Lettres du Nord et du Midi de l’Europe – La Sicile/04



LETTRES DU NORD
ET
DU MIDI DE L’EUROPE.

LA SICILE.

iv.[1]

Nous avions marché une nuit entière dans les laves, les cendres et les scories de l’Etna, où nos chevaux avançaient péniblement, tandis que nous respirions à peine, quand nous arrivâmes à Catane. La ville, quoique riche, industrieuse et bien peuplée, nous sembla un lieu de solitude. Le ciel était sombre. Les églises, qui ne s’ouvrent qu’à l’heure du service divin et des offices, venaient d’être fermées à l’issue de la première messe, et dans les longues rues pavées de larges dalles, que je me mis aussitôt à parcourir, j’entendais résonner au loin le bruit de mes propres pas. Une large voie, nommée la rue Etnéenne, traverse toute la ville et descend en ligne droite du pied de l’Etna à la mer. Les palais qui la bordent sur une étendue de près d’une lieue, sont assis sur les couches de lave que l’Etna a formées dans ses soixante-dix-sept éruptions principales, bâtis en partie avec la lave, et, comme pour achever de braver le volcan et ses secousses, ils s’élèvent à une grande hauteur sur des frontons hardis. En outre, les dalles dont la rue est pavée sont de lave noire, et en avançant dans cette cité silencieuse, on aperçoit de temps en temps quelques sombres monumens formés de fragmens de lave, et destinés à perpétuer le souvenir des nombreux désastres dont elle a été le théâtre. Les cendres brunes, les pierres noirâtres, les scories, la terre végétale, enfin toute cette nature en deuil qui s’offrait à nous depuis douze heures que nous parcourions la campagne entre Paternò et Catane, aurait dû nous préparer un peu à ce spectacle ; mais rien ne peut donner à l’avance l’idée d’une ville si belle, si noble et à la fois si lugubre et si désolée. Il me sera impossible d’oublier jamais l’aspect de cette triste magnificence. D’abord, il faut songer que cinq ou six Catanes broyées, calcinées, réduites en cendres, gisent sous vos pieds, et que la route où vos pas se dirigent, en marchant vers la mer, est celle que la lave elle-même a suivie dans la nuit du 23 avril 1669. Cette nuit-là, deux montagnes aussi hautes que le Vésuve s’élevèrent sur l’Etna, et il en sortit deux fleuves de feu qui roulèrent majestueusement vers Catane, en firent disparaître une grande partie, et se répandirent sur un espace de quatorze milles, espace où des campagnes habitées et fertiles furent subitement changées en rochers déserts. Aussi ne peut-on refuser son admiration à l’audace qui a élevé tant de beaux palais, et on ne peut guère en comprendre le but qu’en supposant que les architectes de la nouvelle Catane ont prétendu donner un lit royal au roi des volcans, et conduire la lave à la mer entre deux quais splendides et d’une grandeur digne de lui. Nous vîmes faire des préparatifs pour éclairer cette belle et immense rue au moyen du gaz, et deux rangées de lanternes élégantes s’élevaient déjà depuis la mer jusqu’à l’Etna. Imaginez le singulier spectacle, monsieur ; un volcan éclairé par le gaz !

À Naples, on admire le Vésuve, qui forme un beau point de vue à l’horizon ; mais à part même sa dimension, qu’on ne peut comparer à celle de l’Etna, le Vésuve est loin de Naples, et l’engloutissement de Pompéia, d’Herculanum, de Torre-del-Greco, ne peut menacer Naples, qui a placé Portici comme une victime dévouée entre elle et le volcan. À Catane, au contraire, le sol tremble sous vos pas, et sous chaque demeure on trouve les voûtes de lave qui se sont formées sur les demeures plus anciennes que le volcan a détruites. Mais continuons de traverser cette cité plus belle que Naples, que Palerme, et qu’à voir l’air grave et morne de ses habitans, on dirait préparée à la catastrophe par laquelle l’Etna la détruira infailliblement à son tour.

