Lettres persanes (éd. Laboulaye, 1875)/Préface de l’éditeur

Œuvres complètes de Montesquieu
Texte établi par Édouard Laboulaye, Garnier frères, libraires-éditeurs (Tome premier : Lettres persanesp. 27-45).


PRÉFACE DE L’ÉDITEUR

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C’est en 1721 que la première édition des Lettres persanes parut en deux volumes in-12 sous la rubrique d’Amsterdam et de Cologne. Le nom de l’auteur n’était pas indiqué ; les noms des deux libraires, Pierre Brunel d’Amsterdam, Pierre Marteau de Cologne, sont des pseudonymes. Ce mystère était d’usage au XVIIe et au XVIIIe siècle. Un Français qui disait librement son avis sur la religion et le gouvernement ne se souciait point d’avoir affaire aux ministres, au parlement, à la Sorbonne. Pour l’écrivain et pour l’imprimeur il y allait de la Bastille, et au besoin de la corde ; c’était trop de dangers à la fois. [1] Du reste, sous la régence l’ancienne rigueur s’était adoucie ; les mœurs étaient devenues plus tolérantes que les lois. Pourvu que l’auteur fit paraître son œuvre à l’étranger et ne livrât pas son nom à la curiosité publique, il pouvait impunément recevoir les compliments de ceux qui l’auraient jeté dans un cachot, s’il avait eu l’audace d’imprimer à Paris ce qu’il publiait à Amsterdam.

Les Lettres persanes eurent un grand succès ; on en fit trois ou quatre éditions la même année. [2] Comment en eût-il été autrement ? tout était piquant dans cette publication, le nom de l’auteur, la forme et le fond du livre.

L’auteur, dont on se répétait le nom à l’oreille, n’était rien de moins qu’un président à mortier du parlement de Bordeaux, un grave magistrat qui, en dehors de sa profession, ne s’était fait connaitre que par son goût pour les sciences naturelles. On conçoit qu’il ne voulût point livrer inutilement sa personne à la malignité publique ; il avait l’honneur de la robe à soutenir. Mais il avait soin de se laisser deviner dans l’introduction de son livre. « Si l’on vient à savoir mon nom, écrivait-il, dès ce moment je me tais... C’est assez des défauts de l’ouvrage sans que je présente encore à la critique ceux de ma personne. Si l’on savait qui je suis, on dirait : « Son livre jure avec son caractère ; il devrait employer son temps à quelque chose de mieux. » Les critiques ne manquent jamais ces sortes de réflexions parce qu’on peut les faire sans essayer beaucoup son esprit. »

La forme, nouvelle alors, ne manquait pas d’agrément. On n’était pas encore habitué à cette fiction d’étrangers, jugeant la France à la mesure des idées ou des préjugés de leur pays. Dans ce contraste des mœurs et des opinions, il y a toujours quelque chose de saisissant ; le seul défaut de cette fable ingénieuse, c’est qu’on en a trop usé.

Voltaire a dit que le Siamois des Amusements serieux et comiques de Dufresny avait inspiré Montesquieu. J’en doute. Le Siamois de Dufresny est un personnage de convention, qui n’a ni caractère, ni idées à lui. C’est, comme le dit l’auteur lui-même, un voyageur abstrait ; il n’est là que pour remplacer Dufresny, en ne le laissant pas parler seul tout le long de son livre. Voici du reste un passage de cette satire parisienne aujourd’hui oubliée quoiqu’elle ne manque pas d’esprit ; on verra quelle distance il y a entre la création de Montesquieu et celle de son prétendu modèle.


« Paris est un monde entier ; on y découvre chaque jour plus de pays nouveaux et de singularités surprenantes que dans tout le reste de la terre ; on distingue, dans les Parisiens seuls, tant de nations, de mœurs et de coutumes différentes, que les habitants même en ignorent la moitié. Imaginez-vous donc combien un Siamois y trouverait de nouveautés surprenantes. Quel amusement ne serait-ce point pour lui d’examiner avec des yeux de voyageur toutes les particularités de cette grande ville ? Il me prend envie de faire voyager ce Siamois avec moi ; ses idées bizarres et figurées me fourniront sans doute de la variété et peut-être de l’agrément. « Je vais donc prendre le génie d’un voyageur siamois, qui n’aurait jamais rien vu de semblable à ce qui se passe dans Paris ; nous verrons un peu de quelle manière il sera frappé de certaines choses que les préjugés de l’habitude nous font paraitre raisonnables et naturelles.

« Pour diversifier le style de ma relation, tantôt je ferai parler mon voyageur, tantôt je parlerai moi-même ; j’entrerai dans les idées abstraites d’un Siamois ; je le ferai entrer dans les nôtres ; enfin supposant que nous nous entendons tous deux à demi-mot, je donnerai l’essor à mon imagination et à la sienne.

« Je suppose donc que mon Siamois tombe des nues, et qu’il se trouve dans le milieu de cette cité vaste et tumultueuse, où le repos et le silence ont peine à régner pendant la nuit même. D’abord le chaos bruyant de la rue Saint-Honoré l’étourdit et l’épouvante ; la tête lui tourne, etc. [3] »

Si le Siamois de Dufresny n’a pas été d’un grand secours à l’auteur des Lettres persanes, peut-être en est-il autrement d’un livre qui aujourd’hui n’est connu que de quelques amateurs ; je veux parler de l’Espion dans les cours des princes chrétiens, du P. Marana. C’est une espèce de journal, dans lequel un soi-disant Turc, agent du Grand Seigneur, rapporte et juge les événements qui se passent dans le monde, durant une grande partie du XVIIe siècle. Cet ouvrage avait eu assez de succès pour qu’en 1720 et en 1730 les éditions hollandaises des Lettres persanes ajoutassent au-dessous du titre : Dans le goût de l’Espion dans les cours, comme un moyen de recommander l’œuvre nouvelle à la faveur du public.

