyranniser mon cœur ? Hélas ! votre dernière
lettre le réduisit en un étrange état : il
eut des mouvemens si sensibles, qu’il fit, ce
semble, des efforts pour se séparer de moi et
pour vous aller trouver. Je fus si accablée de
toutes ces émotions violentes, que je demeurai plus de trois heures abandonnée de tous mes
sens. Je me défendis de revenir à une vie que
je dois perdre pour vous, puisque je ne puis la
conserver pour vous. Je revis enfin, malgré
moi, la lumière ; je me flattois de sentir que je
mourois d’amour ; et d’ailleurs j’étois bien aise
de n’être plus exposée à voir mon cœur déchiré
par la douleur de votre absence. Après ces
accidens, j’ai eu beaucoup de différentes indispositions ;
mais puis-je jamais être sans maux tant
que je ne vous verrai pas ? Je les supporte cependant
sans murmurer, puisqu’ils viennent de vous.
Quoi ? est-ce là la récompense, que vous me
donnez pour vous avoir si tendrement aimé ?
Mais il n’importe, je suis résolue à vous adorer
toute ma vie, et à ne voir jamais personne ; et
je vous assure que vous ferez bien aussi de
n’aimer personne. Pourriez-vous être content
d’une passion moins ardente que la mienne ?
Vous trouverez peut-être plus de beauté (vous
m’avez pourtant dit autrefois que j’étois assez
belle), mais vous ne trouverez jamais tant
d’amour, et tout le reste n’est rien. Ne remplissez
plus vos lettres de choses inutiles, et ne
m’écrivez plus de me souvenir de vous. Je ne puis vous oublier, et je n’oublie pas aussi que
vous m’avez fait espérer que vous viendrez
passer quelque temps avec moi. Hélas ! pourquoi
n’y voulez-vous pas passer toute votre
vie ? S’il m’étoit possible de sortir de ce
malheureux cloître, je n’attendrois pas en Portugal
l’effet de vos promesses : j’irois, sans garder
aucune mesure, vous chercher, vous suivre,
et vous aimer par tout le monde ; je n’ose me
flatter que cela puisse être, je ne veux point
nourrir une espérance qui me donneroit assurément
quelque plaisir, et je ne veux plus être
sensible qu’aux douleurs. J’avoue cependant
que l’occasion que mon frère m’a donnée de
vous écrire a surpris en moi quelques mouvemens
de joie, et qu’elle a suspendu pour un
moment le désespoir où je suis. Je vous conjure
de me dire pourquoi vous vous êtes attaché à
m’enchanter, comme vous avez fait, puisque
vous saviez bien que vous deviez m’abandonner ?
Et pourquoi avez-vous été si acharné à
me rendre malheureuse ? que ne me laissiez-vous
en repos dans mon cloître ? Vous avois-je
fait quelque injure ? Mais je vous demande
pardon : je ne vous impute rien ; je ne suis pas en état de penser à ma vengeance, et j’accuse
seulement la rigueur de mon destin. Il me
semble qu’en nous séparant, il nous a fait tout le
mal que nous pouvions craindre. Il ne sauroit
séparer nos cœurs : l’amour qui est plus puissant
que lui les a unis pour toute notre vie. Si
vous prenez quelque intérêt à la mienne, écrivez-moi
souvent. Je mérite bien que vous preniez
quelque soin de m’apprendre l’état de
votre cœur et de votre fortune. Surtout venez
me voir. Adieu, je ne puis quitter ce papier ; il
tombera entre vos mains ; je voudrois bien
avoir le même bonheur. Hélas ! insensée que je
suis ! je m’aperçois que cela n’est pas possible.
Adieu, je n’en puis plus. Adieu, aimez-moi
toujours, et faites-moi souffrir encore plus de
maux.
Il me semble que je fais le plus grand
tort du monde aux sentimens de
mon cœur, de tâcher de vous les
faire connoître en vous les écrivant.
Que je serois heureuse si vous en pouviez bien
juger par la violence des vôtres ! mais je ne dois
pas m’en rapporter à vous, et je ne puis m’empêcher
de vous dire, bien moins vivement que je
ne le sens, que vous ne devriez pas me maltraiter,
comme vous faites, par un oubli qui me
met au désespoir, et qui est même honteux
pour vous. Il est bien juste, au moins, que
vous souffriez que je me plaigne des malheurs
que j’avois bien prévus quand je vous vis résolu
de me quitter. Je connois bien que je me suis
abusée, lorsque j’ai pensé que vous auriez un procédé de meilleure foi qu’on n’a accoutumé
d’avoir, parce que l’excès de mon amour me
mettoit, ce semble, au-dessus de toutes sortes
de soupçons, et qu’il méritoit plus de fidélité
qu’on n’en trouve d’ordinaire. Mais la disposition
que vous avez à me trahir l’emporte enfin
sur la justice que vous devez à tout ce que j’ai
fait pour vous. Je ne laisserois pas d’être bien
malheureuse, si vous ne m’aimiez que parce que
je vous aime, et je voudrois tout devoir à votre
seule inclination ; mais je suis si éloignée d’être
en cet état, que je n’ai pas reçu une seule lettre
de vous depuis six mois. J’attribue tout ce
malheur à l’aveuglement avec lequel je me suis
abandonnée à m’attacher à vous. Ne devois-je
pas prévoir que mes plaisirs finiroient plutôt
que mon amour ? Pouvois-je espérer que vous
demeureriez toute votre vie en Portugal, et
que vous renonceriez à votre fortune et à votre
pays pour ne penser qu’à moi ? Mes douleurs
ne peuvent recevoir aucun soulagement, et le
souvenir de mes plaisirs me comble de désespoir.
Quoi ! tous mes désirs seront donc inutiles !
et je ne vous verrai jamais en ma chambre
avec toute l’ardeur et tout l’emportement que vous me faisiez voir ! Mais, hélas ! je
m’abuse, et je ne connois que trop que tous les
mouvemens qui occupoient ma tête et mon
cœur n’étoient excités en vous que par quelques
plaisirs, et qu’ils finissoient aussitôt qu’eux. Il
falloit que, dans ces momens trop heureux,
j’appelasse ma raison à mon secours pour modérer
l’excès funeste de mes délices, et pour
m’annoncer tout ce que je souffre présentement ;
mais je me donnois toute à vous, et je n’étois pas
en état de penser à ce qui eût pu empoisonner
ma joie, et m’empêcher de jouir pleinement des
témoignages ardens de votre passion. Je m’apercevois
trop agréablement que j’étois avec
vous, pour penser que vous seriez un jour
éloigné de moi. Je me souviens pourtant de
vous avoir dit quelquefois que vous me rendriez
malheureuse ; mais ces frayeurs étoient bientôt
dissipées, et je prenois plaisir à vous les sacrifier,
et à m’abandonner à l’enchantement et à la
mauvaise foi de vos protestations. Je vois bien
le remède à tous mes maux, et j’en serois
bientôt délivrée si je ne vous aimois plus. Mais,
hélas ! quel remède ! Non, j’aime mieux souffrir
encore davantage que vous oublier. Hélas ! cela dépend-il de moi ? Je ne puis me reprocher
d’avoir souhaité un seul moment de ne vous
plus aimer. Vous êtes plus à plaindre que je ne
suis, et il vaut mieux souffrir tout ce que je
souffre que de jouir des plaisirs languissans que
vous donnent vos maîtresses de France. Je
n’envie point votre indifférence, et vous me
faites pitié. Je vous défie de m’oublier entièrement.
Je me flatte de vous avoir mis en état
de n’avoir sans moi que des plaisirs imparfaits ;
et je suis plus heureuse que vous, puisque je
suis plus occupée. L’on m’a fait depuis peu
portière en ce couvent ; tous ceux qui me parlent
croient que je suis folle ; je ne sais ce que
je leur réponds ; et il faut que les religieuses
soient aussi insensées que moi pour m’avoir cru
capable de quelques soins. Ah ! j’envie le bonheur
d’Emmanuel et de Francisque 1. Pourquoi ne
suis-je pas incessamment avec vous, comme
eux ? Je vous aurois suivi, et je vous aurois
assurément servi de meilleur cœur. Je ne
souhaite rien en ce monde que vous voir. Au
moins souvenez-vous de moi ! je me contente
de votre souvenir, mais je n’ose m’en assurer.
Je ne bornois pas mes espérances à votre souvenir quand je vous voyois tous les jours ; mais
vous m’avez bien appris qu’il faut que je me
soumette à tout ce que vous voudrez. Cependant
je ne me repens point de vous avoir
adoré ; je suis bien aise que vous m’ayez
séduite ; votre absence rigoureuse, et peut-être
éternelle, ne diminue en rien l’emportement de
mon amour ; je veux que tout le monde le
sache ; je n’en fais point un mystère, et je suis
ravie d’avoir fait tout ce que j’ai fait pour vous
contre toute sorte de bienséance. Je ne mets
plus mon honneur, et ma religion qu’à vous
aimer éperdument toute ma vie, puisque j’ai
commencé à vous aimer. Je ne vous dis point
toutes ces choses pour vous obliger à m’écrire.
Ah ! ne vous contraignez point, je ne veux de
vous que ce qui viendra de votre mouvement, et
je refuse tous les témoignages de votre amour
dont vous pourriez vous empêcher. J’aurai du
plaisir à vous excuser, parce que vous aurez
peut-être, du plaisir à ne pas prendre la peine de
m’écrire ; et je sens une profonde disposition
à vous pardonner toutes vos fautes. Un officier
français a eu la charité de me parler ce matin
plus de trois heures de vous, il m’a dit que la paix de France étoit faite 2. Si cela est, ne
pourriez-vous pas me venir voir et m’emmener
en France ? Mais je ne le mérite pas. Faites
tout ce qu’il vous plaira ; mon amour ne dépend
plus de la manière dont vous me traiterez.
Depuis que vous êtes parti, je n’ai pas eu un
seul moment de santé, et je n’ai aucun plaisir
qu’en nommant votre nom mille fois le jour.
Quelques religieuses, qui savent l’état déplorable
où vous m’avez plongée me parlent de vous
fort souvent. Je sors le moins qu’il m’est
possible de ma chambre, où vous êtes venu me
voir tant de fois, et je regarde sans cesse votre
portrait, qui m’est mille fois plus cher que ma
vie. Il me donne quelque plaisir, mais il me
donne aussi bien de la douleur, lorsque je
ne vous reverrai peut-être jamais.
Pourquoi faut-il qu’il soit possible que je ne
vous verrai peut-être jamais ? M’avez-vous pour
toujours abandonnée ? Je suis au désespoir.
Votre pauvre Mariane n’en peut plus, elle
s’évanouit en finissant cette lettre. Adieu, adieu,
ayez pitié de moi.
Qu’est-ce que je deviendrai ? Et qu’est-ce
que vous voulez que je fasse ? Je
me trouve bien éloignée de tout ce
que j’avois prévu : j’espérois que
vous m’écririez de tous les endroits où vous
passeriez, et que vos lettres seroient fort longues ;
que vous soutiendriez ma passion par l’espérance
de vous revoir ; qu’une entière confiance
en votre fidélité me donneroit quelque sorte de
repos, et que je demeurerois cependant dans un
état assez supportable, sans d’extrêmes douleurs.
