Lettres parisiennes/Année 1839/28

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1839

LETTRE VINGT-HUITIÈME.

Les prétentions. — Voyageuses célèbres. — Mademoiselle d’Angeville.
Mademoiselle Améric Vespuce. — Décivilisation des Turcs.
20 décembre 1839.

L’heure du réveil général va sonner, le délire parisien s’annonce par les plus aimables symptômes ; les angoisses du premier jour de l’an déjà se font sentir ; les orchestres de bal déjà se font entendre ; tout le monde est à son poste, chacun prépare ses moyens d’effet : les orateurs politiques s’exercent et font des phrases, les confiseurs font des pastilles et des devises, les conspirateurs font des cartouches. Les acteurs étudient des rôles nouveaux pendant que les hommes d’État tâchent d’oublier ceux qu’ils ont joués autrefois ; chacun s’arme, les uns pour séduire, les autres pour nuire ; et tout le monde se change pour tromper : les jeunes femmes achètent des robes de velours et des chapeaux à panaches pour se donner l’air respectable ; les femmes de trente ans achètent des robes de gaze et des guirlandes de fleurs pour se donner l’air enfantin. Paraître ce qu’on est, c’est un crime ; paraître ce qu’on n’est point, c’est un succès. Les prétentions seules animent la vie ; sans elles on n’aurait rien à faire et l’on se mourrait d’ennui. Faire valoir la beauté qu’on a, faire briller l’esprit qu’on possède, dépenser une fortune réelle, et se parer d’un vrai talent, c’est bientôt fait ; il ne faut pas beaucoup d’imagination pour cela : mais se recomposer une figure, se faire une mine grave quand on a un minois chiffonné, dépenser quand on n’a rien ; se poser en homme de science quand on est dandy, ou bien en Céladon quand on est homme de science ; se faire papillon quand on est né abeille, ou se faire tigre quand on est né mouton ; passer pour une femme politique parce qu’on valse bien, ou pour une évaporée, parce qu’on est mère de famille ; faire croire qu’on est financier parce qu’on est astronome, et que l’on est auteur français parce qu’on est né en Allemagne : voilà ce qui est amusant, voilà ce qui occupe l’existence. Supprimez les prétentions dans ce cher pays de la franchise et du naturel, et vous n’aurez plus qu’une population d’oisifs ennuyés.

Les prétentions tiennent lieu des passions en France ; ce sont elles qui font les révolutions ; personne ne veut rester à sa place, chacun veut embrasser la profession de son voisin ; on a horreur de ce qu’on sait, et l’on ne cultive avec plaisir que le talent que l’on n’a pas. Les hommes politiques s’épuisent à chercher la cause de nos troubles éternels, ils se demandent pourquoi les Français sont maintenant impossibles à gouverner : c’est que depuis cinquante ans, en détruisant chez nous toutes les croyances, on a excité toutes les prétentions ; c’est qu’il est bien difficile d’administrer un pays où personne ne veut faire ce qu’il sait faire, où l’on ne trouve pour exercer avec empressement telles ou telles fonctions que des ignorants qui justement ne seraient propres qu’à des fonctions opposées ; c’est enfin que les hommes politiques qui se préoccupent de ces difficultés ne sont pas eux-mêmes à la place où ils devraient être. Or, comme il faut que l’ordre se rétablisse, avant que le bon sens revienne, avant que les militaires consentent à être des militaires, que les gens d’affaires se résignent à être des gens d’affaires, que les financiers se bornent à être des financiers ; comme il faut avant cela qu’il se passe au moins cinquante autres années de querelles, de bouleversements et de sanglantes explications, nous prenons la politique en patience, et nous constatons seulement la cause de toutes ces crises gouvernementales, en disant : La France n’est le pays des révolutions que parce qu’elle est le pays des prétentions. Le jour où chacun de nous mettra son orgueil dans les qualités qu’il tient de Dieu, nous serons guéris et le monde se reposera…