A vrai dire, ce sont là des détails de peu d’importance, bons tout au plus à amuser les curieux. Ce qui fait le mérite de ces fictions transparentes, ce n’est point le cadre, qui est banal, c’est le tableau. Montesquieu a eu vingt imitateurs ; il a plu des lettres turques, des lettres juives, des lettres chinoises, etc. ; qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

Si l’on peut disputer pour savoir à qui Montesquieu a emprunté la forme de son livre, il faut du moins reconnaître que le fonds n’appartient et ne pouvait appartenir qu’à lui seul. [4] Ce mélange de sérieux et de comique, ces discussions qui agitent les plus grands problèmes de la religion et de la politique, et qui sont placées au milieu de tableaux de mœurs et de peintures qui ne rappellent que trop la liberté de la régence, tout cela c’est le génie de Montesquieu. Son livre, c’est lui.

Je ne connais pas d’écrivain qui ait moins varié que Montesquieu. « L’esprit que j’ai est un moule, disait-il lui-même ; on n’en tire jamais que les mêmes portraits. » Si je ne craignais l’apparence même d’un paradoxe, j’oserais dire qu’en toute sa vie il n’a fait qu’un seul livre sous des titres différents. Les lettres persanes sur les Troglodytes, sur la tolérance, sur les peines, sur le droit des gens, sur les diverses formes de gouvernement, ne sont que des chapitres détachés de l’Esprit des lois. En revanche, il ne serait pas difficile de rencontrer dans l’Esprit des lois de véritables lettres persanes. Qu’on lise, par exemple, les réflexions d’un gentilhomme sur l’esprit général de la nation française, [5] les plaisanteries sur le sérail du roi de Maroc, les prétendues raisons qui en Turquie amènent la clôture des femmes, [6] les éternelles allusions aux usages d’Orient qui débordent dans ce grand ouvrage ; on y retrouvera le ton et l’esprit d’Usbek, beaucoup plus que la gravité du législateur. Dans les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, Montesquieu a toujours été sérieux ; dans le Temple de Gnide, il n’a été que galant ; mais chacun de ces deux écrits ne donne que la moitié de cet esprit original. Il n’est tout entier, et au même degré, que dans les Lettres persanes et dans l’Esprit des lois.

Le succès de tout chef-d’œuvre fait naître des imitateurs. « Les Lettres persanes, nous dit Montesquieu, eurent un débit si prodigieux que les libraires mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allaient tirer par la manche tous ceux qu’ils rencontraient : Monsieur, disaient-ils, faites-moi des lettres persanes. » En France on publia des Lettres turques, œuvre anonyme de Saint-Foix, [7] que les libraires étrangers ne se firent aucun scrupule de joindre à l’édition des Lettres persanes de 1744. En Angleterre, il parut de Nouvelles Lettres persanes traduites en français, dès l’année 1735, et portant pour épigraphe :

« Non ita certandi cupidus, quam propter amorem
Quod te imitari aveo. »

C’est une satire des mœurs anglaises faite par une main peu légère. Du reste, toutes ces imitations, qui amusent les contemporains, n’ont pour effet que de faire sentir par comparaison la différence qui sépare un grand peintre d’un copiste ou d’un barbouilleur. On peut surprendre les procédés d’un artiste, et en reproduire la manière ; on n’imite pas le génie.

Si dans la république des lettres on accueillit avec faveur l’écrivain hardi qui débutait par un coup de maitre, il n’en fut pas de même de ce qu’on appelle aujourd’hui le monde officiel. Si faciles que fussent les mœurs et si libres que fussent les salons de Paris, cette liberté était plus apparente que réelle ; la cour et les ministres avaient peu de goût pour les téméraires qui osaient toucher aux préjugés établis. Un gouvernement absolu n’entend point raillerie. Montesquieu ne fut pas longtemps à s’en apercevoir ; c’est lui-même qui nous l’apprend.

« En entrant dans le monde, nous dit-il, on m’annonça comme un homme d’esprit, et je reçus un accueil assez favorable des gens en place ; mais lorsque par le succès des Lettres persanes, j’eus peut-être prouvé que j’en avais, et que j’eus obtenu quelque estime du public, celle des gens en place se refroidit ; j’essuyai mille dégoûts. Comptez qu’intérieurement blessés de la réputation d’un homme célêlèbre, c’est pour s’en venger qu’ils l’humilient, et qu’il faut soi-même mériter beaucoup d’éloges pour supporter patiemment l’éloge d’autrui. [8] »

Aussitôt après la publication des Lettres persanes, Montesquieu vint à Paris pour y jouir de sa réputation. Il trouvait que dans la grande ville la société était plus aimable qu’à la cour, encore bien qu’elle fût composée des mêmes personnes, par la raison, disait-il, qu’on intriguait à Versailles et qu’on s’amusait à Paris. [9] C’est là qu’il se lia avec M. de Maurepas et le comte de Caylus. On prétend même qu’il fut un des collaborateurs des Étrennes de la Saint-Jean, livre plus grossier qu’ingénieux. [10] Reçu chez Mme de Tencin, vivant familièrement avec les gens de lettres, on commença à parler de lui pour l’Académie. Le Temple de Gnide, composé pour plaire à une princesse du sang, Mlle de Clermont, lui valut des amitiés puissantes, auxquelles on n’avait rien à refuser. Il se présenta, dit-on, à l’Académie en 1725 et fut élu. [11] Fontenelle, alors directeur de la compagnie, avait déjà écrit son discours, et l’avait remis au récipiendaire, lorsqu’on fit valoir un article des statuts, article encore en vigueur aujourd’hui, qui ne permet d’élire que des membres résidant à Paris. L’élection ne fut pas validée. Montesquieu, qui n’avait qu’un goût médiocre pour la magistrature, vendit sa charge l’année suivante ; il s’établit à Paris, et devint l’hôte assidu de la marquise de Lambert, femme d’esprit fort répandue, et dans le salon de laquelle on préparait, dit-on, les candidatures académiques. Semblable en ce point au bon roi Numa, l’Académie française a toujours une Égérie ; c’est dans ces belles mains qu’elle remet le dépôt de sa souveraineté.