La rue Etnéenne traverse dans son cours cinq grandes places. La première, celle du Dôme, est couverte de superbes palais et d’églises plus belles encore. Le dôme ou la basilique s’y présente d’abord avec son portail peuplé de statues de marbre. Une galerie de marbre d’un beau travail, ouvrage du sculpteur catanais Gaetano Puglisi, entoure cette église, et un magnifique pavé de marbre s’étale comme un riche tapis devant ses portes extérieures. Cette cathédrale de Catane est bâtie sur les ruines d’un ancien temple de Bacchus et sur celles de thermes antiques qu’un reste d’inscription désigne sous le nom d’Achilléens[2]. Les thermes, comme la plupart de ces établissemens chez les anciens, étaient divisés en sept parties, dont on retrouve les vestiges sous l’église actuelle. On peut encore pénétrer, par la galerie de communication, dans une salle dont la voûte, autrefois décorée de stuc, est soutenue par quatre piliers, et où se trouvaient, dans la partie tournée vers le sud-ouest, huit fenêtres destinées à la ventilation. Cette salle était ce qu’on nommait la tribune ou le calidario ; on y enterre les chanoines. Les autres salles sont abandonnées ou n’ont pas encore été déblayées, et les chapiteaux ainsi que les colonnes de marbre qui s’y trouvaient ont servi à orner la cathédrale. Les antiquaires de Catane montrent toutefois sans hésitation les lieux où se trouvaient l’apoditerio, dans lequel on se dépouillait de ses vêtemens, l’efebeo, où l’on se livrait aux exercices gymnastiques, le coriceo, où l’on jouait à la paume pour se remettre en vigueur, le conisterio, où l’on conservait la poudre dont on se couvrait quand on était en sueur, le tepidario, où l’on se reposait avant d’entrer dans le bain, l’eleuterio, où se conservaient l’huile et les parfums, et même la sedia stercoreia, qui en est proche, tant est grande leur ardeur de la science et de l’antiquité. Des conduits souterrains, placés dans la partie nord-est de ces thermes, conduisaient les eaux à la mer.

La fondation de l’évêché de Catane est due au grand comte Roger, qui en institua plusieurs autres en Sicile. Son diplôme existe encore. Après avoir mis fin à la domination des Sarrazins et se trouvant maître des domaines qui leur avaient appartenu, il en concéda une part à l’église et lui accorda, en outre, une dîme levée sur les taxes royales. À la mort de Bécumène et de Hugo di Braccio, seigneur de Catane, la ville rentra dans le domaine du prince ; et Roger, dans son zèle pour le christianisme, affecta cette baronie à l’évêque et lui accorda, avec les produits des douanes, le fleuve Giaretta, le mont Etna, ainsi que les prairies, les eaux et les bois qui avaient appartenu à l’ancien émir. Bientôt il fit plus encore, et y ajouta, en 1092, la terre et le château d’Aci avec toutes les familles sarrazines qui se trouvaient sur ce territoire. Quatre cent cinq familles musulmanes et trois cent cinquante mahométans restés à Aci, se trouvaient ainsi esclaves et attachés à la glèbe de l’église de Catane. Le dénombrement et la description de ces serfs forment deux volumes de parchemin, souscrits par le comte Roger. Celui de ces actes qui a rapport aux Sarrazins de Catane est large d’une palme sicilienne ; il est écrit en arabe, et la traduction grecque y a été jointe. Il porte la date de l’année 1101, désignée par le chiffre 6603, à la manière des Byzantins, qui ajoutaient à l’année de la naissance de Jésus-Christ l’année de la création, qu’ils plaçaient à 5502 ans. Le diplôme du château d’Aci est tout en arabe ; mais le préambule et la conclusion sont en grec. En 1510, les sceaux attachés aux diplômes furent volés dans les archives du chapitre de la cathédrale, par un paysan qui les croyait renfermés dans des boîtes d’or. Le premier évêque qui exerça en vertu de ces diplômes, fut un français, le prieur de Sainte-Euphémie, que le comte Roger manda du fond d’un couvent de bénédictins de la Calabre, et qui se fit accompagner d’un grand nombre de moines. Ainsi que les autres évêques appelés de la Normandie par Roger, l’évêque de Catane introduisit dans son église le culte usité en France et la liturgie gallicane. La cathédrale qui s’éleva alors, par l’ordre de Roger, fut construite avec les pierres, les marbres et les colonnes, débris du théâtre antique dont on voit encore quelques restes à Catane. Soixante ans après, l’Etna avait déjà détruit l’ouvrage du comte Roger. Le 4 février, jour solennel où l’évêque, le clergé et le peuple célébraient la fête de sainte Agathe, la patronne révérée de Catane, une irruption du volcan, accompagnée d’un tremblement de terre, couvrit l’église, en fit écrouler la voûte et ensevelit l’évêque qui officiait avec cinquante moines venus pour l’assister, ainsi que tout un peuple agenouillé et en état de grace, qui vit le ciel s’ouvrir pour lui quand la terre manqua sous ses pas.