J’avois même pensé à quelques foibles projets de
faire tous les efforts dont je serois capable pour
me guérir, si je pouvois connoître bien certainement
que vous m’eussiez tout à fait oubliée.
Votre éloignement, quelques mouvemens de dévotion, la crainte de ruiner entièrement le reste
de ma santé par tant de veilles et par tant d’inquiétudes,
le peu d’apparence de votre retour,
la froideur de votre passion et de vos derniers adieux,
votre départ fondé sur d’assez méchants prétextes,
et mille autres raisons, qui ne sont que trop bonnes
et que trop inutiles, sembloient me promettre un
secours assez assuré, s’il me devenoit nécessaire.
N’ayant enfin à combattre que contre moi-même,
je ne pouvois jamais me défier de toutes les
foiblesses, ni appréhender tout ce que je souffre
aujourd’hui. Hélas que je suis à plaindre de ne
partager pas mes douleurs avec vous et d’être
toute seule malheureuse ! Cette pensée me tue,
et je meurs de frayeur que vous n’ayez jamais
été extrêmement sensible à tous nos plaisirs. Oui,
je connois présentement la mauvaise foi de tous
vos mouvemens : vous m’avez trahie toutes les
fois que vous m’avez dit que vous étiez ravi
d’être seul avec moi. Je ne dois qu’à mes importunités
vos empressemens, et vos transports ;
vous aviez fait de sang-froid un dessein de m’enflammer ;
vous n’avez regardé ma passion que
comme une victoire, et votre cœur n’en a jamais
été profondément touché. N’êtes-vous pas bien malheureux, et n’avez-vous pas bien peu de délicatesse
de n’avoir su profiter qu’en cette manière
de mes emportemens ? Et comment est-il
possible qu’avec tant d’amour je n’aie pu vous rendre
tout à fait heureux ? Je regrette, pour l’amour
de vous seulement, les plaisirs infinis que vous
avez perdus. Faut-il que vous n’ayez pas voulu
en jouir ? Ah ! si vous les connoissiez, vous trouveriez
sans doute qu’ils sont plus sensibles que
celui de m’avoir abusée ; et vous auriez éprouvé
qu’on est beaucoup plus heureux, et qu’on sent
quelque chose de bien plus touchant quand on
aime violemment que lorsqu’on est aimé. Je ne
sais ni ce que je suis, ni ce que je fais, ni ce que
je désire ; je suis déchirée par mille mouvemens
contraires. Peut-on s’imaginer un état si déplorable ?
Je vous aime éperdument, et je vous
ménage assez pour n’oser, peut-être, souhaiter
que vous soyez agité des mêmes transports. Je
me tuerois, ou je mourrois de douleurs sans me
tuer, si j’étois assurée que vous n’avez jamais
aucun repos, que votre vie n’est que trouble et
qu’agitation, que vous pleurez sans cesse, et que
tout vous est odieux. Je ne puis suffire à mes
maux ; comment pourrois-je supporter la douleur que me donneroient les vôtres, qui me seroient mille fois plus sensibles. Cependant je ne puis aussi me résoudre à désirer que vous ne pensiez point à moi ; et, à vous parler sincèrement, je suis jalouse avec fureur de tout ce qui vous donne de la joie, et qui touche votre coeur et votre goût en France. Je ne sais pourquoi je vous écris. Je vois bien que vous aurez seulement pitié de moi, et je ne veux point de votre pitié. J’ai bien du dépit contre moi-même, quand je fais réflexion sur tout ce que je vous ai sacrifié. J’ai perdu ma réputation ; je me suis exposée à la fureur de mes parens, à la sévérité des lois de ce pays contre les religieuses, et à votre ingratitude, qui me paroît le plus grand de tous les malheurs. Cependant je sens bien que mes remords ne sont pas véritables, que je voudrois, du meilleur de mon coeur, avoir couru pour l’amour de vous de plus grands dangers, et que j’ai un plaisir funeste d’avoir hasardé ma vie et mon honneur. Tout ce que j’ai de plus précieux ne devoit-il pas être en votre disposition ? Et ne dois-je pas être bien aise de l’avoir employé comme j’ai fait ? Il me semble même que je ne suis guère contente, ni de mes douleurs, ni de l’excès de mon amour, quoique je ne puisse, hélas ! me flatter assez pour être contente de vous. Je vis, infidèle que je suis, et je fais autant de choses pour conserver ma vie que pour la perdre ! Ah ! j’en meurs de honte ; mon désespoir n’est donc que dans mes lettres ? Si je vous aimois autant que je vous l’ai dit mille fois, ne serois-je pas morte il y a longtemps ! Je vous ai trompé ; c’est à vous à vous plaindre de moi. Hélas ! pourquoi ne vous en plaignez-vous pas ? Je vous ai vu partir, je ne puis espérer de vous voir jamais de retour ; et je respire cependant ! Je vous ai trahi, je vous en demande pardon, mais ne me l’accordez pas. Traitez-moi sévèrement ; ne trouvez point que mes sentimens soient assez violens ; soyez plus difficile à contenter ; mandez-moi que vous voulez que je meure d’amour pour vous ; et je vous conjure de me donner ce secours, afin que je surmonte la foiblesse de mon sexe, et que je finisse toutes mes irrésolutions par un véritable désespoir. Une fin tragique vous obligeroit sans doute à penser souvent à moi ; ma mémoire vous seroit chère, et vous seriez peut-être sensiblement touché d’une mort extraordinaire. Ne vaut-elle pas mieux que l’état où vous m’avez réduite ? Adieu, je voudrois bien ne vous avoir jamais vu. Ah ! je sens vivement la fausseté de ce sentiment, et je connois, dans le moment que je vous écris, que j’aime bien mieux être malheureuse en vous aimant que de ne vous avoir jamais vu. Je consens donc sans murmure à ma mauvaise destinée, puisque vous n’avez pas voulu la rendre meilleure. Adieu, promettez-moi de me regretter tendrement, si je meurs de douleur, et qu’au moins la violence de ma passion vous donne du dégoût et l’éloignement pour toutes choses. Cette consolation me suffira, et s’il faut que je vous abandonne pour toujours, je voudrois bien ne vous laisser pas à une autre. Ne seriez-vous, pas bien cruel de vous servir de mon désespoir pour vous rendre plus aimable, et pour faire voir que vous avez donné la plus grande passion du monde ? Adieu encore une fois. Je vous écris des lettres trop longues : je n’ai pas assez d’égard pour vous ; je vous en demande pardon, et j’ose espérer que vous aurez quelque indulgence pour une pauvre insensée, qui ne l’étoit pas, comme vous savez, avant qu’elle vous aimât. Adieu. Il me semble que je vous parle trop souvent de l’état insupportable où je suis ; cependant je vous
remercie dans le fonds de mon cœur du désespoir
que vous me causez, et je déteste la tranquillité
où j’ai vécu avant que je vous connusse.
Adieu ; ma passion augmente à chaque moment.
Ah ! que j’ai de choses à vous dire !
Votre Lieutenant vient de me dire
qu’une tempête vous a obligé de
relâcher au royaume d’Algarve. Je
crains que vous n’ayez beaucoup
souffert sur la mer, et cette appréhension m’a
tellement occupée que je n’ai plus pensé à tous
mes maux. Êtes-vous bien persuadé que votre
lieutenant prenne plus de part que moi à tout
ce qui vous arrive ? Pourquoi en est-il mieux
informé, et enfin pourquoi ne m’avez-vous
point écrit ? Je suis bien malheureuse si vous n’en
avez trouvé aucune occasion depuis votre départ,
et je la suis bien davantage si vous en
avez trouvé sans m’écrire ! Votre injustice et
votre ingratitude sont extrêmes, mais je serois
au désespoir si elles vous attiroient quelque malheur, et j’aime beaucoup mieux qu’elles demeurent sans punition que si j’en étois vengée. Je résiste à toutes les apparences qui me devroient persuader que vous ne m’aimez guère, et je sens bien plus de disposition à m’abandonner aveuglément à ma passion qu’aux raisons que vous me donnez de me plaindre de votre peu de soin. Que vous m’auriez épargné d’inquiétudes si votre procédé eût été aussi languissant les premiers jours que je vous vis qu’il m’a paru depuis quelque temps ! Mais qui n’auroit été abusée comme moi par tant d’empressemens, et à qui n’eussent-ils pas paru sincères ? Qu’on a de peine à se résoudre à soupçonner longtemps la bonne foi de ceux qu’on aime ! Je vois bien que la moindre excuse vous suffit ; et sans que vous preniez le soin de m’en faire, l’amour que j’ai pour vous vous sert si fidèlement, que je ne puis consentir à vous trouver coupable que pour jouir du sensible plaisir de vous justifier moi-même. Vous m’avez consommée par vos assiduités ; vous m’avez enflammée par vos transports ; vous m’avez charmée par vos complaisances ; vous m’avez assurée par vos serments ; mon inclination violente m’a séduite, et les suites de ces commencements si agréables, et si heureux ne sont que des larmes, que des soupirs, et qu’une mort funeste, sans que je puisse y aporter aucun remède. Il est vrai que j’ai eu des plaisirs bien surprenans en vous aimant, mais ils me coûtent d’étranges douleurs, et tous les mouvemens, que vous me causez, sont extrêmes. Si j’avois résisté avec opiniâtreté à votre amour ; si je vous avois donné quelque sujet de chagrin, et de jalousie pour vous enflammer davantage ; si vous aviez remarqué quelque ménagement artificieux dans ma conduite ; si j’avois enfin voulu opposer ma raison à l’inclination naturelle que j’ai pour vous, dont vous me fîtes bientôt apercevoir (quoique mes efforts eussent été sans doute inutiles), vous pourriez me punir sévèrement et vous servir de votre pouvoir ; mais vous me parûtes aimable avant que vous m’eussiez dit que vous m’aimiez ; vous me témoignâtes une grande passion ; j’en fus ravie et je m’abandonnai à vous aimer éperdument. Vous n’étiez point aveuglé, comme moi, pourquoi avez-vous donc souffert que je devinsse en l’état où je me trouve ? Qu’est-ce que vous vouliez faire de tous mes emportements, qui ne pouvoient vous être que très-importuns ? Vous saviez bien que vous ne seriez pas toujours en Portugal, et pourquoi m’y avez-vous voulu choisir pour me rendre si malheureuse ? Vous eussiez trouvé sans doute en ce pays quelque femme qui eût été plus belle, avec laquelle vous eussiez eu autant de plaisirs, puisque vous n’en cherchiez que de grossiers ; qui vous eût fidèlement aimé aussi longtemps qu’elle vous eût vu ; que le temps eût pu consoler de votre absence, et que vous auriez pu quitter sans perfidie et sans cruauté. Ce procédé est bien plus d’un tyran, attaché à persécuter, que d’un amant, qui ne doit penser qu’à plaire. Hélas ! pourquoi exercez-vous tant de rigueur sur un cœur qui est à vous ? Je vois bien que vous êtes aussi facile à vous laisser persuader contre moi, que je l’ai été à me laisser persuader en votre faveur. J’aurois résisté, sans avoir besoin de tout mon amour et sans m’apercevoir que j’eusse rien fait d’extraordinaire, à de plus grandes raisons que ne peuvent être celles qui vous ont obligé à me quitter. Elles m’eussent paru bien foibles, et il n’y en a point qui eussent jamais pu m’arracher d’auprès de vous ; mais vous avez voulu profiter des prétextes, que vous avez trouvés de retourner en France. Un vaisseau partoit. Que ne le laissiez-vous partir ? Votre famille vous avoit écrit. Ne savez-vous pas toutes les persécutions que j’ai souffertes de la mienne ? Votre honneur vous engageoit à m’abandonner. Ai-je pris quelque soin du mien ? Vous étiez obligé d’aller servir votre Roi. Si tout ce qu’on dit de lui est vrai, il n’a aucun besoin de votre secours, et il vous auroit excusé. J’eusse été trop heureuse