En 1727, à la mort de M. de Sacy, traducteur de Pline le jeune, Montesquieu se présenta de nouveau à l’Académie. Il était soutenu par l’abbé Mongault, ancien précepteur du duc d’Orléans, et, à ce titre, fort influent dans la compagnie. L’élection allait de soi, le président n’avait pas de concurrent, [12] quand tout à coup on rencontra une opposition imprévue. Il ne faut pas oublier qu’au XVIIIe siècle, on n’entrait à l’Académie qu’avec l’agrément du roi, et qu’en 1727 le premier ministre était un cardinal. Ce cardinal, il est vrai, était Fleury, qu’on ne pouvait accuser d’une sévérité outrée ; mais il y avait dans les Lettres persanes des traits d’une telle hardiesse contre le pape, les croyances catholiques y étaient si peu ménagées, l’ancien gouvernement y était si maltraité, qu’on ne doit pas s’étonner qu’en un temps où l’Académie était dans la main du prince, un évêque premier ministre hésitât à laisser entrer parmi les quarante l’auteur d’un livre aussi compromettant.

Montesquieu parvint cependant à tourner cette difficulté ; il finit par obtenir l’agrément du cardinal. Par quel moyen ? A ce sujet nous avons des versions différentes ; c’est peut-être ici le lieu d’éclaircir ce point assez obscur de l’histoire littéraire.

Voyons d’abord ce que nous dit l’avocat Mathieu Marais. Candidat in petto du président Bouhier, Marais eut un moment l’espoir de prendre à l’Académie la place qu’on refusait à Montesquieu. Il avait tout intérêt à se bien renseigner, et de plus c’est un curieux qui court après tous les bavardages de la ville, on peut avoir confiance en lui. Pourquoi le président Bouhier préférait-il un avocat obscur au président de Montesquieu ? C’est ce que nous ignorons. Jalousie de métier peut-être, ou rivalité de bel esprit ?

Voici les lettres de Marais au président :
« Paris, 3 novembre 1727.

« Vous allez être occupé à une élection à l’Académie : M. de Sacy est mort... On parle de lui faire succéder M. le président de Montesquieu, qui a certainement beaucoup d’esprit et de mérite, duquel vous jugerez mieux que moi, puisque vous allez en être juge. [13] »

« Paris, 26 novembre 1727.

« M. de Montesquieu n’est pas encore nommé. On lui dit : Si vous avez fait les Lettres persanes, il y en a une contre le corps de l’Académie et ses membres. [14] Si vous ne les avez pas faites, qu’avez-vous fait ? [15] »

L’objection n’est pas sérieuse. De tout temps on a raillé l’Académie quand on n’en était pas et de tout temps la compagnie s’est vengée des mauvais plaisants en les faisant académiciens. Il en est des bons mots contre l’Académie comme des épigrammes contre le mariage ; ce sont des péchés de jeunesse dont on fait pénitence dans ses vieux jours.

Mais voici qui mérite attention :
« Paris, 17 décembre 1727.

« M. le président de Montesquieu a remercié l’Académie le jour même qu’elle était assemblée pour l’élire. [16] C’est M. le maréchal d’Estrées qui a apporte le remercîment. Je sais certainement qu’il a été tracassé pour les Lettres persanes, que le cardinal a dit qu’il y avait dans ce livre des satires contre le gouvernement passé et la régence, que cela marquait un cœur et un esprit de révolte, qu’il y avait aussi de certaines libertés contre la religion et les mœurs, et qu’il fallait désavouer ce livre. Le pauvre père n’a pu désavouer ses enfants, quoique anonymes ; ils lui tendaient leurs petits bras persans, et il leur a sacrifié l’Académie. Il faut donc chercher un autre sujet académique, on parle de l’abbé de Rothelin, et peut-être de M. le garde des sceaux. [17] »

« Paris, 22 décembre 1727.

« On m’a assuré que le président de Montesquieu est rentré à l’Académie ; je ne sais par quelle porte. [18] »

« Paris, 23 décembre 1727.

« Je ne sais pas encore la porte par où M. le président de Montesquieu est rentré ; mais il est rentré. Aurait-il désavoué ses enfants, et ma figure des petits bras persans ne serait-elle qu’une figure ? Que ne ferait-on point pour être d’un corps où vous êtes ? [19] »

« Paris, 29 décembre 1727.

« Je ne sais point encore comment les portes fermées se sont rouvertes ; on aura peut-être abjuré les Lettres après les avoir avouées, sauf à abjurer l’abjuration entre amis, et combien de peines cela n’aura-t-il point données ? [20] »

Vingt-huit ans plus tard, au lendemain de la mort de Montesquieu, Maupertuis, qui avait été le correspondant et l’ami de l’auteur des Lettres persanes, son confrère à l’Académie française et à l’Académie de Berlin, Maupertuis raconte les événements de la candidature de 1727, presque dans les mêmes termes que Marais. Le cardinal Fleury exigeait un désaveu. Écoutons l’éloge lu dans l’assemblée publique de l’Académie royale de Berlin, le 5 juin 1755.