Au milieu de la place du Dôme est une fontaine d’un mauvais goût qui a son grandiose. Au sommet de la fontaine s’élève un éléphant, et sur l’éléphant un obélisque qu’on dit égyptien. Mais malgré les hiéroglyphes, ou plutôt en raison de ces hiéroglyphes, ce doit être une des imitations romaines de ces monumens, fabriquées du temps de Caligula. L’obélisque est surmonté d’un globe et d’une croix dorée. L’éléphant est, depuis la domination des rois suèves, le signe héraldique ou le blason de Catane. La rue de l’Etna vous mène ensuite près du palais de l’université, établissement qui a un grand renom dans l’Europe entière. Trois étages conçus dans trois genres différens, le dorique, l’ionien et l’attique, quelques statues, des balcons de marbre, et l’aigle sicilienne soutenant l’écusson de Sicile au-dessus de la principale porte, en un mot, toute la profusion architecturale du XVIIe siècle distingue extérieurement cet édifice, dont l’origine se perd dans la nuit des plus anciennes dissertations savantes. Voici ce que m’en ont raconté les érudits de Catane. Les Grecs créèrent jadis en ce lieu un cirque ou hippodrome pour célébrer les jeux de la fête de Bacchus. Là on couronnait aussi les poètes qui composaient les meilleurs vers en l’honneur du Dieu, et dans la suite on leur offrit un asile en ce même lieu. L’arène, — l’arène des coureurs, et non celle des poètes, — était elliptique, et aux deux extrémités se trouvaient, pour marquer le but, deux obélisques, dont l’un est celui qui figure sur la fontaine du dôme, ce qu’il est permis de révoquer en doute, et l’autre, qui est brisé, se trouve dans le musée du prince Biscari. En outre, les Grecs avaient créé une naumachie où manœuvraient des modèles de galères ; on en voyait encore les restes au temps de Bolano, qui a écrit un gros traité de Rebus Catanœ ; mais tout a été enseveli dans les laves de 1669, au dire des antiquaires. Sous Iéron Ier, roi de Syracuse, grand protecteur des lettres et des arts, l’académie de Catane, où le roi venait souvent avec un cortége d’hommes instruits, devint un collége de savans ; ce fut alors que la connaissance de l’alphabet, inventé par les Phéniciens, fut apportée par les Grecs en Sicile, où l’on se servit bientôt de l’écriture alphabétique comme de l’écriture hiéroglyphique. Catane se pique aussi d’avoir parlé à cette époque le dialecte ionien, venu de l’Attique, tandis que le reste de la Sicile se contentait du dialecte de l’Achaïe. Cette place académique fut encore célèbre par les divertissemens qui y eurent lieu au temps de la domination espagnole et autrichienne. Ces jeux consistaient en carrousels, en combats, en tournois ; on y faisait la course des roseaux, exercice emprunté aux Sarrassins ; souvent encore on transformait la place en une campagne où l’on figurait une chasse au faucon, et quelquefois même au loup et au sanglier. Enfin, on y élevait un théâtre, et l’on représentait des pièces satiriques en idiome sicilien, comme le Notti di Palermù, le seul ouvrage de ce genre qui se soit conservé ; mais l’esprit dut céder au goût dominant des Espagnols. On allégua que les comédies et les comédiens étaient une occasion de scandale et de pensées déshonnêtes, et le comte Santo-Stefano, gouverneur de Catane, les fit remplacer par le combat du taureau.

