Lettres persanes/Lettre 66

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 140-141).

LETTRE lxvi.

Rica, à ***.


On s’attache ici beaucoup aux sciences, mais je ne sais si on est fort savant. Celui qui doute de tout comme philosophe n’ose rien nier comme théologien ; cet homme contradictoire est toujours content de lui, pourvu qu’on convienne des qualités.

La fureur de la plupart des François, c’est d’avoir de l’esprit ; et la fureur de ceux qui veulent avoir de l’esprit, c’est de faire des livres.

Cependant il n’y a rien de si mal imaginé : la nature sembloit avoir sagement pourvu à ce que les sottises des hommes fussent passagères, et les livres les immortalisent. Un sot devroit être content d’avoir ennuyé tous ceux qui ont vécu avec lui : il veut encore tourmenter les races futures, il veut que sa sottise triomphe de l’oubli, dont il auroit pu jouir comme du tombeau ; il veut que la postérité soit informée qu’il a vécu, et qu’elle sache à jamais qu’il a été un sot.

De tous les auteurs, il n’y en a point que je méprise plus que les compilateurs, qui vont, de tous côtés, chercher des lambeaux des ouvrages des autres, qu’ils plaquent dans les leurs, comme des pièces de gazon dans un parterre : ils ne sont point au-dessus de ces ouvriers d’imprimerie qui rangent des caractères, qui, combinés ensemble, font un livre où ils n’ont fourni que la main. Je voudrois qu’on respectât les livres originaux ; et il me semble que c’est une espèce de profanation de tirer les pièces qui les composent du sanctuaire où elles sont, pour les exposer à un mépris qu’elles ne méritent point.

Quand un homme n’a rien à dire de nouveau, que ne se tait-il ? Qu’a-t-on affaire de ces doubles emplois ? Mais je veux donner un nouvel ordre. Vous êtes un habile homme : c’est à dire que vous venez dans ma bibliothèque, et vous mettez en bas les livres qui sont en haut, et en haut ceux qui sont en bas : vous avez fait un chef-d’œuvre.

Je t’écris sur ce sujet, ***, parce que je suis outré d’un livre que je viens de quitter, qui est si gros qu’il sembloit contenir la science universelle ; mais il m’a rompu la tête sans m’avoir rien appris. Adieu.

À Paris, le 8 de la lune de Chahban, 1714.