« En 1728, M. de Montesquieu se présenta pour la place de l’Académie française, vacante par la mort de M. de Sacy. Ses Lettres persanes, qui avaient paru dès 1721, avec le plus grand succès, étaient un assez bon titre, mais la circonspection avec laquelle s’accordent les places dans cette compagnie, et quelques traits trop hardis de cet ouvrage, rendaient le titre douteux. M. le cardinal de Fleury, effrayé de ce qu’on lui avait rapporté, [21] écrivit à l’Académie que le roi ne voulait pas qu’on y admit l’auteur des Lettres persanes. [22] II fallait renoncer à la place ou désavouer son livre. M. de Montesquieu déclara qu’il ne s’en était jamais dit l’auteur, mais qu’il ne le désavouerait jamais. Et M. le maréchal d’Estrées s’étant chargé de faire valoir cette espèce de satisfaction, M. le cardinal de Fleury lut les Lettres persanes, les trouva plus agréables que dangereuses, et M. de Montesquieu fut reçu. »


Dans l’éloge que d’Alembert mit en tête du cinquième volume de l’Encyclopédie on retrouve, sous une forme déclamatoire, le récit de Maupertuis. Rien n’est plus agaçant que ce ton prétendu philosophique, et ces leçons pédantesques qui distribuent le blâme et l’éloge, suivant qu’on appartient ou non à la coterie. N’est-ce pas se moquer du public que d’écrire sérieusement : « Feu M. le maréchal d’Estrées, alors directeur de l’Académie française, se conduisit dans cette circonstance en courtisan vertueux, et d’une âme vraiment élevée ; il ne craignit ni d’abuser de son crédit, ni de se compromettre ; il soutint son ami et justifia Socrate. »

Ce qui est intéressant dans les grandes phrases de d’Alembert, c’est qu’on y lit que Montesquieu, sentant le coup que l’accusation dirigée contre lui pouvait porter à sa personne, à sa famille, à la tranquillité de sa vie, et considérant son exclusion de l’Académie comme une injure, vit le ministre, lui déclara que, pour des raisons particulières, il n’avouait point les Lettres persanes, mais qu’il était encore plus éloigné de désavouer un ouvrage dont il croyait n’avoir point à rougir, et que, d’ailleurs, il devait être jugé après lecture et non sur une délation.


« Le ministre, continue d’Alembert, prit enfin le parti par où il aurait dû commencer ; il lut le livre, aima l’auteur ( ?) et apprit à mieux placer sa confiance ; l’Académie française ne fut point privée d’un de ses plus beaux ornements, et la France eut le bonheur de conserver un sujet que la superstition et la calomnie étaient prêtes à lui faire perdre : car M. de Montesquieu avait déclaré au gouvernement, qu’après l’espèce d’outrage qu’on allait lui faire, il irait chercher chez les étrangers, qui lui tendaient les bras, la sûreté, le repos, et peut-être les récompenses qu’il aurait dû espérer dans son pays. La nation eût déploré cette perte, et la honte en fût pourtant retombée sur elle. »


Quelque respect que j’aie pour d’Alembert, j’avoue que j’ai de grands doutes sur cette menace de Montesquieu. Une telle attitude ne convient guère au caractère modéré de l’homme ; elle n’est point davantage dans l’esprit du temps. Au dernier siècle, on ne s’expatriait que pour échapper à la persécution religieuse ; un Français était trop fier de son pays pour l’abandonner.

J’ajoute que la lettre par laquelle le cardinal de Fleury autorisa l’élection suppose que Montesquieu s’engagea tout au moins à ne jamais s’avouer publiquement l’auteur des Lettres persanes. Si je comprends bien cette lettre, publiée par M. Vian, le cardinal félicite le secrétaire perpétuel de n’avoir pas fait figurer dans le procès-verbal de la séance du 11 décembre 1727 les raisons qui ont fait ajourner l’élection. Il ajoute : « La soumission de M. le président de Montesquieu a été si entière, qu’il ne mérite pas qu’on laisse aucun vestige de ce qui pourrait porter préjudice à sa réputation, et tout le monde est si instruit de ce qui s’est passé, qu’il n’y a aucun inconvénient à craindre sur le silence que gardera l’Académie. »

Là, je crois, est la vérité. Cette opinion est conforme à ce que dit Marais. [23] Il est au moins remarquable que, dans sa réponse au discours de réception que prononça Montesquieu, le directeur de l’Académie, l’abbé Mallet, fait allusion aux Lettres persanes, mais pour railler finement le nouvel académicien sur un désaveu qui ne pouvait tromper personne. Oté ce livre, qui n’avait fait que trop de bruit, quels étaient les titres du président pour entrer à l’Académie ? Deux ou trois dissertations savantes, plus connues à Bordeaux qu’à Paris. Le bagage littéraire était mince. Dans un langage à double entente, qui devait d’autant mieux plaire aux auditeurs qu’ils étaient dans le secret de la comédie, l’abbé Mallet suppose que l’Académie reçoit Montesquieu sur la réputation des ouvrages qu’il garde en portefeuille. « Hâtez-vous, lui dit-il ; vous serez prévenu par le public si vous ne le prévenez. Le génie qu’il remarque en vous le déterminera à vous attribuer les ouvrages anonymes où il trouvera de l’imagination, de la vivacité, des traits hardis ; et pour faire honneur à votre esprit, il vous les donnera, malgré les précautions que vous suggérera votre prudence. Les plus grands hommes ont été exposés à ces sortes d’injustices. Rendez donc au plus tôt vos ouvrages publics et marchez à la gloire que vous méritez. »

La fin du discours n’est pas moins malicieuse. L’abbé fait l’éloge du cardinal de façon que personne n’ignore le rôle qu’il a joué dans l’élection académique. « Ce cardinal, dit-il, également judicieux et actif, pénètre avec facilité le fond des affaires les plus importantes, en démêle toutes les circonstances, en prévient toutes les suites, et prend les moyens les plus sages et les plus doux pour les concilier. » Ce sont là, dira-t-on, des phrases générales. Le public ne s’y trompait pas, ni Montesquieu non plus. « Le président, écrit Marais à la date du 8 février 1728, donne sa harangue à part, ne l’ayant pas voulu joindre avec celle de M. Mallet, qui est une satire. Je n’ai encore vu ni l’une ni l’autre ; toutes ces tracasseries me dégoûtent. [24] »