Ce fut après le tremblement de terre de 1693 que le vieux palais de l’université s’étant écroulé, on le reconstruisit tel qu’il est aujourd’hui. La disposition intérieure en est très belle. Un atrium de forme carrée et orné de vingt-quatre pilastres sert d’entrée à l’imprimerie, aux écoles primaires, à l’école de calligraphie et aux autres établissemens littéraires. Au second étage, de vastes salles, terminées en voûtes, sont consacrées à l’enseignement des sciences économiques. On y trouve aussi la chapelle, la salle des lauréats, le cabinet anatomique, l’habitation du préfet de l’université et la bibliothèque. En franchissant un autre escalier, on parvient au troisième étage, où se trouve le cabinet d’histoire naturelle et de physique, ainsi que les habitations des professeurs ; mais cette partie de l’édifice a été considérablement endommagée par le tremblement de terre du 18 février 1818. La salle des lauréats est très vaste, et les murs sont couverts de stuc relevé de peintures à fresques. Dans la principale salle de la bibliothèque se trouvent aussi des peintures à fresques d’Olivio Sozzi, œuvre qui n’est pas dépourvue de mérite. Cette bibliothèque se compose de soixante-dix mille volumes environ, dont cinquante mille proviennent de l’ancienne bibliothèque, et dix mille d’un legs de monsignor Salvator Ventimiglia. En outre, lors de l’expulsion des jésuites, en 1767, le roi Ferdinand III fit don à l’université de Catane de tous les livres du collége du Val de Noto. Parmi ces livres, il s’en trouve de précieux pour l’histoire de la Sicile, entre autres un exemplaire, bien rare, des capitulaires du royaume, recueilli par ordre d’un des vice-rois et imprimé à Messine en 1495, et le recueil des constitutions de la Sicile.

L’université de Catane, bien déchue, a cependant conservé une organisation qui rappelle son ancienne splendeur. À en juger par le programme des cours et par les noms des professeurs, les études sont loin d’être abandonnées. Trente chaires publiques figurent, au moins, sur le programme universitaire ; j’y ai remarqué particulièrement la chaire d’architecture civile, un cours d’art vétérinaire, un cours de législation civile et pénale. On parlait d’y ajouter des cours de chimie appliquée aux arts, de mécanique et de dessin approprié aux manufactures. Il y a quelques années, six cents étudians s’appliquaient à l’étude de la médecine, et le conseil provincial avait institué un cours de médecine légale dont les frais, montant à cent onces par an, devaient être supportés par la province ; je ne sais si cette fondation a été maintenue par les révérends pères jésuites qui ont repris la direction de l’éducation publique en Sicile. J’ajouterai ici quelques détails que j’ai recueillis sur l’état de l’enseignement à Catane, qui passe pour la ville la plus érudite de la Sicile. Vers 1828, l’intendant de la province ayant ordonné un recensement des écoles, on reconnut que Catane renfermait vingt écoles primaires où se trouvaient trois mille cinq cents élèves, sans compter ceux qui recevaient l’instruction dans leurs familles, et ceux qui étaient envoyés, aux frais de la commune, hors du royaume pour étudier les arts et les sciences. J’ignore le nombre de ces élèves, mais la commune payait pour chacun d’eux 320 ducats. Je crois, sans oser l’affirmer, que l’aimable et célèbre Bellini, dont la famille vit à Catane dans une condition très modeste, figura, il y a quelques années, parmi les jeunes pensionnés de la ville de Catane.

En 1821, un homme de bien, le chanoine Mario Coltraro, établit dans Catane quatre écoles d’enseignement mutuel, selon la méthode de Bell et de Lancaster. La caisse communale en fit les frais. Dans la quatrième de ces écoles, on enseigne la géographie de la Sicile, science déjà abstraite et indispensable pour un Sicilien, le système métrique et le dessin linéaire. Un grand progrès, peu facile à accomplir, surtout en cette partie de l’Italie, s’est opéré dans les quatre écoles. On y a supprimé les verges et la férule. Pendant le temps de mon séjour, on se préparait à ouvrir trois écoles semblables pour les jeunes filles, et une somme annuelle de 600 ducats avait été votée à cet effet par le conseil de la ville.

Après avoir aboli le collége noble des jésuites, en 1780, le roi Ferdinand fonda à Catane un collége des arts et métiers pour les enfans des pauvres étudians, à la tête duquel fut placé Joseph Sedici, habile horloger de Palerme, et dès-lors les travaux d’horlogerie de Catane acquirent une véritable importance, au-delà même de la Sicile. Ce furent aussi les élèves sortis de cette institution qui portèrent au degré de perfection où elle est aujourd’hui à Catane la fabrication des chapeaux, des étoffes de soie, ainsi que les produits métallurgiques, tels que le fer et l’acier. Si les progrès des autres genres de fabrication ne sont pas aussi rapides, c’est que les ouvriers formés dans l’institution royale ne trouvent pas facilement les capitaux nécessaires pour faire valoir leurs connaissances spéciales, et sont forcés d’exercer leur métier à l’aide des anciens procédés usités dans les fabriques où ils travaillent. L’institut spécial, médiocrement doté, renferme aujourd’hui soixante-dix élèves.