si nous avions passé notre vie ensemble ; mais puisqu’il falloit qu’une absence cruelle nous séparât, il me semble que je dois être bien aise de n’avoir pas été infidèle, et je ne voudrois pas, pour toutes les choses du monde, avoir commis une action si noire. Quoi ! vous avez connu le fond de mon cœur et de ma tendresse, et vous avez pu vous résoudre à me laisser pour jamais et à m’exposer aux frayeurs que je dois avoir que vous ne vous souvenez plus de moi que pour me sacrifier à une nouvelle passion ! Je vois bien que je vous aime, comme une folle : cependant je ne me plains point de toute la violence des mouvements de mon cœur ; je m’accoutume à ses persécutions, et je ne pourrois vivre sans un plaisir que je découvre et dont je jouis en vous aimant au milieu de mille douleurs. Mais je suis sans cesse persécutée avec un extrême désagrément par la haine et par le dégoût que j’ai pour toutes choses. Ma famille, mes amis et ce couvent me sont insupportables. Tout ce que je suis obligée de voir et tout ce qu’il faut que je fasse de toute nécessité m’est odieux. Je suis si jalouse de ma passion, qu’il me semble que toutes mes actions et que tous mes devoirs vous regardent. Oui, je fais quelque scrupule si je n’emploie tous les moments de ma vie pour vous. Que ferois-je, hélas ! sans tant de haine et sans tant d’amour qui remplissent mon cœur ? Pourrois-je survivre à ce qui m’occupe incessamment, pour mener une vie tranquille et languissante ? Ce vide et cette insensibilité ne peuvent me convenir. Tout le monde s’est aperçu du changement entier de mon humeur, de mes manières, et de ma personne. Ma mère m’en a parlé avec aigreur, et ensuite avec quelque bonté. Je ne sais ce que je lui ai répondu ; il me semble que je lui ai tout avoué. Les religieuses les plus sévères ont pitié de l’état où je suis ; il leur donne même quelque considération et quelque ménagement pour moi. Tout le monde est touché de mon amour, et vous demeurez dans une profonde indifférence, sans m’écrire, que des lettres froides, pleines de redites ; la moitié du papier n’est pas rempli, et il paroît grossièrement que vous mourez d’envie de les avoir achevées. Dona Brites me persécuta ces jours passés pour me faire sortir de ma chambre et, croyant me divertir, elle me mena promener sur le balcon, d’où l’on voit Mertola 3 ; je la suivis, et je fus aussitôt frappée d’un souvenir cruel qui me fit pleurer tout le reste du jour. Elle me ramena, et je me jetai sur mon lit, où je fis mille réflexions sur le peu d’apparence que je vois de guérir jamais. Ce qu’on fait pour me soulager aigrit ma douleur, et je trouve dans les remèdes mêmes des raisons particulières de m’affliger. Je vous ai vu souvent passer en ce lieu avec un air qui me charmoit, et j’étois sur ce balcon le jour fatal que je commençai à sentir les premiers effets de ma passion malheureuse. Il me sembla que vous vouliez me plaire, quoique vous ne me connussiez pas ; je me persuadois que vous m’aviez remarquée entre toutes celles qui étoient avec moi. Je m’imaginai que lorsque vous vous arrêtiez, vous étiez bien aise que je vous visse mieux et j’admirasse votre adresse lorsque vous poussiez votre cheval. J’étois surprise de quelque frayeur lorsque vous le faisiez passer dans un endroit difficile ; enfin je m’intéressois secrètement à toutes vos actions. Je sentois bien que vous ne m’étiez point indifférent, et je prenois pour moi tout ce que vous faisiez. Vous ne connoissez que trop les suites de ces commencements, et quoique je n’aie rien à ménager, je ne dois pas vous les écrire, de crainte de vous rendre plus coupable, s’il est possible, que vous ne l’êtes, et d’avoir à me reprocher tant d’efforts inutiles pour vous obliger à m’être fidèle. Vous ne le serez point. Puis-je espérer de mes lettres et de mes reproches ce que mon amour et mon abandonnement n’ont pu sur votre ingratitude ? Je suis trop assurée de mon malheur ; votre procédé injuste ne me laisse pas la moindre raison d’en douter, et je dois tout appréhender, puisque vous m’avez abandonnée. N’aurez-vous de charmes que pour moi et ne paroîtrez-vous pas agréable à d’autres yeux ? Je crois que je ne serai pas fâchée que les sentiments des autres justifient les miens en quelque façon, et je voudrois que toutes les femmes de France vous trouvassent aimable, qu’aucune ne vous aimât et qu’aucune ne vous plût. Ce projet est ridicule et impossible ; néanmoins j’ai assez éprouvé que vous n’êtes guère capable d’un grand entêtement, et que vous pourrez bien m’oublier sans aucun secours et sans y être contraint par une nouvelle passion. Peut-être voudrois-je que vous eussiez quelque prétexte raisonnable. Il est vrai que je serois plus malheureuse, mais vous ne seriez pas si coupable. Je vois bien que vous demeurerez en France sans de grands plaisirs, avec une entière liberté : la fatigue d’un long voyage, quelque petite bienséance, et la crainte de ne répondre pas à mes transports, vous retiennent. Ah ! ne m’appréhendez point. Je me contenterai de vous voir de temps en temps et de savoir seulement que nous sommes en même lieu ; mais je me flatte peut-être, et vous serez plus touché de la rigueur et de la sévérité d’une autre que vous ne l’avez été de mes faveurs. Est-il possible que vous serez enflammé par de mauvais traitements ? Mais avant que de vous engager dans une grande passion, pensez bien à l’excès de mes douleurs, à l’incertitude de mes projets, à la diversité de mes mouvements, à l’extravagance de mes lettres, à mes confiances, à mes désespoirs, à mes souhaits, à ma jalousie. Ah ! vous allez vous rendre malheureux ; je vous conjure de profiter de l’état où je suis, et qu’au moins ce que je souffre pour vous ne vous soit pas inutile. Vous me fîtes, il y a cinq ou six mois, une fâcheuse confidence, et vous m’avouâtes de trop bonne foi que vous aviez aimé une dame en votre pays. Si elle vous empêche de revenir, mandez-le-moi sans ménagement, afin que je ne languisse plus. Quelque reste d’espérance me soutient encore, et je seroi bien aise (si elle ne doit avoir aucune suite) de la perdre tout à fait et de me perdre moi-même. Envoyez-moi son portrait avec quelqu’une de ses lettres, et écrivez-moi tout ce qu’elle vous dit. J’y trouverois peut-être des raisons de me consoler ou de m’affliger davantage. Je ne puis demeurer plus longtemps dans l’état où je suis, et il n’y a point de changement qui ne me soit favorable. Je voudrois aussi avoir le portrait de votre frère et de votre belle-sœur. Tout ce qui vous est quelque chose m’est fort cher, et je suis entièrement dévouée à ce qui vous touche ; je ne me suis laissé aucune disposition de moi-même. Il y a des moments où il me semble que j’aurois assez de soumission pour servir celle que vous aimez. Vos mauvais traitements et vos mépris m’ont tellement abattue, que je n’ose quelquefois penser seulement qu’il me semble que je pourrois être jalouse sans vous déplaire, et que je crois avoir le plus grand tort du monde de vous faire des reproches. Je suis souvent convaincue que je ne dois point vous faire voir avec fureur, comme je fais, des sentiments que vous désavouez. Il y a longtemps qu’un officier attend votre ettre : j’avois résolu de l’écrire d’une manière à vous la faire recevoir sans dégoût, mais elle est trop extravagante, il la faut finir. Hélas ! il n’est pas en mon pouvoir de m’y résoudre ; il me semble que je vous parle quand je vous écris, et que vous m’êtes un peu plus présent. La première ne sera pas si longue ni si importune ; vous pourrez l’ouvrir et la lire sur l’assurance que je vous donne. Il est vrai que je ne dois point vous parler d’une passion qui vous déplaît, et je ne vous en parlerai plus. Il y aura un an dans peu de jours que je m’abandonnai toute à vous, sans ménagement. Votre passion me paroissoit fort ardente et fort sincère, et je n’eusse jamais pensé que mes faveurs vous eussent assez rebuté pour vous obliger à faire cinq cens lieues et à vous exposer à des naufrages pour vous en éloigner : personne ne m’étoit redevable d’un pareil traitement. Vous pouvez vous souvenir de ma pudeur, de ma confusion et de mon désordre ; mais vous ne vous souvenez pas de ce qui vous engageroit à m’aimer malgré vous. L’officier qui doit vous porter cette lettre me mande pour la quatrième fois qu’il veut partir. Qu’il est pressant ! il abandonne sans doute quelque malheureuse en ce pays. Adieu, j’ai plus de peine à finir ma lettre que vous n’en avez eu à me quitter, peut-être, pour toujours. Adieu, je n’ose vous donner mille noms de tendresse ni m’abandonner sans contrainte à tous mes mouvemens. Je vous aime mille fois plus que ma vie, et mille fois plus que je ne pense. Que vous m’êtes cher, et que vous m’êtes cruel ! vous ne m’écrivez point : je n’ai pu m’empêcher de vous dire encore cela. Je vais recommencer, et l’officier partira. Qu’importe, qu’il parte ! J’écris plus pour moi que pour vous : je ne cherche qu’à me soulager. Aussi bien la
longueur de ma lettre vous fera peur : vous
ne la lirez point. Qu’est-ce que j’ai fait pour
être si malheureuse, et pourquoi avez-vous empoisonné
ma vie ? Que ne suis-je née en un
autre pays ! Adieu, pardonnez-moi ; je n’ose
plus vous prier de m’aimer : voyez où mon destin
m’a réduite ! Adieu.
Je vous écris pour la dernière fois,
et j’espère vous faire connoître, par
la différence des termes et de la manière
de cette lettre, que vous m’avez
enfin persuadée que vous ne m’aimez plus, et
qu’ainsi je ne dois plus vous aimer. Je vous renverrai
donc par la première voie tout ce qui me
reste encore de vous : Ne craignez pas que je
vous écrive ; je ne mettrai pas même votre nom
au-dessus du paquet. J’ai chargé de tout ce détail
dona Brites, que j’avois accoutumée à des
confidences bien éloignées de celle-ci : ses soins
me seront moins suspects que les miens. Elle
prendra toutes les précautions nécessaires afin de
pouvoir m’assurer que vous avez reçu le portrait
et les bracelets que vous m’avez donnés. Je veux cependant que vous sachiez que je me sens, depuis quelques jours, en état de brûler et de déchirer ces gages de votre amour, qui m’étoient si chers ; mais je vous ai fait voir tant de foiblesse, que vous n’auriez jamais cru que j’eusse pu devenir capable d’une telle extrémité. Je veux donc jouir de toute la peine que j’ai eue à m’en séparer, et vous donner au moins quelque dépit. Je vous avoue, à ma honte et à la vôtre, que je me suis trouvée plus attachée que je ne veux vous le dire à ces bagatelles, et que j’ai senti que j’avois un nouveau besoin de toutes mes réflexions pour me défaire de chacune en particulier, lors même que je me flattois de n’être plus attachée à vous ; mais on vient à bout de tout ce qu’on veut avec tant de raisons. Je les ai mises entre les mains de Dona Brites. Que cette résolution m’a coûté de larmes ! Après mille mouvements et mille incertitudes que vous ne connoissez pas, et dont je ne vous rendrai pas compte assurément, je l’ai conjurée de ne m’en parler jamais, de ne me les rendre jamais, quand même je les demanderois pour les revoir encore une fois, et de vous les renvoyer enfin sans m’en avertir.