Mais voilà que nous-même nous sortons de notre rôle. Hâtons-nous vite d’y rentrer. Les salons commencent à se repeupler ; à chaque moment on apprend le retour de quelque beauté célèbre. Des voitures de poste traversent Paris dans tous les sens. Les femmes nouvellement arrivées reçoivent de flatteurs compliments : « Que l’air de la campagne vous a fait du bien ! que vous êtes embellie, madame ! disent les empressés. — Que vous êtes heureuse, ma chère ! reprend une amie ; moi je ne suis ici que depuis deux jours, et je me sens déjà malade horriblement. » Puis on parle des pièces nouvelles, des concerts donnés, des plaisirs qu’on est censé avoir manqués, et il se trouve que cette personne, arrivée seulement depuis deux jours, est au courant de tout. Elle a déjà vu les Premières Armes de Richelieu, les animaux de M. Carter, Clémence, Un cas de conscience ; elle a entendu mademoiselle Garcia, madame Garcia, la symphonie de Berlioz, les concerts de Pleyel, etc., etc. Alors on se met à rire de cette naïve inconséquence, et quelque moqueur dit avec malice : « Ah ! madame, si vous avez vu et entendu tout cela en deux jours seulement, je ne m’étonne plus que vous soyez un peu souffrante et fatiguée. »

Le lion du monde fashionable et intelligent est en ce moment la célèbre mademoiselle d’Angeville, cette voyageuse intrépide qui, l’année dernière, a gravi le mont Blanc, la première et la seule femme qui ait accompli ce dangereux pèlerinage. Chacun veut la voir ; on l’entoure, on l’interroge, et mademoiselle d’Angeville répond aux nombreuses questions dont on l’accable, avec beaucoup de bonne grâce et d’esprit. Les privilégiés, c’est-à-dire ceux qui vont au-devant de toutes les distinctions, ont eu le plaisir d’admirer un fort bel album rapporté par mademoiselle d’Angeville, et qui contient le récit pittoresque de son voyage. C’est une collection de dessins faits à Genève, d’après les croquis que mademoiselle d’Angeville elle-même, tout en gravissant le mont Blanc, a pris d’après nature, si toutefois on peut appeler nature une suite de phénomènes plus étranges les uns que les autres, des ponts de neige dont on ne peut s’expliquer la formation, des glaciers bleu de ciel, des précipices lilas, des rochers vert-pomme, de la neige rouge comme du feu ! Les premiers dessins représentent le départ de Chamouny ; les habitants du pâle hameau regardent tristement s’éloigner la voyageuse et ses guides. Quelques vieillards haussent les épaules et disent : « La folle ! quelle idée !… » L’ascension commence ; on gravit successivement les pics, les dents, les aiguilles, les dômes, les cols ; on franchit les crevasses ; on gèle de froid, on étouffe de chaud. Les yeux sont enflammés, les regards ne savent où se reposer ; le soleil les brûle, la neige les éblouit. Telle page représente le moment où l’un des guides, attaché par une corde, éprouve un pont de neige ; telle autre page représente le moment où la caravane s’arrête pour cueillir de fantastiques fleurs sur un petit gazon frais et riant, venu là on ne sait comment, et entouré de glaces éternelles. Mais de tous ces tableaux si intéressants, celui qui cause le plus d’impression, c’est celui où l’on voit la terrible muraille de glace qu’il faut gravir avant d’atteindre le sommet du mont Blanc : c’est sans doute l’escalier fatal qui a jadis tenté l’orgueil des géants. Trois cent cinquante marches taillées dans la glace ! et il faut grimper à cette affreuse échelle après de longues journées de fatigues, après de froides nuits sans sommeil, quand l’air est mortel, quand l’assoupissement léthargique vous gagne, quand vos guides si intrépides s’évanouissent, quand votre chien lui-même se décourage et refuse de vous suivre ! Gravir cette échelle glacée… oh ! c’est impossible, la volonté manque, une femme ne peut obtenir d’elle un tel effort : « Laissez-moi dormir, je suis lasse, je n’y vois plus, je n’entends rien… De l’air ! de l’air ! je ne peux plus respirer, je meurs !… » Et la voyageuse s’endort… Elle est au milieu de la gigantesque muraille, elle a déjà gravi cent soixante-quinze marches, il en reste encore autant à monter. Il faut choisir maintenant entre le ciel et l’abîme ; on la réveille, elle lutte péniblement, elle ne se souvient plus de son entreprise, elle fait bon marché de son héroïsme ; elle ne sait plus qu’une chose, c’est qu’elle est sans abri et qu’il fait bien froid… Mais soudain une pensée d’orgueil la ranime : elle se rappelle qu’on la regarde à Chamouny, que cent lunettes d’approche sont braquées sur le mont Blanc pour y guetter son arrivée : alors toutes ses forces reviennent. Elle repart avec courage ; et bientôt les habitants de la vallée aperçoivent au sommet du Caucase savoyard le grand chapeau de paille de la pèlerine triomphante. Mademoiselle d’Angeville, revenant à Chamouny, fut reçue avec transport, tout le village courut à sa rencontre ; on lui offrit des bouquets, on chanta ses louanges. Ah ! mademoiselle d’Angeville le dit elle-même, le succès change tous les noms : « On me nommait folle au départ, on m’appelait héroïne au retour. »