L’industrie de la soie joue un très grand rôle dans l’histoire des intérêts de Catane, industrie antique, vénérée, qui, après avoir subi les vicissitudes communes à toutes les puissances d’ici-bas, a prudemment assuré son existence à venir par de sages concessions à l’esprit du temps et par des améliorations successives. Quant à la noblesse de l’antiquité des étoffes de soie de Catane, on rapporte qu’à l’ouverture des sépulcres des rois de Sicile ensevelis dans l’église de Morreale, près de Palerme, on trouva sur le corps de Constance, femme de l’empereur Frédéric, une robe de soie mêlée d’or, qui parut un chef-d’œuvre d’art, qu’on pourrait comparer sans désavantage aux plus belles étoffes de Lyon. Or, cette princesse était morte à Catane en 1232, et le suaire impérial qui la couvrait avait été fabriqué dans cette ville. Je vous ai cité plusieurs fois des exemples des jalousies et des haines municipales qui, de tout temps, ont divisé la Sicile. La fabrication de ces riches étoffes de soie excita plus tard la jalousie du commerce de Messine, qui fit des démarches près de l’empereur Charles VI pour obtenir que l’interdiction du commerce et de la fabrication de la soie fût prononcée contre Catane ; mais les Messinois n’eurent pas un succès complet, et il fut seulement défendu aux fabricans de Catane de produire des étoffes de soie mêlées d’or et d’argent. Une nouvelle organisation fut donnée, en cette circonstance, à un tribunal nommé le consulat de la soie, auquel étaient soumis tous les fabricans de soieries ainsi que leurs ouvriers, et qui jugeait de leurs différends, ainsi que de toutes les questions relatives à cette industrie. Ces mesures ne satisfirent personne, et les dissensions continuèrent. Tantôt c’était Palerme qui jalousait Catane, et demandait que ses produits ne pussent franchir une certaine délimitation ; d’autres fois Messine s’en prenait, comme je viens de vous le dire, aux franchises de sa rivale en industrie, ou c’était Catane elle-même qui présentait des requêtes au pouvoir central pour faire interdire aux petites villes de l’intérieur la fabrication des soieries. C’est ainsi qu’en 1778 Catane attaqua l’industrie de la cité d’Aci, et porta ses prétentions jusqu’au pied du trône de Naples, où elles furent repoussées. Étroites et misérables querelles à peine excusables dans une île isolée, et au milieu d’une population privée de lumières, que nous voyons pourtant se reproduire chaque jour en France, et dans des proportions aussi mesquines ! Ce fut en 1818 que le consulat de la soie fut enfin supprimé, et que la routine cessa de régner d’une manière absolue. Des métiers à la piémontaise s’établirent alors dans les fabriques ; l’industrie de la soie prit un magnifique développement. L’invention de notre ingénieux compatriote Jacquart fut naturalisée à Catane par un homme fort habile nommé Bénédict Barbagallo, et de grandes manufactures s’élevèrent dans les anciennes maisons des jésuites, généreusement abandonnées dans ce but par le roi Ferdinand Ier. Dans l’état de souffrance et d’inquiétude où se trouvait Catane, après le passage du choléra et l’insurrection populaire qui l’avait suivi, les manufactures de soie étaient cependant en pleine activité. J’y vis fabriquer des étoffes qui n’égalent peut-être pas les nôtres en élégance, mais qui les surpassent souvent sous le rapport de la solidité ; les unes, ce sont les noires, sont très recherchées à Malte ; les autres sont pour la plupart expédiées dans le royaume de Naples. Un artisan d’Aci-Reale, Salvator Leonardi, qui habite Catane, mérite surtout d’être remarqué. On lui doit le perfectionnement de la plupart des procédés, et il venait d’inventer un mécanisme ingénieux propre à être adapté à tous les métiers, à l’aide duquel le prix de la main-d’œuvre se trouve diminué des deux tiers. Toutefois, comme les plus étranges contrastes doivent se trouver partout en Sicile, tandis que la fabrication des étoffes de soie y est au niveau de l’industrie de la France, on ignore à Catane l’art d’élever les vers à soie, et on est encore à priver de lumière les chrysalides et à les détruire par la suffocation. La méthode piémontaise du dévidage est à naître en Sicile.