Je n’ai bien connu l’excès de mon amour que depuis que j’ai voulu faire tous mes efforts pour m’en guérir ; et je crains que je n’eusse osé l’entreprendre si j’eusse pu prévoir tant de difficultés et tant de violences. Je suis persuadée que j’eusse senti des mouvements moins désagréables en vous aimant tout ingrat que vous êtes, qu’en vous quittant pour toujours. J’ai éprouvé que vous m’étiez moins cher que ma passion, et j’ai eu d’étranges peines à la combattre, après que vos procédés injurieux m’ont rendu votre personne odieuse.
L’orgueil ordinaire de mon sexe ne m’a point aidée à prendre des résolutions contre vous. Hélas ! j’ai souffert votre mépris ; j’eusse supporté votre haine et toute la jalousie que m’eût donnée l’attachement que vous eussiez pu avoir pour une autre. J’aurois eu, au moins quelque passion à combattre ; mais votre indifférence m’est insupportable. Vos impertinentes protestations d’amitié, et les civilités ridicules de votre dernière lettre, m’ont fait voir que vous aviez reçu toutes celles que je vous ai écrites ; qu’elles n’ont causé dans votre cœur aucun mouvement, et que cependant vous les avez lues. Ingrat ! Je suis encore assez folle pour être au désespoir de ne pouvoir me flatter qu’elles ne soient pas venues jusques à vous, et qu’on ne vous les ait pas rendues. Je déteste votre bonne foi. Vous avois-je prié de me mander sincèrement la vérité ? Que ne me laissiez-vous ma passion ? Vous n’aviez qu’à ne me point écrire ; je ne cherchois pas à être éclaircie. Ne suis-je pas bien malheureuse de n’avoir pu vous obliger à prendre quelque soin de me tromper, et de n’être plus en état de vous excuser ? Sachez que je m’aperçois que vous êtes indigne de tous mes sentiments, et que je connais toutes vos méchantes qualités. Cependant (si tout ce que j’ai fait pour vous peut mériter que vous ayez quelques petits égards pour les grâces que je vous demande) je vous conjure de ne m’écrire plus, et de m’aider à vous oublier entièrement. Si vous me témoigniez, foiblement même, que vous avez eu quelque peine en lisant cette lettre, je vous croirois peut-être ; et peut-être aussi votre aveu et votre consentement me donneroient du dépit et de la colère, et tout cela pourroit m’enflammer. Ne vous mêlez donc point de ma conduite, vous renverseriez sans doute tous mes projets, de quelque manière que vous voulussiez y entrer. Je ne veux point savoir le succès de cette lettre ; ne troublez pas l’état que je me prépare : il me semble que vous pouvez être content des maux que vous me causez (quelque dessein que vous eussiez fait de me rendre malheureuse). Ne m’ôtez point de mon incertitude ; j’espère que j’en ferai avec le temps quelque chose de tranquille. Je vous promets de ne vous point haïr : je me défie trop des sentiments violens pour oser l’entreprendre. Je suis persuadée que je trouverois peut-être, en ce pays un amant plus fidèle ; mais, hélas ! qui pourra me donner de l’amour ? La passion d’un autre m’occupera-t-elle ? La mienne a-t-elle pu quelque chose sur vous ? N’éprouvé-je pas qu’un cœur attendri n’oublie jamais ce qui l’a fait apercevoir des transports qu’il ne connoissoit pas et dont il étoit capable ; que tous ses mouvements sont attachés à l’idole qu’il s’est faite ; que ses premières idées, et que ses premières blessures ne peuvent être ni guéries ni effacées ; que toutes les passions qui s’offrent à son secours, et qui font des efforts pour le remplir et pour le contenter, lui promettent vainement une sensibilité qu’il ne retrouve plus ; que tous les plaisirs qu’il cherche, sans aucune envie de les rencontrer, ne servent qu’à lui faire bien connoître que rien ne lui est si cher que le souvenir de ses douleurs ? Pourquoi m’avez-vous fait connoître l’imperfection et le désagrément d’un attachement qui ne doit pas durer éternellement, et les malheurs qui suivent un amour violent lorsqu’il n’est pas réciproque ? Et pourquoi une inclination aveugle et une cruelle destinée s’attachent-elles, d’ordinaire, à nous déterminer pour ceux qui seroient sensibles pour quelque autre ?
Quand même je pourrois espérer quelque amusement dans un nouvel engagement, et que je trouverois quelqu’un de bonne foi, j’ai tant de pitié de moi-même que je ferois beaucoup de scrupule de mettre le dernier homme du monde en l’état où vous m’avez réduite ; et quoique je ne sois pas obligée à vous ménager, je ne pourrois me résoudre à exercer sur vous une vengeance si cruelle, quand même elle dépendroit de moi par un changement que je ne prévois pas.
Je cherche dans ce moment à vous excuser, et je comprends bien qu’une religieuse n’est guère aimable d’ordinaire. Cependant il semble que si on étoit capable de raisonner sur les choix qu’on fait, on devroit plutôt s’attacher à elles qu’aux autres femmes. Rien ne les empêche de penser incessamment à leur passion : elles ne sont point détournées par mille choses qui dissipent et qui occupent dans le monde. Il me semble qu’il n’est pas fort agréable de voir celles qu’on aime, toujours distraites par mille bagatelles ; et il faut avoir bien peu de délicatesse, pour souffrir (sans en être au désespoir) qu’elles ne parlent que d’assemblées, d’ajustements et de promenades. On est sans cesse exposé à de nouvelles jalousies : elles sont obligées à des égards, à des complaisances, à des conversations. Qui peut s’assurer qu’elles n’ont aucun plaisir dans toutes ces occasions, et qu’elles souffrent toujours leurs maris avec un extrême dégoût et sans aucun consentement ? Ah ! qu’elles doivent se défier d’un amant qui ne leur fait pas rendre un compte bien exact là-dessus, qui croit aisément et sans inquiétude ce qu’elles lui disent, et qui les voit avec beaucoup de confiance et de tranquillité sujettes à tous ces devoirs. Mais je ne prétends pas vous prouver par de bonnes raisons que vous deviez m’aimer ; ce sont de très-méchants moyens, et j’en ai employé de beaucoup meilleurs qui ne m’ont pas réussi. Je connois trop bien mon destin pour tâcher à le surmonter : je serai malheureuse toute ma vie ! Ne l’étois-je pas en vous voyant tous les jours ? Je mourois de frayeur que vous ne me fussiez pas fidèle ; je voulois vous voir à tous moments, et cela n’étoit pas possible ; j’étois troublée par le péril que vous couriez en entrant dans ce couvent ; je ne vivois pas lorsque vous étiez à l’armée ; j’étois au désespoir de n’être pas plus belle et plus digne de vous ; je murmurois contre la médiocrité de ma condition ; je croyois souvent que l’attachement que vous paroissiez avoir pour moi vous pourroit faire quelque tort ; il me sembloit que je ne vous aimois pas assez ; j’appréhendois pour vous la colère de mes parens, et j’étois enfin dans un état aussi pitoyable que celui où je suis présentement. Si vous m’eussiez donné quelques témoignages de votre passion depuis que vous n’êtes plus en Portugal, j’aurois fait tous mes efforts pour en sortir ; je me fusse déguisée pour vous aller trouver. Hélas ! qu’est-ce que je fusse devenue, si vous ne vous fussiez plus soucié de moi, après que j’eusse été en France ? Quel désordre ! quel égarement ! quel comble de honte pour ma famille qui m’est fort chère depuis que je ne vous aime plus ! Vous voyez bien que je connais de sens 4 froid qu’il étoit possible que je fusse encore plus à plaindre que je ne suis ; et je vous parle, au moins, raisonnablement une fois en ma vie. Que ma modération vous plaira ! et que vous serez content de moi ! Je ne veux point le savoir ; je vous ai déjà prié de ne m’écrire plus, et je vous en conjure encore.
N’avez-vous jamais fait quelque réflexion sur
la manière dont vous m’avez traitée ? Ne pensez-vous
jamais que vous m’avez plus d’obligation
qu’à personne du monde ? Je vous ai aimé comme
une insensée. Que de mépris j’ai eu pour toutes
choses ! Votre procédé n’est point d’un honnête
homme. Il faut que vous ayez eu pour moi de
l’aversion naturelle, puisque vous ne m’avez pas
aimée éperdument. Je me suis laissé enchanter
par des qualités très-médiocres. Qu’avez-vous
fait qui dût me plaire ? Quel sacrifice m’avez-vous
fait ? N’avez-vous pas cherché mille autres
plaisirs ? Avez-vous renoncé au jeu, et à la chasse ?
N’êtes-vous pas parti le premier pour aller à
l’armée ? N’en êtes-vous pas revenu après tous
les autres ? Vous vous y êtes exposé follement, quoique je vous eusse prié de vous ménager
pour l’amour de moi. Vous n’avez point cherché
les moyens de vous établir en Portugal, où vous
étiez estimé. Une lettre de votre frère vous en
a fait partir sans hésiter un moment ; et n’ai-je
pas su que, durant le voyage, vous avez été de
la plus belle humeur du monde. Il faut avouer
que je suis obligée à vous haïr mortellement.
Ah ! je me suis attiré tous mes malheurs. Je
vous ai d’abord accoutumé à une grande passion
avec trop de bonne foi, et il faut de l’artifice
pour se faire aimer ; il faut chercher avec quelque
adresse les moyens d’enflammer, et l’amour
tout seul ne donne point de l’amour. Vous vouliez
que je vous aimasse ; et comme vous aviez
formé ce dessein, il n’y a rien que vous n’eussiez
fait pour y parvenir. Vous vous fussiez même
résolu à m’aimer, s’il eût été nécessaire ; mais
vous avez connu que vous pouviez réussir dans
votre entreprise sans passion, et que vous n’en
aviez aucun besoin. Quelle perfidie ! Croyez-vous
avoir pu impunément me tromper ! Si quelque
hasard vous ramenoit en ce pays, je vous déclare
que je vous livrerai à la vengeance de mes parents.
J’ai vécu longtemps dans un abandonnement et dans une idolâtrie qui me donne de
l’horreur, et mon remords me persécute avec une
rigueur insupportable. Je sens vivement la honte
des crimes que vous m’avez fait commettre,
et je n’ai plus, hélas ! la passion qui m’empêchoit
d’en connoître l’énormité. Quand est-ce
que mon cœur ne sera plus déchiré ? Quand est-ce
que je serai délivrée de cet embarras, cruel ?