Vingt-sept ans plus tard, M. de Châteaubrun, prenant à l’Académie le fauteuil de Montesquieu, faisait l’éloge des Considérations sur la grandeur des Romains, de l’Esprit des lois, et même du Temple de Gnide ; mais arrivé aux Lettres persanes, il prononçait ces paroles énigmatiques : « Quel est ce nouveau genre de correspondances ?... Mais lui-même les couvre d’un voile, et les cache à mes regards. Je ne réclame point, messieurs ; la gloire de M. de Montesquieu peut faire des sacrifices sans s’appauvrir. »

Jusqu’ici l’histoire n’a rien que d’honorable ; elle répond à ce que nous savons du caractère de Montesquieu. Mais, si l’on en croit Voltaire, qui n’est pas une autorité à dédaigner, Montesquieu aurait joué au cardinal un tour philosophique qui ne me paraît pas d’une grande délicatesse. Il aurait fait faire en quelques jours une édition des Lettres persanes dans laquelle on aurait retranché ou adouci tout ce qui pouvait être condamné par un prêtre et un ministre. Voltaire a ses raisons pour trouver bonne la plaisanterie ; on assure qu’en 1732 il fit une édition expurgée des Lettres sur les Anglais pour obtenir de ce même cardinal Fleury l’autorisation de publier un livre suspect. Et d’ailleurs que ne fit pas Voltaire pour entrer à l’Académie ? Jamais homme ne s’est mieux moqué des autres et de lui-même.

Mais Montesquieu n’a jamais ressemblé à l’auteur de Candide. Le rang qu’il tenait dans le monde, la gravité de son état, la solidité de son caractère ne s’accommodent guère avec cette ruse académique. Aussi n’y a-t-on pas cru, encore bien que d’Alembert dans l’éloge de Montesquieu semble y faire allusion : « Parmi les véritables lettres de M. de Montesquieu, dit-il, l’imprimeur étranger en avait inséré quelques-unes d’une autre main, et il eût fallu du moins, avant que de condamner l’auteur, démêler ce qui lui appartenait en propre. » Ce serait Montesquieu qui aurait pris ce soin.

L’anecdote était donc regardée comme apocryphe, lorsque M. Vian, qui mieux que personne au monde connaît Montesquieu et ses œuvres, lui a rendu quelque vraisemblance. En examinant les premières éditions des Lettres persanes, M. Vian en a trouvé une, datée de 1721, Cologne, chez Pierre Marteau, qui porte ce titre singulier : Seconde édition, revue, corrigée, diminuée et augmentée par l’auteur. Cette édition ne contient que cent quarante lettres, au lieu de cent cinquante. Douze lettres sont retranchées, [25] deux sont réunies en une seule, [26] trois sont ajoutées, [27] sept sont modifiées. [28] Et ces additions et modifications sont bien de la main de l’auteur, puisqu’on les retrouve dans l’édition définitive de 1754.

M. Vian suppose que cette édition a été faite pour les besoins de la candidature académique, et qu’elle a été antidatée à dessein. Pour appuyer cette opinion, il remarque que le Journal littéraire de 1729 publie deux comptes rendus élogieux de cette édition, sous la rubrique : Livres parus en 1721, et de 1722 à 1728. « Or, dit M. Vian, de 1722 à 1730 il n’a point paru d’édition des Lettres persanes. Pourquoi le Journal littéraire se serait-il occupé de ce livre en 1729, s’il n’y avait pas eu une édition récente ? Voltaire a raison, et d’Alembert aussi. L’édition présentée au cardinal n’est point une chimère ; nous la tenons, la voilà. »

Ce sont là des raisons spécieuses. Cependant elles ne m’ont pas convaincu, et je demande la permission d’exposer mes doutes, que je soumets à M. Vian.

Et d’abord il y a une difficulté matérielle :

C’est le 26 octobre 1727 que meurt M. de Sacy ; c’est le jeudi 2 décembre que l’Académie est instruite de l’opposition du cardinal et qu’elle ajourne l’élection ; Montesquieu, dit-on, se retire ; mais cette retraite est une feinte, car en quelques jours il voit le cardinal, le désarme, et rentre en lice. En effet, il est ballotté le 20 décembre, et nommé enfin le 5 janvier 1728. Le 8, l’élection est approuvée. C’est donc entre le 11 et le 20 décembre qu’il faut placer cette édition improvisée. Est-ce possible ? On n’aurait pas eu le temps de faire le voyage de Hollande, aller et retour. Est-ce à Paris qu’on aurait imprimé en huit jours deux volumes in-12, avec le peu de moyens dont disposait l’imprimerie à bras ? Assurément non. Il faudrait supposer que cette seconde édition eût été préparée de longue main ; mais, avant le 2 décembre, qui pouvait prévoir l’opposition du cardinal ?

Une autre raison, donnée par M. André Lefèvre, ne me paraît pas avoir moins de poids. Si, pour apaiser le cardinal, Montesquieu s’est décidé à retrancher de cette édition factice les passages qui pouvaient blesser l’évêque et le ministre, il a dû faire dans le texte des changements considérables. En est-il ainsi ? Non, la plupart des lettres omises sont insignifiantes ; les traits les plus vifs contre le gouvernement, le pape et la religion, sont restés. A vrai dire, les Lettres persanes sont d’un tissu tellement serré qu’on ne voit pas comment on aurait pu les accommoder au goût du cardinal, à moins de les supprimer. Imposer à l’auteur l’obligation de ne point reconnaître son livre, c’était une mesure équivoque, mais dans le goût du temps ; accepter une édition expurgée, c’eût été pour Fleury s’engager plus loin que sa prudence ne voulait aller.