En parcourant la plaine qui s’étend devant Catane, du côté de Palerme, on marche entre des champs de coton. Cette plante exige, outre un climat propice, un terrain traversé par des eaux courantes, et la plaine de Catane fraîchement baignée par ses ruisseaux, échauffée par le soleil du centre de l’île, placée dans le voisinage des terres végétales du volcan, est éminemment propre à cette culture. L’espèce qu’on y recueille est celle que les botanistes nomment gorrypium herbaceum ; mais elle dégénère facilement, et les Siciliens achètent chaque année à Malte les graines destinées aux semailles. On leur a souvent conseillé de faire venir des graines de coton d’Amérique ou des Indes, mais Malte est plus proche, et la pauvreté des cultivateurs oblige à s’en tenir aux médiocres graines de coton qu’on recueille sur cette terre calcaire. J’ai vu à Catane quelques manufactures où l’on travaille le coton ; mais les Anglais en exportent plus de deux mille cantares, et ils renvoient le coton filé et tissé aux Siciliens, en sorte que les habitans de Catane emploient pour leur usage des toiles de coton fabriquées à Manchester et à Birmingham avec les matières premières qu’ils ont eux-mêmes récoltées sous les murs de leur ville.

Dans les rues de Catane, on marche toujours entre l’Etna et la mer, au bord de laquelle on arrive enfin par deux rues différentes, ornées de belles et somptueuses portes. Le port est de peu d’étendue, mais là un curieux spectacle attend le voyageur. Dès qu’on parle de la mer, dès qu’on songe à la mer, que ce soit l’Océan qui baigne le pied de nos blanches falaises, la Méditerranée qui se joue sur des plages éclatantes, l’Adriatique qui roule ses flots à travers les rochers couronnés d’une riante verdure, c’est l’idée de l’étendue, de l’espace, des profondeurs lointaines, des nuances brillantes qui se présente à votre esprit. À Catane, le port n’offre ni ces majestueuses perspectives, ni les lointains bleuâtres que dore le soleil, ni le brillant reflet de l’onde verte, ni les effets variés du ciel sur l’eau, la terre et les rochers. Tout est sombre, terne et comme effacé dans une teinte uniforme. Cette teinte est la couleur de la lave qui s’étend partout sur la ville. La lave de la nuit d’avril 1669, ce fleuve qui a couvert Catane d’un épais linceul a prolongé ses masses noires jusqu’aux rivages de la mer ; il a pénétré dans la mer elle-même, et y a formé une redoutable chaîne de rochers d’une hauteur de plus de cent pieds sur une étendue de douze à quinze milles. Aujourd’hui que près de deux siècles se sont écoulés, on ne peut voir encore sans effroi les effets de cette catastrophe. En 1669, avant cette terrible nuit d’avril, Catane était entouré de hautes murailles. Les torrens de lave ont franchi ces murs, du côté du port, ainsi que la jolie fontaine de Gamarita qui y était adossée, et maintenant au pied de la ville actuelle, on voit les anciens murs couronnés d’une voûte de lave, et la douce fontaine dont les eaux ont continué de couler paisiblement, tandis que la vaste mer a reculé d’horreur. Ce qui en est resté entre la jetée du port et l’autre grande jetée de lave qui lui fait face et masque l’horizon, a pris une teinte noire qui est sans doute l’effet de ces masses de lave. Retenue entre ces deux obstacles, la mer forme un port étroit il est vrai, mais sûr, et c’est en vain que les vagues viennent du côté extérieur frapper la digue de lave, leur cime retombe en longs filets d’écume sur la brune plate-forme de ce dam naturel dont le volcan a doté Catane le jour même où il la détruisait. Sur l’immense traînée de lave qui a refoulé la mer, s’élève une chapelle construite avec la lave même et consacrée à la Vierge, et, à fleur d’eau, est un petit fort de lave aussi, défendu par six pièces de canon. Une belle colonne de lave noire et de marbre blanc a été placée à deux pas de là ; ce monument a été dédié au roi Ferdinand Ier par la piété de John Acton, comme le dit l’inscription latine qui figure sur une de ses faces. Plus loin, sur la promenade la Marina, s’étend un beau palais dont la longue et charmante façade est chargée de milliers d’amours perdus dans de gracieux enroulemens ; mais l’aspect effrayant de la mer en détruit tout l’effet. Quelques barques, de pesantes gabares, ornées à leur poupe de lourdes figures de saints, étaient amarrées le long du quai et sous le château ; à leur couleur sombre, aux voiles noires qui pendaient le long de leurs mâts, on eût dit que ces embarcations portaient la livrée de Catane.