Cependant je crois que je ne vous souhaite
point de mal, et que je me résoudrois à consentir
que vous fussiez heureux ; mais comment
pourrez-vous l’être, si vous avez le cœur bien
fait ? Je veux vous écrire une autre lettre, pour
vous faire voir que je serai peut-être plus tranquille
dans quelque temps. Que j’aurai de plaisir
de pouvoir vous reprocher vos procédés injustes,
après que je n’en serai plus si vivement
touchée ; et lorsque je vous ferai connoître que
je vous méprise, que je parle avec beaucoup
d’indifférence de votre trahison, que j’ai oublié
tous mes plaisirs et toutes mes douleurs, et que
je ne me souviens de vous que lorsque je veux
m’en souvenir ! Je demeure d’accord que vous
avez de grands avantages sur moi, et que vous
m’avez donné une passion qui m’a fait perdre la raison ; mais vous devez en tirer peu de vanité.
J’étois jeune, j’étois crédule, on m’avoit enfermée
dans ce couvent depuis mon enfance ; je
n’avois vu que des gens désagréables ; je n’avais
jamais entendu les louanges que vous me
donniez incessamment ; il me sembloit que je
vous devois les charmes et la beauté que vous
me trouviez et dont vous me faisiez apercevoir ;
j’entendois dire du bien de vous ; tout le monde
me parlait en votre faveur ; vous faisiez tout ce
qu’il falloit pour me donner de l’amour. Mais je
suis enfin revenue de cet enchantement : vous
m’avez donné de grands secours, et j’avoue que
j’en avois un extrême besoin. En vous renvoyant
vos lettres, je garderai soigneusement les deux
dernières que vous m’avez écrites ; et je les relirai
encore plus souvent que je n’ai lu les premières,
afin de ne retomber plus dans mes foiblesses.
Ah ! qu’elles me coûtent cher, et que
j’aurois été heureuse, si vous eussiez voulu souffrir
que je vous eusse toujours aimé ! Je connois
bien que je suis encore un peu trop occupée
de mes reproches et de votre infidélité ;
mais souvenez-vous que je me suis promis un état
plus paisible, et que j’y parviendrai, ou que je prendrai contre moi quelque résolution extrême,
que vous apprendrez sans beaucoup de déplaisir.
Mais je ne veux plus rien de vous ; je suis une
folle de redire les mêmes choses si souvent. Il
faut vous quitter et ne penser plus à vous ; je
crois même que je ne vous écrirai plus. Suis-je
obligée de vous rendre un compte exact de tous
mes divers mouvemens ?
Le bruit qu’a fait la traduction des
cinq Lettres Portugaises a donné le
désir à quelques personnes de qualité
d’en traduire quelques nouvelles,
qui leur sont tombées entre les mains. Les premières
ont eu tant de cours dans le monde, que
l’on devoit appréhender avec justice d’exposer
celles-ci en public ; mais comme elles sont d’une
femme du monde qui écrit d’un style différent de
celui d’une religieuse, j’ai cru que cette différence
pourroit plaire, et que peut-être l’ouvrage n’est
pas si désagréable qu’on ne me sache quelque gré
de le donner au public.
DEUXIÈME PARTIE
LETTRE PREMIÈRE
Il est donc possible que vous ayez
été un moment en colère contre
moi ; et qu’avec une passion la plus
tendre et la plus délicate qui fut
jamais, je vous aie donné un instant de chagrin !
Hélas ! de quel remords ne serois-je point capable
si je manquois à la fidélité que je vous
dois ; puisque je ne m’accuse que d’un excès de
délicatesse, et que je ne puis me pardonner
votre courroux ? Mais pourquoi faut-il qu’il me donne ce remords ? N’ai-je pas eu raison de me
plaindre, et n’offenserois-je pas votre propre
passion si j’avois pu souffrir, sans murmure, que
vous ayez la force de me cacher quelque
chose ? Hé, bon Dieu ! je fais des reproches
continuels à mon âme de ce qu’elle ne vous
découvre pas assez l’ardeur de ses mouvemens,
et vous voulez me cacher tous les secrets de la
vôtre ! Quand mes regards sont trop languissans,
il me semble qu’ils ne servent que ma
tendresse, et qu’ils volent quelque chose à mon
ardeur. S’ils sont trop vifs, ma langueur leur
fait le même reproche, et avec les actions du
monde les plus parlantes, je crois n’en pas assez
dire, pendant que vous me faites des réserves
d’une bagatelle. Ah ! que ce procédé m’a touchée,
et que je vous aurois fait de pitié, si vous
aviez pu voir tout ce qu’il m’a fait penser !
Mais pourquoi suis-je si curieuse ? Pourquoi
veux-je lire dans une âme où je ne trouverois
que de la tiédeur, et peut-être de l’infidélité ?
C’est votre honnêteté propre qui vous rend si
réservé, et je vous ai de l’obligation de votre
mystère. Vous voulez m’épargner la douleur de
connoître toute votre indifférence, et vous ne dissimulez vos sentimens que par pitié pour
ma foiblesse. Hélas ! que ne m’avez-vous paru
tel dans les commencemens de notre connoissance !
peut-être que mon cœur se fût réglé sur
le vôtre. Mais vous ne vous êtes résolu à
m’aimer avec peu d’empressement que quand
vous avez reconnu que j’en avois jusques à la
fureur. Ce n’est pourtant pas par tempérament
que vous êtes si retenu. Vous êtes emporté, je
l’éprouvai hier au soir. Mais, hélas ! votre
emportement n’est pas fait pour le courroux, et
vous n’êtes sensible qu’à ce que vous croyez
des outrages. Ingrat, que vous a fait l’amour
pour être si mal partagé ? Que n’employez-vous
cette impétuosité pour répondre à la
mienne ? Pourquoi faut-il que ces démarches
précipitées ne se fassent pas pour avancer les
momens de notre félicité ? Et qui diroit en
vous voyant si prompt à sortir de ma chambre,
quand le dépit vous en chasse, que vous êtes si
lent à y venir, quand l’amour vous y appelle ?
Mais je mérite bien ce traitement : j’ai pu
vous ordonner quelque chose. Est-ce à un
cœur tout à vous à entreprendre de vous
donner des lois ? Allez, vous avez bien fait de l’en punir, et je devrois mourir de honte d’avoir
cru être maîtresse d’aucun de mes mouvemens.
Ah ! que vous savez bien comme il faut châtier
cette espèce de révolte. Vous souvient-il de la
tranquillité apparente avec laquelle vous m’offrîtes,
hier au soir, de m’aider à ne plus vous
voir ? Avez-vous bien pu m’offrir ce remède, ou
pour mieux dire, m’avez-vous cru capable de
l’accepter ? car dans la délicatesse de mon
amour, il me seroit bien plus douloureux de me
voir soupçonnée d’un crime, que de vous en
voir commettre un. Je suis plus jalouse de ma
passion que de la vôtre, et je vous pardonnerois
lus aisément une infidélité que le soupçon de
me la voir faire : oui, c’est de moi-même que je
veux être contente plutôt que de vous. Ma
tendresse m’est si précieuse, et l’estime que je
fais de vous m’y fait trouver tant de gloire, que
je ne sais point de plus grand crime que de
vous en laisser douter. Mais comment en
douteriez-vous ? Tout vous le persuade et dans
votre cœur et dans le mien. Vous n’avez pas
une négligence qui ne vous apprenne que je
vous aime jusqu’à l’adoration ; et l’amour m’a
si bien appris l’art de tirer du profit de toutes choses, qu’il n’y a pas jusques à la retenue de
mes caresses qui ne vous convainque de l’excès
de ma passion. N’avez-vous jamais remarqué
cet effet de ma complaisance ? Combien de fois
ai-je retenu les transports de ma joie à votre
arrivée, parce qu’il me sembloit remarquer dans
vos yeux que vous me vouliez plus de modération ?
Vous m’auriez fait grand tort si vous
n’aviez pas observé ma contrainte dans ces
occasions ; car ces sortes de sacrifices sont les
plus pénibles pour moi, que je vous aie jamais
faits ; mais je ne vous les reproche point. Que
m’importe que je sois parfaitement heureuse,
pourvu que ce qui manque à mon bonheur
augmente le vôtre ? Si vous étiez plus empressé,
jaurois le plaisir de me croire plus aimée ; mais
vous n’auriez pas celui de l’être tant. Vous
croiriez devoir quelque chose à votre amour, et
j’ai la gloire de voir que vous ne devez rien
qu’à mon inclination. N’abusez pourtant pas de
cette générosité amoureuse, et n’allez pas vous
aviser de la pousser jusques à m’arracher le peu
d’empressement qui vous reste ; au contraire,
soyez généreux à votre tour, et venez me protester
que le désintéressement de ma tendresse augmente la vôtre ; que je ne hasarde rien quand je crois mettre tout au hasard, et que
vous êtes aussi tendre et aussi fidèle, que je suis tendrement et fidèlement à vous.
Sans mentir, cette dame d’hier au soir est bien laide ; elle danse d’un méchant air, et le comte de Cugne avoit eu grand tort de la dépeindre comme une belle personne. Comment pûtes-vous demeurer si longtemps auprès d’elle ? Il me sembloit, à l’air de son visage, que ce qu’elle vous disoit n’étoit point spirituel. Cependant vous avez causé avec elle une partie du temps que l’assemblée a duré, et vous avez eu la dureté de me dire que sa conversation ne vous avoit pas déplu. Que vous disoit-elle donc de si charmant ? Vous apprenoit-elle des nouvelles de quelque dame de France qui vous soit chère, ou si elle commençoit à vous le devenir elle-même ? car il n’y a que l’amour qui puisse faire soutenir une si longue conversation. Je ne
trouvai point vos François nouveaux arrivés si
agréables, j’en fus obsédée tout le soir, ils me
dirent tout ce qu’ils purent imaginer de plus
joli, et je voyois bien qu’ils l’affectoient ; mais
ils ne me divertirent point, et je crois que ce
sont leurs discours qui m’ont causé la migraine
effroyable que j’ai eue toute la nuit. Vous ne le
sauriez point si je ne vous l’apprenois. Vos
gens sont occupés sans doute à aller savoir
comme cette heureuse Françoise se trouve de la
fatigue d’hier au soir ; car vous la fîtes assez
danser pour la faire malade. Mais qu’a-t-elle de
si charmant ? la croyez-vous plus tendre et plus
fidèle qu’une autre ? lui avez-vous trouvé une
inclination plus prompte à vous vouloir du bien
que celle que je vous ai fait paroître ? Non sans
doute, cela ne se peut pas ; vous savez bien
que, pour vous avoir vu passer seulement, je
perdis tout le repos de ma vie, et que, sans
m’arrêter à mon sexe et à ma naissance, je
courus la première aux occasions de vous voir
ne seconde fois. Si elle en a fait davantage,
elle est à votre lever ce matin, et le petit Durino
la trouvera sans doute assise auprès de votre chevet. Je le souhaite pour votre félicité :
j’aime si fort votre joie, que je consens à la
faire toute ma vie aux dépens de la mienne
propre, et si vous voulez régaler ce bel objet de
la lecture de cette lettre ici, vous le pouvez
faire sans scrupule. Ce que je vous écris ne sera
pas inutile à l’avancement de vos affaires ; j’ai
un nom connu dans ce royaume, on m’y a toujours
flattée de quelque beauté, et j’avois cru en
avoir jusques au moment que votre mépris m’a
désabusée. Proposez-moi donc pour exemple à
votre nouvelle conquête, dites-lui que je vous
aime jusques à la folie ; je veux bien en tomber
d’accord, et j’aime mieux contribuer à ma perte
par un aveu que de nier une passion si chère.