Les femmes ont-elles donc maintenant le monopole des entreprises courageuses ? Pendant que mademoiselle d’Angeville franchissait le mont Blanc, la belle et spirituelle Améric Vespuce parcourait le nouveau monde, entourée d’hommages et de respects. Des souscriptions s’organisent déjà dans les principales villes des États-Unis, afin de donner à la petite-fille d’Améric Vespuce les moyens d’acquérir des terres dans cette partie du monde que son aïeul a nommée. Les Américains généreux ont senti le besoin de reconnaître enfin les grands services que cette ancienne famille a rendus, et qui n’ont jamais été récompensés. On nous dépeint toujours les habitants des rives du Mississipi et de l’Ohio comme des sauvages, ou bien comme des négociants avides. Vous voyez qu’ils sont artistes comme nous, puisqu’ils se laissent séduire comme nous par le talent et la beauté.

Nous venons de parcourir les magasins de Giroux, de Susse, de Cresson, et ce qui nous a frappé dans les nouveautés de l’année, c’est une tendance à la fois effrayante et flatteuse vers le genre oriental. On voit que le commerce est lui-même vivement préoccupé de la question d’Orient. Ce sont des sachets orientaux excellents pour donner la migraine, des boîtes de parfums orientaux, des vases enveloppés de filigranes d’or comme les tasses à café des Orientaux. Le genre gothique s’oublie, le Louis XV s’éloigne, le genre oriental l’emporte décidément. Depuis que la charte est devenue une vérité turque, le luxe asiatique est devenu une vérité, c’est-à-dire une vanité française. Lequel de ces deux peuples, turc ou français, doit gagner au change ? L’avenir nous répondra. Enfants de Mahomet, portez donc fièrement nos étoffes constitutionnelles, notre drap libéral et radical fait à Louviers, et cédez-nous vos magnifiques châles et votre drap d’or, manteau du despotisme ; donnez à vos femmes des chapeaux de la rue Vivienne et des bonnets à la fermière. Les nôtres ont déjà pris le turban. Ô grand peuple ! quelle est ton erreur ! que de peines tu te donnes pour te déciviliser ! Crois-tu donc que nous sommes libres parce que nous sommes laids, et penses-tu trouver l’indépendance dans un habit qui te gênera ? Tu avais du moins la liberté de tes bras, c’est la meilleure, et tu la changes, pour quelle liberté, grand Dieu ! Tu avais trouvé le bonheur sur la terre ; tu avais inventé un vêtement à la fois commode et superbe ; par une convention des plus ingénieuses, tu avais su réunir le cérémonial au sans-gêne, tu avais une robe de chambre pour parure et des pantoufles pour chaussure d’honneur ; et tu vas quitter ce bien-être, qui faisait, à nous, notre envie, pour toutes les mesquineries et les pauvretés de notre civilisation !… Tu avais un dolman… tu as voulu une redingote ! tu avais des babouches royales… tu as voulu des bottes plébéiennes ! tu avais un turban armé d’une aigrette orgueilleuse… tu as voulu une calotte de drap terminée par une humble mèche !… tu avais une odalisque nonchalante… tu veux maintenant une grisette bavarde !… tu avais des croyances, et tu as voulu des institutions !… tu avais une religion, et tu n’as plus qu’une charte !… Une charte ! mais sais-tu bien ce que signifie ce mot fatal en langue turque ! Il en dit aussi long que le fameux Belmen du Bourgeois gentilhomme. Belmen disait : « Allez vite vous préparer pour la cérémonie, afin de voir ensuite votre fille et de conclure le mariage. » Eh bien, le mot charte veut dire encore plus que tout cela ; il signifie : Dieu est toujours Dieu, mais Mahomet n’est plus son prophète !