Que reste-t-il donc de la curieuse découverte de M. Vian ? Un fait qui intéresse l’histoire littéraire, mais qui n’est pas encore suffisamment éclairci. Jusqu’à nouvel ordre il est permis de croire que la seconde édition de 1721 porte sa vraie date, et qu’elle n’a point servi à la candidature de Montesquieu.

Quoi qu’il en soit des ennuis qu’essuya l’auteur des Lettres persanes, son livre, une fois entré dans notre littérature, y est resté, comme une œuvre de génie. Les Lettres persanes ont résisté à l’épreuve du temps. Ce n’est pas qu’il n’y ait des choses regrettables. Sans être sévère, on peut trouver que Montesquieu abuse des mœurs persanes. Il y a trop de sérail, trop d’eunuques, trop de peintures plus que légères. C’est la date de la régence, je le veux bien, mais cette date y est trop marquée. Quant au caractère oriental des personnages, il y aurait beaucoup à dire ; mais peut-être les défauts qui nous choquent aujourd’hui ont-ils favorisé en leur temps le succès du livre. Usbek et Rica nous semblent bien Français pour des Persans ; en 1721 on en jugeait autrement. Chaque siècle a sa façon de comprendre et de sentir l’Orient, Rome et la Grèce. A mesure que l’érudition nous fait pénétrer plus avant dans ces civilisations étrangères, le point de vue se déplace, le goût change. L’Andromaque et l’Iphigénie de Racine donnaient à nos pères le sentiment de l’antiquité homérique ; l’Iphigenie en Tauride de Gœthe, œuvre germanique s’il en fut, rappelle, dit-on, aux Allemands, la poésie ailée de la Grèce ; le galant Orosmane était admiré par nos grand’mères comme un Sarrasin farouche et généreux, pourquoi Usbek n’aurait-il point fait illusion aux Français du XVIIIe siècle naissant ? Ils étaient d’autant moins choqués de ces tableaux du sérail qu’ils croyaient à leur vérité.

Les Lettres persanes ne sont pas toutes de même valeur. La critique des ridicules, les satires contre la médecine et l’érudition, le dédain de la poésie que Montesquieu n’a pas mieux sentie que ne faisait Pascal, les épigrammes contre les géomètres, les alchimistes, les directeurs, les casuistes, etc., ne manquent ni de gaieté, ni de finesse ; mais il y a je ne sais quelle sécheresse dans le trait. Ce sont des esquisses tracées d’une main sûre, mais il y a loin de ces ébauches aux tableaux achevés, et au pinceau délicat de La Bruyère.

En revanche, Montesquieu touche hardiment à des questions que La Bruyère n’ose aborder. Je ne parle point des attaques contre la religion ; la différence de convictions n’explique que trop le silence où se renferme l’auteur des Caractères. La Bruyère est chrétien, Montesquieu est un déiste, disciple de Bayle et des libres penseurs d’Angleterre. Il est dans toute la ferveur d’un homme qui a embrassé de la veille une croyance nouvelle et qui ne ménage point les coups à l’idolâtrie qu’il vient d’abjurer. On peut trouver qu’il a la main rude ; il frappe sans pitié, quelquefois même sans justice. En vain pour s’excuser il dira plus tard qu’il faut qu’un Turc voie, pense et parle en Turc, et non en chrétien ; [29] il y a autre chose que de l’ignorance et de l’étonnement dans le langage d’Usbek. Dans les Quelques réflexions mises en tête de l’édition de 1754, Montesquieu s’excuse, et dit que certainement il n’a pas voulu frapper le genre humain par l’endroit le plus tendre ; il est permis de croire qu’en 1721 il a manqué tout au moins de prudence, et qu’il a dû regretter plus d’une fois l’emportement de sa jeunesse. Je n’insisterai pas davantage ; Montesquieu est revenu à des sentiments plus justes sur le christianisme et, en ce point, la meilleure réfutation des Lettres persanes, c’est le vingt-quatrième livre de l’Esprit des lois.

Ce qui fait la grandeur des Lettres persanes, ce qui en assure la durée, ce sont les pages sérieuses où Montesquieu se révèle comme philosophe et comme politique ; c’est là qu’il sème à pleines mains les idées nouvelles. Il est telle lettre qui contient en germe l’Esprit des lois, [30] il en est telle autre qui en quelques lignes réfute les erreurs, condamne les abominations séculaires de la législation criminelle. Quelques mots sur la nature et la proportion des peines inspireront un jour Beccaria. C’est à cette fécondité qu’on reconnaît le génie. Il y a dans les Lettres persanes cinquante réflexions qui, si on les creusait, suffiraient, chacune, à remplir un volume. Citerai-je la définition du meilleur gouvernement, « celui qui va à son but à moins de frais, celui qui conduit les hommes de la façon qui convient le mieux à leur penchant et à leur inclination ? [31] » C’est la conclusion à laquelle Goethe en est arrivé quand il écrit : « Le meilleur gouvernement est celui qui apprend aux hommes à se gouverner eux-mêmes ; » c’est, malheureusement, une idée trop simple pour entrer dans la tête de nos politiques et de nos hommes d’État.

Qu’on lise ce qu’Usbek écrit sur le droit des gens, et qu’on dise si la conscience des princes s’est éclairée depuis un siècle et demi ? « Ce droit, tel qu’il est aujourd’hui, est une science qui apprend aux princes jusqu’à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer leurs intérêts. Quel dessein de vouloir, pour endurcir leur conscience, mettre l’iniquité en système, d’en donner des règles, d’en former des principes, et d’en tirer des conséquences !