Oui, je vous aime mille fois plus que moi-même.
Au moment que je vous écris, je suis
jalouse, je l’avoue ; votre procédé d’hier a mis
la rage dans mon cœur, et je vous crois infidèle,
puisqu’il faut vous dire tout. Mais,
malgré tout cela, je vous aime plus qu’on n’a
jamais aimé. Je hais la marquise de Furtado, de
vous avoir donné l’occasion de voir cette nouvelle
venue. Je voudrois que la marquise de
Castro n’eût jamais été, puisque c’étoit à ces noces que vous deviez me donner la douleur
que je ressens. Je hais celui qui a inventé la
danse, je me hais moi-même, et je hais la Françoise
mille fois plus que tout le reste ensemble ;
mais de tant de haines différentes, aucune n’a
eu l’audace d’aller jusques à vous. Vous me paroissez
toujours aimable. Sous quelque forme où je
vous regarde, et jusques aux pieds de cette
cruelle rivale qui vient troubler toute ma félicité,
je vous trouvois mille charmes qui n’ont
jamais été qu’en vous. J’étois même si sotte
que je ne pouvois m’empêcher d’être ravie
qu’on vous les trouvât comme moi ; et bien que
je sois persuadée que c’est à cette opinion que je
devrai peut-être la perte de votre cœur, j’aime
mieux me voir condamnée à cet abîme de désespoir
que de vous souhaiter une louange de
moins. Mais comment est-ce que l’amour peut
faire pour accorder tant de choses opposées ?
Car il est certain qu’on ne peut pas avoir plus
de jalousie pour tout ce qui vous approche que
j’en ai, et cependant j’irois au bout du monde
vous chercher de nouveaux admirateurs. Je
hais cette Françoise d’une haine si acharnée,
qu’il n’y a rien de si cruel que je ne me croie capable de faire pour la détruire : et je lui
souhaiterois la félicité d’être aimée de vous, si
je pensois que cet amour vous rendît plus heureux
que vous ne l’êtes. Oui, je sens bien que
j’aime tant votre joie, je me trouve si heureuse
quand je vous vois content, que s’il falloit
immoler tout le plaisir de ma vie à un instant
du vôtre, je le ferois sans balancer. Pourquoi
n’êtes-vous pas comme cela pour moi ? Ah ! que
si vous m’aimiez autant que je vous aime, que
nous aurions de bonheur l’un et l’autre ! Votre
félicité feroit la mienne, et la vôtre en seroit
bien plus parfaite. Aucune personne sur la terre
n’a tant d’amour dans le cœur que j’en ai ;
nulle ne connoît si bien ce que vous valez ; et
vous me ferez mourir de pitié, si vous êtes
capable de vous attacher à quelque autre, après
avoir été accoutumé à mes manières d’aimer :
croyez-moi, mon cher, vous ne sauriez être
heureux qu’avec moi. Je connois les autres
femmes par moi-même, et je sens bien que
l’amour n’a fait naître que moi sur la terre pour
vous. De quoi deviendroit toute votre délicatesse,
si elle ne trouvoit plus mon cœur pour y
répondre ? ces regards si éloquens et si bien entendus seroient-ils secondés par d’autres
yeux comme ils le sont par les miens ? Non, cela
n’est pas possible ; seuls nous savons bien
aimer ; et nous mourrions de chagrin l’un et
l’autre si nos deux âmes avoient trouvé quelque
assortiment qui n’eût pas été elles-mêmes.
Quand donc finira votre absence ? Passerez-vous encore aujourd’hui sans revenir à Lisbonne, et ne vous souvenez-vous point qu’il y a déjà deux jours que vous êtes parti ? Pour moi, je pense que vous avez envie de me trouver morte à votre retour ; et c’est moins pour accompagner le Roi à la visite des vaisseaux que vous avez quitté la Cour que pour vous défendre d’une maîtresse incommode. En effet, je le suis au dernier point, il faut en tomber d’accord ; je ne suis jamais contente ni de vous ni de moi-même. Une absence de vingt-quatre heures me met à la mort, et ce qui seroit un excès de félicité pour une autre n’en est pas toujours une pour moi. Tantôt il me semble que vous n’en avez pas assez, d’autres fois je vous en trouve
tant que je crains de ne la pas faire toute seule ;
et il n’y a pas jusques à mes transports qui ne
me chagrinent, quand je crois m’apercevoir que
vous ne les remarquez pas assez bien. Vos distractions
me font peur ; je voudrois vous voir
tout renfermé dans vous-même lorsque j’y fais
tout ce qui s’y passe, et quand vous manquez à
en sortir pour examiner mes emportemens,
vous me mettez au désespoir. Je ne suis pas
sage, je l’avoue, mais le moyen de l’être et
d’avoir autant d’amour que j’en ai ? Je sais bien
qu’il seroit de la raison d’être en repos au moment
que j’écris. Vous n’êtes qu’à deux pas de
la ville, votre devoir vous y retient, et la maladie
de mon frère m’auroit empêchée de vous
voir depuis que vous êtes absent ; de plus, il n’y
a point de femmes où vous êtes, et c’est une
grande inquiétude hors de mon cœur. Mais,
hélas ! qu’il y en est resté d’autres, et qu’il est
vrai qu’une amante se fait des tourmens de
toutes choses quand elle aime autant que je
fais ! Ces armes, ces vaisseaux, cet équipage de
guerre, vont vous désaccoutumer des plaisirs
pacifiques de l’amour. Peut-être à l’heure qu’il est, vous envisagez le moment de notre séparation
comme un malheur infaillible, et vous commencez
à donner des raisons à votre cœur pour
l’y faire résoudre. Ah ! la vue des plus grandes
beautés de l’Europe ne seroit pas si funeste
pour moi que celle de nos canons, s’il est vrai
qu’ils produisent cet effet sur votre esprit. Ce
n’est pas que je veuille combattre votre devoir ;
j’aime votre gloire plus que je ne m’aime moi-même,
et je sais bien que vous n’êtes pas né
pour passer tous vos jours auprès de moi ; mais
je voudrois que cette nécessité vous donnât autant
d’horreur qu’elle m’en donne, que vous n’y
pussiez songer sans trembler, et que toute inévitable
qu’une séparation vous doive paroître,
vous ne puissiez croire de la supporter sans
mourir. Ne m’accusez pas toutefois d’aimer à
voir votre désespoir ; vous ne verserez jamais
une larme que je ne voulusse essuyer. Je serai
la première à vous prier de supporter courageusement
ce qui m’arrachera la vie par un excès
de douleur, et je ne me consolerois pas
d’avoir été au monde si je croyois que mon absence
vous laissât sans consolation. Que veux-je
donc ? Je n’en sais rien. Je veux vous aimer toute ma vie jusques à l’adoration ; je veux, s’il
se peut, que vous m’aimiez de même ; mais on
ne peut vouloir tout cela sans vouloir en même
temps être la plus folle de toutes les femmes.
Que cette folie ne vous dégoûte pas de
moi : je n’en ai jamais été capable que pour
vous, et je ne voudrois pas la changer pour la
plus solide sagesse, s’il falloit, pour être sage,
vous aimer un peu moins que je ne fais. Votre
esprit a mille charmes ; vous m’avez dit que
vous en trouvez autant dans le mien ; mais je
renoncerois à nous en voir à tous deux s’il s’opposoit
au progrès de notre folie. C’est l’amour
qui doit régner sur toutes les fonctions de notre
âme. Tout ce qui est en nous doit être fait pour
lui, et pourvu qu’il soit satisfait, il m’est indifférent
que la raison se plaigne. Avez-vous été
de ce sentiment depuis que je ne vous ai vu ?
Je tremble de peur que vous n’ayez eu toute la
liberté de votre esprit. Mais seroit-il possible
qu’il vous en fût resté en parlant d’une guerre
qui doit vous éloigner de moi ? Non, vous n’êtes
pas capable de cette trahison ; vous n’aurez pas
vu un soldat qui ne vous ait arraché un soupir,
et j’aurai le plaisir d’entendre dire, à votre retour, que votre esprit est journalier et que vous
n’en avez point eu pendant votre voyage. Pour
moi, je suis assurée que personne ne vous
parlera de moi, qui ne m’accuse de ce défaut.
Je dis des extravagances qui étonnent tous ceux
qui m’entendent, et si la maladie de mon frère
n’autorisoit mes égaremens, on croiroit parmi
mon domestique que je suis devenue insensée.
Il ne s’en faut guère que je ne la sois aussi.
Vous pouvez juger du dérèglement de mon esprit
par celui de cette lettre ; mais voilà comme
vous devez m’en vouloir. Les ravages que votre
absence a faits sur mon visage doivent vous paroître
plus agréables que la fraîcheur du plus
beau teint, et je me trouverois bien horrible si
trois jours de la privation de votre vue ne m’avoient
point enlaidie. Que deviendrai-je donc
si je la perds pour six mois ? Hélas ! on ne s’apercevra
point du changement de ma personne,
car je mourrai en me séparant de vous. Mais il
me semble entendre quelque bruit dans les rues,
et mon cœur m’annonce que c’est le bruit de
votre retour. Ah ! mon Dieu, je n’en puis plus :
si c’est vous qui arrivez, et que je ne puisse
vous voir en arrivant, je vais mourir d’inquiétude et d’impatience ; et si vous n’arrivez pas, après l’espérance que je viens de concevoir, le trouble et la révolution des mouvemens de mon âme vont m’ôter le sentiment.
Quoi ! vous serez toujours froid et
paresseux, et rien ne pourra troubler
votre tranquillité ? Que faut-il
donc faire pour l’ébranler ? Faut-il
se jeter dans les bras d’un rival à votre vue ? car,
hors ce dernier effet d’inconstance, que mon
amour ne me permettra jamais, je croyois vous
avoir dû faire appréhender tous les autres ? J’ai
reçu la main du duc d’Almeida à la promenade ;
j’ai affecté d’être auprès de lui pendant le souper.
Je l’ai regardé tendrement toutes les fois
que vous avez pu le remarquer ; je lui ai même
dit des bagatelles à l’oreille, que vous pouviez
prendre pour des choses d’importance, et je n’ai
pu vous faire changer de visage. Ingrat ! avez-vous
bien l’inhumanité d’aimer si peu une personne
qui vous aime tant ? Mes soins, mes faveurs et ma fidélité n’ont-ils point mérité un
moment de votre jalousie ? Suis-je si peu précieuse
pour celui qui m’est plus précieux que
mon repos et que ma gloire, qu’il puisse envisager
ma perte sans frayeur ? Hélas ! l’ombre de
la vôtre me fait trembler. Vous ne jetez pas un
regard sur une autre femme qui ne me cause
un frisson mortel : vous n’accordez pas une action
à la civilité la plus indifférente, qui ne me
coûte vingt-quatre heures de désespoir ; et vous
me voyez parler tout un soir à un autre, à votre
vue, sans témoigner la moindre inquiétude ! Ah !
vous ne m’avez jamais aimée, et je sais trop
bien comme on aime pour croire que des sentimens
si opposés aux miens puissent s’appeler
de l’amour. Que ne voudrois-je point faire pour
vous punir de cette froideur ! Il y a des momens
où je suis si transportée de dépit que je
souhaiterois d’en aimer un autre. Mais quoi !
au milieu de ce dépit, je ne vois rien au monde
d’aimable que vous ! Hier même, que vos tiédeurs
vous ôtoient mille charmes pour mes yeux,
je ne pouvois m’empêcher d’admirer toutes vos actions.
Vos dédains avoient je ne sais quoi de
grand qui exprimoit le caractère de votre âme, et c’étoit de vous que je parlois à l’oreille du
duc, tant je suis peu la maîtresse des occasions
de vous offenser. Je mourois d’envie de vous
voir faire quelque chose qui me fournît un prétexte
de vous faire une brusquerie publique ;
mais comment aurois-je pu vous la faire ? Ma
colère même est un excès d’amour, et dans le
moment où je suis outrée de rage pour votre
tranquillité, je sens bien que j’aurois des raisons
de la défendre si je ne vous aimois jusqu’au
dérèglement. En effet, mon frère nous observoit ;
la moindre affectation que vous eussiez
témoignée de me parler m’auroit perdue. Mais
ne pouviez-vous avoir de la jalousie sans la faire
remarquer ? Je me connois au mouvement de
vos yeux, et j’aurois bien vu des choses dans
vos regards, que le reste de la compagnie n’y
auroit pas vues comme moi. Hélas ! je n’y vis
jamais rien de tout ce que j’y cherchois. J’avoue
que j’y trouvai de l’amour, mais étoit-ce de
l’amour qui devoit y être en ce temps-là ? Il
falloit y trouver du dépit et de la rage ; il falloit
me contredire sur tout ce que je disois, me
trouver laide, cajoler une autre dame à ma vue ;
enfin il falloit être jaloux, puisque vous aviez des sujets apparens de l’être. Mais, au lieu de ces effets naturels d’un véritable amour, vous me donnâtes mille louanges, vous prîtes 5 la même main que j’avois donnée au duc, comme si elle n’avoit pas dû vous faire horreur ! et je vis l’heure que vous alliez me féliciter sur ce que le plus honnête homme de notre Cour s’étoit attaché auprès de moi ! Insensible que vous êtes, est-ce comme cela que l’on aime, et êtes-vous aimé de moi de cette sorte ? Ah ! si je vous avois cru si tiède avant que de vous aimer comme je fais ! Mais quoi ? quand j’aurois pu voir tout ce que je vois, et plus encore, s’il se peut, je n’aurois pu résister au penchant de vous aimer. Ç’a été une violence d’inclination dont je n’ai pas été la maîtresse ; et puis quand je songe aux momens de plaisir que cette passion m’a causés, je ne puis me repentir de l’avoir conçue. Que ne ferois-je point si j’étois contente de vous, puisque je suis si transportée d’amour dans les temps où j’ai le plus de sujet de m’en plaindre ! Mais vous en savez les différences, vous m’avez vue satisfaite, vous m’avez vue mécontente ; je vous ai rendu des grâces, je vous ai fait des plaintes ; et dans la colère comme dans la reconnoissance, vous m’avez toujours vue la plus passionnée de toutes les amantes ! Un si beau caractère ne vous donnera-t-il point d’émulation ? Aimez, mon cher insensible, aimez autant que vous êtes aimé ! il n’y a de plaisir véritable pour l’âme que dans l’amour : l’excès de la joie nait de l’excès de la passion, et la tiédeur fait plus de tort aux gens qui en sont capables qu’à ceux contre qui elle agit. Ah ! si vous aviez bien éprouvé ce que c’est qu’un véritable transport amoureux, combien porteriez-vous d’envie à ceux qui le ressentent ! Je ne voudrois pas, pour votre cœur même, être capable de votre tranquillité ; je suis jalouse de mes transports comme du plus grand bien que j’aie jamais possédé, et j’aimerois mieux être condamnée à ne vous voir de ma vie qu’à vous voir sans emportement.
Est-ce pour éprouver ma docilité que
vous m’écrivez comme vous faites ?
ou s’il est possible que vous pensiez
tout ce que vous me mandez
pour me croire capable d’en aimer un autre ?
Patience : bien que cette opinion blesse mortellement
ma délicatesse, je l’ai souvent eue de
vous, moi qui vous aime plus qu’on n’a jamais
aimé ! Mais de croire cette infidélité consommée,
de me dire des injures et de vouloir me persuader
que je ne vous verrai jamais, ah ! c’est là ce
que je ne saurois supporter. J’ai été jalouse, et
quand on aime parfaitement on n’est point sans
jalousie ; mais je n’ai jamais été brutale, je n’ai
jamais perdu votre idée de vue ; et dans le plus
fort de mon dépit, je me suis toujours souvenue que vous étiez celui que je soupçonnois. Ah ! que je vois de défauts dans votre passion ! que vous savez mal aimer, et qu’il est aisé de concevoir que vous n’avez point d’amour dans le cœur, puisque tout ce que vous laissez échapper sans étude est si peu digne du nom d’amour ! Quoi ! ce cœur que j’ai acheté de tout le mien, ce cœur que tant de transports et tant de fidélité m’ont fait mériter, et que vous m’avez assuré que je possédois, est capable de m’offenser de cette sorte ! Ses premiers mouvemens sont des injures ; et quand vous le laissez agir sur sa foi, il ne m’exprime que des outrages ! Allez, ingrat que vous êtes, je veux vous laisser vos soupçons, pour vous punir de les avoir conçus ; il vous devoit être assez doux de me croire tendre et fidèle pour faire votre tourment d’en douter. Il me seroit aisé de vous guérir, et la liberté de vous offenser ne m’est que trop interdite pour mon repos. Mais je veux vous laisser une erreur qui me venge ; et si vous en croyez mon ressentiment, toutes vos conjectures sont justes, et je suis la plus infidèle de toutes les femmes. Je n’ai pourtant point vu l’homme qui cause votre jalousie ; la lettre qu’on prétend être de moi n’en est pas, et il n’y a point d’épreuve où je ne pusse me soumettre sans crainte, s’il me plaisoit de vous donner cette satisfaction. Mais pourquoi vous la donnerois-je ? Est-ce par des invectives qu’on l’obtient ? et n’auriez-vous pas sujet de me croire aussi lâche que vous me dépeignez si vous deviez ma justification à vos menaces ? Vous ne me verrez plus, dites-vous ; vous sortez de Lisbonne, de peur d’être assez malheureux pour me rencontrer, et vous poignarderiez le meilleur de vos amis s’il vous faisoit la trahison de vous amener chez moi. Cruel ! que vous a donc fait ma vue pour vous être si insupportable ? Elle ne vous a jamais annoncé que des plaisirs, vous n’avez jamais rencontré dans mes yeux que de l’amour et de l’empressement de vous le témoigner ; est-ce là de quoi vous obliger à quitter Lisbonne pour ne plus me voir ? Ne partez point si vous n’avez que cette raison qui vous y oblige. Je vous épargnerai la peine de m’éviter ; aussi bien c’est à moi à fuir et non pas à vous. Ma vue ne vous a coûté que l’indulgence de vous laisser aimer, et la vôtre me coûte toute la gloire et tout le repos de ma vie ! J’avoue qu’elle en a souvent fait la joie aussi. Quand je me représente l’émotion secrète que je ressentois, lorsque je croyois discerner vos pas dans une promenade ; la douce langueur qui s’emparoit de tous mes sens, quand je rencontrois vos regards, et le transport inexprimable de mon âme, lorsque nous avions la liberté d’un moment d’entretien : je ne sais comme j’ai pu vivre avant que de vous voir, et comment je vivrai quand je ne vous verrai plus. Mais vous avez dû sentir ce que j’ai senti ; vous étiez aimé, et vous disiez que vous aimiez, et cependant vous êtes le premier à me proposer de ne me voir plus ! Ah ! vous serez satisfait, et je ne vous verrai de ma vie ! J’aurois pourtant un plaisir extrême à vous reprocher votre ingratitude, et il me semble que ma vengeance seroit plus entière si mes yeux et toutes mes actions vous confirmoient mon innocence. Elle est si parfaite, et le mensonge qu’on vous a fait si aisé à détruire, que vous ne pourriez me parler un quart d’heure sans être persuadé de votre injustice et sans mourir de regret de l’avoir commise. Cette pensée m’a déjà sollicitée deux ou trois fois de courir chez vous ; je ne sais même si elle ne m’y conduira point malgré moi avant la fin de la journée ; car mon dépit est assez violent pour m’ôter la raison. Mais je m’étois fait une si douce habitude de vous étudier, que je crains de vous déplaire par cet éclat. Je vous ai toujours vu pratiquer une discrétion sans égale ; vous avez eu plus de soin de ma réputation que moi-même, et vous avez quelquefois porté vos précautions jusqu’à me forcer de m’en plaindre. Que diriez-vous si je faisois quelque chose qui découvrît notre intrigue, et qui me scandalisât parmi les gens d’honneur ? Vous auriez du mépris pour moi, et je mourrois si je vous en croyois capable ; car, quoi qu’il arrive, je veux toujours être estimée de vous. Plaignez-vous, dites-moi des injures, faites-moi des trahisons, haïssez-moi, puisque vous le pouvez ! mais ne me méprisez jamais. Je puis vivre sans votre amour, dès l’instant que cet amour ne fera plus votre félicité ; mais je ne puis vivre sans votre estime, et je crois que c’est par cette raison que j’ai tant d’impatience de vous voir ; car il n’est pas possible que ce soit par un effet de tendresse ; je serois bien insensée d’aimer un homme qui me traite comme vous me traitez ! Cependant à bien prendre votre colère, ce n’est qu’un excès de passion qui la cause, vous ne seriez pas si transporté si vous étiez moins amoureux. Ah ! que ne puis-je me persuader cette vérité ! que les outrages que vous m’avez faits me seroient chers ! Mais non, je ne veux point me flatter de cette erreur agréable. Vous êtes coupable. Quand vous ne le seriez pas ; je veux le croire, afin de vous punir de me l’avoir laissé penser. Je n’irai d’aujourd’hui dans aucun lieu où vous puissiez me voir, je passerai l’après-midi chez la marquise de Castro, qui est malade, et que vous ne voyez point. Enfin, je veux être en colère, et voici la dernière lettre que vous verrez jamais de moi.
Est-ce bien moi-même qui vous
écris ? êtes-vous celui que vous
étiez autrefois ? Par quel prodige
m’avez-vous marqué de l’amour
sans me donner de la joie ? Je vous ai vu de
l’empressement et des dépits impatiens ; j’ai lu
dans vos yeux ces mêmes désirs où vous m’avez
toujours trouvée si sensible. Ils étoient aussi
ardens que quand ils faisoient toute ma félicité.