« On dirait qu’il y a deux justices toutes différentes : l’une qui règle les affaires des particuliers, qui règne dans le droit civil ; l’autre qui règle les différends qui surviennent de peuple à peuple, qui tyrannise dans le droit public : comme si le droit public n’était pas lui-même un droit civil ; non pas à la vérité d’un pays particulier, mais du monde. [32] »

C’est par ces idées, c’est par ces accents que Montesquieu se sépare du XVIIe siècle, et qu’il donne le ton au XVIIIe. La pompe de Louis XIV ne l’éblouit point ; il hait le despotisme, il aime la liberté, il a une passion des plus vives pour l’humanité. Montesquieu n’a point laissé la réputation d’une âme sensible, encore bien que l’histoire de son passage à Marseille soit de nature à ébranler l’opinion reçue ; cependant, qui donc a attaqué l’intolérance avec plus de chaleur ? Qui, à cette époque, s’est fait le défenseur des nègres à qui personne ne songeait en France ? Qui a eu la hardiesse de dire que les hommes n’avaient sur les femmes qu’un pouvoir tyrannique et que les forces seraient égales, si l’éducation l’était aussi ? [33] Je m’arrête ; il en est des Lettres persanes comme des fables de La Fontaine ; dès qu’on commence à les lire, on ne finit plus.

Il est un dernier point que je ne veux pas négliger. A la mort de Louis XIV, la France, si longtemps fascinée par cette main puissante, vit passer devant ses yeux comme un éclair de liberté. Saint-Simon, l’abbé de Saint-Pierre, rêvèrent une monarchie tempérée ; Montesquieu, plus ardent, parce qu’il restait dans le domaine de la théorie, garda toute son admiration pour la liberté antique. « Le sanctuaire de l’honneur, dit-il, de la réputation et de la vertu, semble être établi dans les républiques, et dans les pays où l’on peut prononcer le nom de patrie. [34] A Dieu ne plaise que je fasse de Montesquieu un précurseur de la république française ! ses idées et ses goûts ne le portaient point du côté populaire ; mais, comme le bon Rollin, il est de ceux qui, en exaltant l’antiquité grecque et romaine, ont fait l’éducation des hommes de 1791. Qu’est-ce que l’épisode des Troglodytes, sinon l’apothéose de la république platonicienne, idéal qui tourna la tête de Mably et de tant d’autres ? C’est ici qu’on peut voir combien en France les idées changent vite. A ne considérer que la forme, l’épisode des Troglodytes est une imitation du Télémaque ; mais, tandis que dans l’heureuse Salente, c’est par la main d’un prince que Fénelon habitue le peuple à la règle et au devoir, Montesquieu s’en remet à la nature et à l’innocence pour établir la liberté et le bonheur chez les vertueux Troglodytes. C’est lorsqu’ils se corrompent qu’ils demandent un roi. Ai-je besoin d’ajouter qu’à mon sens, le rêve de Montesquieu ne vaut pas mieux que celui de Fénelon ? Les romans politiques ne sont pas moins dangereux que les autres. En pré-pré pré-sentant au lecteur un idéal chimérique, en le dégoûtant de la réalité, ils lui faussent l’esprit et lui énervent le cœur.

Dans les dernières années de sa vie, Montesquieu eut le désir de retoucher aux Lettres persanes et d’en effacer ce qu’il appelle quelques juvenilia ; cependant il ne fit que des corrections insignifiantes à l’édition qu’il donna en 1754. S’était-il réservé de soumettre à une révision plus sévère cette œuvre de sa jeunesse ? Il est malaisé d’en douter quand on lit dans les écrits du temps le récit de la mort de Montesquieu. On y voit que le père Routh, jésuite irlandais, confesseur de l’illustre mourant, insista à outrance pour que ce dernier lui remît les corrections qu’il avait faites aux Lettres persanes. Nous savons aussi, par une lettre de la duchesse d’Aiguillon, que ce fut à cette amie fidèle que Montesquieu remit son manuscrit, en lui disant : « Je veux tout sacrifier à la raison et à la religion, mais rien à la Société ; [35] consultez avec mes amis et décidez si ceci doit paraître. »

Le manuscrit n’a jamais été publié. A-t-il disparu ? Est-il resté dans la famille qui conserve de nombreux papiers de Montesquieu ? Je l’ignore. Il serait sans doute intéressant de connaître la dernière pensée de l’auteur ; mais une fois imprimé, le livre appartient au monde entier ; les véritables Lettres persanes seront toujours celles que Montesquieu a écrites dans le feu de sa jeunesse. Ce sont elles que la postérité a adoptées, et dont elle aime jusqu’aux défauts.

Le texte que nous donnons est celui de l’édition des œuvres complètes, publiées en 1758 par Richer, avocat au parlement, d’après les manuscrits communiqués par la famille et les changements laissés par l’auteur lui-même. C’est le texte généralement adopté. Nous y avons joint les variantes de l’édition Brunel, d’Amsterdam 1721, que nous avons soigneusement collationnée. Nous avons aussi emprunté quelques variantes des deux éditions de Cologne à l’édition donnée cette année même par M. André Lefèvre.

Ces variantes ne manquent pas d’intérêt ; elles nous montrent le soin que prenait l’auteur pour donner à son langage plus de précision et de fermeté ; mais le fond des idées n’a pas changé. L’œuvre est coulée en bronze ; on peut toucher à la ciselure, mais non à la statue.

Quant aux notes qui accompagnent les Lettres, elles ont un objet nettement défini. Depuis un siècle et demi que le livre a paru, combien d’allusions ne sont-elles pas oubliées, combien d’expressions n’ont-elles pas vieilli ! Ce passé qui s’efface, nous avons cherché à le ranimer ; à ce vieux portrait de famille, nous avons essayé de rendre sa fraîcheur première ; nous n’avons rien négligé pour mettre le lecteur de 1875 dans la situation d’esprit où se trouvait le lecteur de 1721. C’est de cette façon qu’on peut annoter utilement un auteur.