Je suis aussi tendre et aussi fidèle que je la fus
jamais ; et cependant je me trouve tiède et
nonchalante. Il semble que vous n’ayez fait
qu’une illusion à mes sens, qui n’a pu passer
jusqu’à mon cœur. Ah ! que les reproches que
vous vous êtes attirés me coûtent cher ! et qu’un
jour de votre négligence me dérobe de transports ! Je ne sais quel démon secret m’inspire
sans cesse que c’est à ma colère que je dois vos
tendresses, et qu’il y a plus de politique que de
sincérité dans les sentimens que vous m’avez
fait paroître. Sans mentir, la délicatesse est un
don de l’amour qui n’est pas toujours aussi
précieux qu’on se le persuade. J’avoue qu’elle
assaisonne les plaisirs, mais elle aigrit terriblement
les douleurs. Je m’imagine toujours vous
voir dans cette distraction qui m’a causé tant de
soupirs. Ne vous y trompez pas, mon cher, vos
empressemens font toute ma félicité ; mais ils
feroient toute ma rage, si je croyois les devoir
à quelque autre chose qu’au mouvement naturel
de votre cœur. Je crains l’étude des actions
beaucoup plus que la froideur du tempérament ;
et l’extérieur est pour les âmes grossières un
piége où les âmes délicates ne peuvent être
surprises. Vous dirai-je toutes mes manies là-dessus !
Ce fut hier l’excès de votre emportement
qui fit naître tous mes soupçons. Vous me
sembliez hors de vous, et je vous cherchois à
travers de tout ce que vous paroissiez. O Dieu !
que serois-je devenue si j’avois pu vous convaincre
de dissimulations ? Je préfère votre passion à ma fortune, à ma gloire et à ma vie ;
mais je supporterois plus aisément les assurances
de votre haine que les fausses apparences de
votre amour. Ce n’est point au dehors que je
m’arrête, c’est aux sentimens de l’âme : soyez
froid, soyez négligent, soyez même léger si
vous le pouvez, mais ne soyez jamais dissimulé.
La trahison est le plus grand crime qu’on
puisse commettre contre l’amour, et je vous
pardonnerois plus volontiers une infidélité que
le soin que vous prendriez à me la déguiser.
Vous me dites hier au soir de grandes choses, et
j’aurois souhaité que vous eussiez pu vous voir
vous-même dans ce moment comme je vous
voyois : vous vous seriez trouvé tout autre
qu’à votre ordinaire. Votre air étoit encore
plus grand qu’il ne l’est naturellement ; votre
passion brilloit dans vos yeux, et elle les rendoit
plus tendres et plus perçans. Je voyois que
votre cœur venoit sur vos lèvres. Hélas ! que je
suis heureuse, il n’y venoit point à faux ! car
enfin je ne vous sens que trop, et il n’est
guère en mon pouvoir de vous sentir moins.
Le plaisir d’aimer de toute mon âme est un
bien que je tiens de vous ; mais il ne vous est plus possible de me le ravir. Je connois bien
que je vous aimerai toujours malgré moi, et je
suis sûre que je vous aimerai même malgré vous.
Voilà des assurances dangereuses : mais quoi !
vous n’avez pas un cœur qu’il faille retenir par
la crainte, et je ne croirois votre conquête
guère assurée si je ne la conservois que par là.
L’honnêteté et la reconnoissance sont comptées
pour quelque chose dans l’amitié, mais elles ne
tiennent pas lieu beaucoup dans l’amour. Il faut
suivre son cœur sans consulter sa raison. La vue
de ce qu’on aime enlève l’âme malgré qu’on en
ait : au moins sais-je bien que voilà comme je
suis pour vous. Ce n’est ni l’habitude de vous
voir ni la crainte de vous fâcher, en ne vous
voyant pas, qui m’oblige à rechercher votre vue.
C’est une avidité curieuse qui part du cœur,
sans art et sans réflexion. Je vous cherche souvent
en des lieux où je suis assurée que je ne
vous trouverai pas. Si vous êtes comme cela
pour moi, sans doute que l’instinct de nos
cœurs fera qu’ils se rencontreront partout. Je
suis forcée de passer la meilleure partie du jour
dans un lieu où vous ne pouvez vous trouver.
Mais abandonnons-nous à notre passion, laissons-nous guider à nos désirs, et vous verrez
que nous ne laisserons pas de passer agréablement
le temps que nous ne pouvons être
ensemble.
Ne tenons pas nos sermens, mon
cher, je vous prie ! il coûte trop
de les observer : voyons-nous, et
que ce soit, s’il se peut, tout à
l’heure. Vous m’avez soupçonnée d’infidélité,
vous m’avez exprimé ces soupçons d’une manière
outrageante ; mais je vous aime plus que
moi-même, et je ne puis vivre sans vous voir. À
quoi bon de nous faire des absences volontaires,
n’en avons-nous pas assez d’inévitables à éprouver ?
Venez rendre toute la joie à mon âme par
un moment d’entretien en liberté. Vous me
mandez que vous ne voulez me voir que pour
me demander pardon. Ah ! venez, quand ce
seroit pour me dire des injures ; venez, je vous
en conjure : j’aime mieux voir vos yeux irrités que de ne les point voir du tout. Mais, hélas !
je ne hasarde guère quand je laisse ce choix
dans votre disposition. Je sais que je les verrai
tendres et brûlans d’amour : ils m’ont déjà
paru tels ce matin, à l’église ; j’y ai lu la confusion
de votre crédulité, et vous avez dû voir
dans les miens des assurances de votre pardon.
Ne parlons plus de cette querelle, ou si nous
en parlons, que ce soit pour en éviter une pareille
à l’avenir. Comment pourrions-nous douter
de notre amour ? Nous ne sommes au monde
que pour lui. Je n’aurois jamais eu le cœur que
j’ai s’il n’avoit dû être plein de votre idée ? vous
n’auriez pas l’âme que vous avez si vous n’aviez
pas dû m’aimer ; et ce n’est que pour vous aimer
autant que vous êtes aimable, et que pour
m’aimer autant que vous êtes aimé, que le Ciel
nous a faits si capables d’amour l’un et l’autre.
Mais dites-moi, de grâce, avez-vous senti tout
ce que j’ai senti depuis que nous feignons de
nous vouloir du mal ? Car nous ne nous en
sommes jamais voulu, nous n’en avons pas la
force, et notre étoile est plus puissante que tous
les dépits. Grand Dieu ! que j’ai trouvé cette
feinte pénible ! que mes yeux se sont fait de violence quand ils vous ont déguisé leurs mouvemens,
et qu’il faut être ennemi de soi-même
pour se dérober un moment de bonne intelligence
quand on s’aime comme nous nous aimons !
Mes pas me portoient malgré moi où je
devois vous rencontrer. Mon cœur, qui s’est
fait une habitude si douce d’épanchement à
votre rencontre, cherchoit mes yeux pour les
répandre ; et comme je m’efforçois de les lui refuser,
il me donnoit des élans secrets qui ne
peuvent être compris que par ceux qui les ont
éprouvés. Il me semble que vous avez été tout
de même. Je vous ai trouvé dans des lieux où
le hasard ne pouvoit vous conduire ; et s’il faut
vous confier toutes mes vanités, je n’ai jamais
remarqué tant d’amour dans vos regards que
depuis que vous affectez de n’en plus laisser
voir. Qu’on est insensé de se donner toutes ces
gênes ! mais plutôt qu’on fait bien de se montrer
ainsi son ime tout entière ! Je connoissois toute
la tendresse de la vôtre, et j’aurois distingué
ses mouvemens amoureux entre ceux de toutes
les autres âmes ; mais je ne connoissois ni votre
colère ni votre fierté. Je savois bien que vous
étiez capable de jalousie, puisque vous aimiez ; mais je ne connoissois point le caractère que
cette passion prenoit dans votre cœur. Ç’auroit
été trahison que de m’en laisser douter plus
longtemps, et je ne puis m’empêcher de vouloir
du bien à votre injustice, puisqu’elle m’a fait
faire une découverte si importante. Je vous avois
voulu jaloux, je vous l’ai trouvé ; mais renoncez
à votre jalousie, comme je renonce à ma curiosité.
Quelque figure que prenne un amant, il
n’y en a point de si avantageuse pour lui que
celle d’un amant heureux. C’est une grande erreur
de dire qu’un amant est sot quand il est
content. Ceux qui ne sont pas aimables sous
cette forme le seroient encore moins sous une
autre ; et quand on n’a pas assez de délicatesse
pour profiter du caractère d’un amant satisfait,
c’est la faute du cœur et non pas celle de la
félicité. Hâtez-vous de venir me confirmer cette
vérité, mon cher, je vous en prie. Je ne serois
pas si peu délicate que d’en retarder l’instant
par une si longue lettre si je ne savois que vous
ne pouvez me voir à l’heure que je vous écris.
Quelque plaisir que je trouve à vous entretenir
de cette sorte, je sais bien lui préférer celui d’un
autre entretien. Il n’y a que moi qui goûte le plaisir de vous écrire, et vous partagez celui
de me voir. Mais quoi ? je ne puis avoir l’un
qu’avec des ménagemens de bienséance, et j’ai
l’autre quand il me plaît. Présentement que tous
les gens de notre maison reposent et se croient
peut-être heureux de bien reposer, je jouis d’un
bonheur que le repos le plus profond ne sauroit
me donner. Je vous écris ; mon cœur vous parle
comme si vous deviez lui répondre ; il vous immole
ses veilles avec son impatience. Ah ! qu’on
est heureux quand on aime parfaitement ! et que
je plains ceux qui languissent dans l’oisiveté qui
naît de la liberté ! Bonjour, mon cher ! Le jour
commence àparoître ; il auroitparu bien plus tôt
qu’à l’ordinaire s’il avoit consulté mon impatience :
mais il n’est pas amoureux comme nous ;
il faut lui pardonner sa lenteur, et tâcher à la
tromper par quelques heures de sommeil, afin de
la trouver moins insupportable.
I. Page 14. — Emmanuel et Francisque étaient deux petits laquais portugais, appartenant à M. de Chamilly.
II. Page 16. — Il s’agit de la paix d’Aix-la-Chapelle, qui fut signée le 2 mai 1668, entre la France et l’Espagne. Elle avait été précédée, le 3 février, d’un traite qui mettait fin aux hostilités entre l’Espagne et le Portugal.
III. Page 30. — Mertola est une ville peu importante de la province d’Alentejo.
IV. Page 45. — Les mots sens froid, pour sang-froid. se trouvent dans l’édition originale.
V. Page 76. — On lit prêtates, au lieu de prîtes, dans l’édition princeps, mais c’est évidemment une erreur.
- ↑ Sainte-Beuve, Notice sur Mlle Aïssé.
- ↑ Né le 6 avril 1636, il mourut le 8 janvier 1715.
- ↑ Pierre Girardin de Guilleragues, premier président de la Cour des Aides de Bordeaux, assez maltraité par Saint-Simon : « Guilleragues n’étoit autre qu’un Gascon gourmand, plaisant, de beaucoup d’esprit, d’excellente compagnie, qui avait des amis et qui vivoit à leurs dépens, parce qu’il avoit tout fricassé, et encore étoit-ce à qui l’auroit. Il avoit été intime de Mme Scarron, qui ne l’oublia pas dans sa fortune, et qui lui procura l’ambassade de Constantinople (en 1679) pour se remplumer. Mais il y trouva, comme ailleurs, moyen de tout manger.