Il n’est pas malaisé de juger un écrivain, quand on le lit à un siècle et demi de distance. Profiter des vérités qu’il a répandues pour condamner les erreurs qui lui ont échappé, c’est un succès facile, qui ne nous a point tenté. A monter sur les épaules d’un géant, un enfant voit plus loin que lui. Nous avons cru nécessaire de signaler quelques fausses doctrines qui appartiennent au XVIIIe siècle autant qu’à Montesquieu, mais pour le reste, nous nous sommes faits les serviteurs de ce beau génie, afin d’en mieux comprendre la grandeur. Cette longue familiarité nous a apporté plaisir et profit. Nous pensons qu’elle fournira de nouvelles raisons d’admirer et d’aimer Montesquieu.

Nous avons conservé la table, faite avec grand soin par les premiers éditeurs ; cette table renferme des explications curieuses ; c’est elle qui nous apprend, par exemple, que Montesquieu s’est peint lui-même dans la personne d’Usbek. [36] Nous avons également mis à profit les notes des éditeurs qui nous ont précédé, en ayant soin de joindre leur nom aux quelques citations que nous leur empruntons. En un mot, nous avons fait tous nos efforts pour que cette édition soit digne de Montesquieu et ne déplaise point au lecteur.

Novembre 1874.

  1. Pour publier un livre, il fallait se cacher comme un malfaiteur. Montesquieu avait envoyé son manuscrit en Hollande par son secrétaire l’abbé Duval, ce qui, nous dit le fidèle Guasco, coûta à l’auteur beaucoup de frais sans aucun profit (Lettres familières de Montesquieu, lettre II). Plus tard ce fut M. Sarrasin, résident de Genève à Paris, qui porta furtivement à Barillot le manuscrit de l’Esprit des lois.
  2. Il y a deux éditions d’Amsterdam, 1721, chez Pierre Bunel, l’une a la sphère, l’autre au polygone à neuf pans, dans lequel sont inscrits trois triangles. Il y en a une ou deux sous la rubrique de Cologne, 1721, chez Pierre Marteau.
  3. Amusements sérieux et comiques, par M. Rivière-Dufresny, Amusement troisième. La première édition est d’Amsterdam, 1705 ; le livre a été plusieurs fois imprimé à Paris, avec privilége du roi.
  4. Je ne parle point de la collaboration de M. Bel, conseiller au parlement de Bordeaux, qui aurait fourni les articles badins, et de M. Barbet, président à la cour des aides de Guyenne, qui aurait écrit les réflexions morales. A tous les hommes de talent on donne de ces collaborateurs, dont il est d’autant plus difficile d’apprécier le rôle ou de critiquer le mérite, que par eux-mêmes ils n’ont rien fait.
  5. Esprit des lois, XIX, 5 et suiv.
  6. lbid., XVI, 6 et 8.
  7. L’avocat Mathieu Marais, qui avait espéré un moment entrer à l’Académie, au lieu et place de Montesquieu, écrit à la date du 19 février 1731 : « On vient de me parler des Lettres d’une fille turque à Paris à sa sœur au sérail. Ce sera quelque second tome des Lettres persanes, qui fera peut-être chasser de l’Académie celui qui les a désavouées. » Journal et Mémoires de Mathieu Marais, t. IV, p. 203.
  8. Pensées diverses.
  9. Lettres de L.-B. Lauraguais à Mme ***, Paris, 1802, p. 192. « Je hais Versailles, disait Montesquieu, parce que tout le monde y est petit ; j’aime Paris, parce que tout le monde y est grand. » Pensées diverses.
  10. Lauraguais, ibid., p. 212. La première édition des Étrennes de la Saint-Jean est de 1742, à Troyes, chez Oudot. La grossièreté du livre, et le témoignage de Moncrif, ne permettent pas d’attribuer à Montesquieu une part quelconque dans ces niaiseries.
  11. J’emprunte ces détails à la curieuse brochure de M. Vian : Montesquieu, sa réception à l’Académie et la deuxième édition des Lettres persanes, Paris, 1869.
  12. Mathieu Marais, Journal et Mémoires, t. III, p. 504.
  13. Journal et Mémoires de Mathieu Marais, publiés par M. de Lescure, Paris, 1864, t. III, p. 494
  14. Lettre 73.
  15. Journal et Mémoires, etc., t. III, p. 501.
  16. Journal et Mémoires, etc., t. III, p. 505.
  17. M. de Chauvelin.
  18. Journal et Mémoires, etc., t. III, p. 508.
  19. Ibid., p. 508.
  20. Ibid., p 511.
  21. C’était le père Tournemine, directeur du Journal de Trévoux, qui avait mis sous les yeux du cardinal un extrait fidèle des passages les plus compromettants des Lettres persannes.
  22. Suivant M. Vian, c’est le jeudi 11 décembre 1727, au moment du scrutin académique, qu’on apprit que le cardinal venait de dire à l’abbé Bignon en propres termes : « Le choix que l’Académie veut faire sera désapprouvé de tous les honnêtes gens. » Sur quoi l’élection fut remise à huitaine.
  23. Sup., p. 30, note 3
  24. Journal et Mémoires, etc., t. III, p. 580
  25. Lettres 1, 5, 15 (16 de notre édition), 23 (25), 30 (32), 39 (41), 40 (42), 41 (43), 45 (47), 63 (65), 68 (70), 69 (71). J’emprunte ces chiffres et les suivants à la jolie édition des Lettres persanes, de M. André Lefèvre. Paris, Lemerre, 1873, t. I, p. 211.
  26. Lettres 10 et 11.
  27. Lettres 111, 121, 145, qui portent, dans l’édition Marteau, les numéros 58 59, 60.
  28. Lettres 7, 9, 10, 11, 18, 24, 39.
  29. Lettre du 4 octobre 1752. Voyez aussi les Quelques réflexions sur les Lettres persannes.
  30. Lettres 83 et 95 sur la justice ; lettres 83 et 131 sur les gouvernements, etc.
  31. Lettre 80.
  32. Lettre 94.
  33. Lettre 38.
  34. Lettre 89.
  35. C’est-à-dire aux jésuites.
  36. Lettre 48.