Eh bien ! le croira-t-on, ce sol dévoré par le feu de l’Etna, cette côte où le volcan a renversé l’une sur l’autre toutes les cités qu’on y a élevées, et qui n’offrait déjà qu’un champ de ravages avant qu’une population hardie vînt s’y fixer, ces lieux désolés enfin ont attiré les premiers l’attention des colonies errantes dans les mers de la Grèce et de l’Orient. Le printemps éternel qui règne au pied du volcan, les belles rives du fleuve Amenano, la fertilité de la terre, faisaient oublier le danger qui menace sans cesse tout ce qui avoisine l’Etna. L’Etna lui-même est devenu, aux yeux des habitans de Catane, une sorte d’ami terrible qui détruit en un jour les dons qu’il répand autour de lui pendant des siècles, mais ami cependant, ami qu’on aime, dont on est fier, et qu’on montre avec orgueil aux étrangers, en disant : « Il nostro Etna, notre Etna. »

Qui fonda Catane ? Qui vint le premier, avec un courage encore supérieur à ce triple cœur d’airain qu’il fallut au premier homme pour affronter la mer, dresser sa tente sous des voûtes de feu, s’abriter avec sa famille sous une pluie de pierres et de rochers ? C’est un secret qui est resté enfoui au fond des milliers de couches de lave sous lesquelles ont disparu tant de populations diverses. On pourrait aussi bien se demander d’où vient l’Etna, d’où sort la Sicile elle-même qui, un beau jour sans doute, a été vomie du fond de la mer à sa surface, à la suite de quelque révolution souterraine, comme les Lipari et les Liparetti, ses voisines. Les anciens la croyaient, il est vrai, détachée d’un continent, du nôtre ou de la grande terre africaine. En effet, l’Europe et l’Afrique peuvent réclamer aux mêmes titres leurs droits à la paternité de la Sicile, dont le sol et les habitans portent le cachet de ces deux zônes et de ces deux races ; mais la Sicile et les Siciliens tiennent avant tout à la nature volcanique qui se reproduit elle seule, et dont on peut dire, avec plus de justesse, ce qu’on disait récemment de Napoléon : « Les volcans n’ont pas de parenté. » Toujours est-il que les premiers voyageurs de l’antiquité qui s’avancèrent sur cette côte, aperçurent, au milieu des laves et des cendres, des forgerons noircis de fumée, coiffés d’un casque qui n’avait qu’une seule ouverture devant les yeux, et qu’ils se rembarquèrent très effrayés pour aller annoncer à la Grèce qu’ils avaient découvert des cyclopes et des lestrigons. On suppose que ces hardis et laborieux colons étaient venus des îles Ioniennes, mais Dieu seul sait comment.

D’autres émigrans étant venus de Calcédoine, l’île Trinacria fut plus connue, la croupe du volcan se couvrit d’habitations, et Catane fut peuplée par une colonie composée d’abord de Sicanes, anciens habitans du littoral gaulois, originaires d’Espagne et émigrés en Ligurie, puis de Grecs et d’Africains. Un misérable château, quelques cabanes, des cavernes où l’habitant disputait son refuge aux bêtes féroces, devinrent une bourgade populeuse quand les Éoliens se fixèrent sur ce rivage à la fois riant et désolé. Les Grecs en firent une ville, et d’état démocratique qu’il était, le gros bourg de l’Etna devint une oligarchie où dominèrent successivement de bons et de mauvais tyrans, comme Gélon, Géron, Denys et d’autres ; tyrans tempérés ou surexcités tour à tour par des hommes de bien et des hommes d’esprit, par des philosophes et des poètes, comme Carondas, Stésicore et Philon. Pendant ce temps, l’Etna avertissait avec persévérance toutes ces grandeurs naissantes qu’après Dieu il en était encore une au-dessus d’elles, et les éruptions allaient leur train. Dans le cinquième et le quatrième siècle avant Jésus-Christ, il y en eut trois dont tout le monde antique a retenti. Puis vinrent les Romains, qu’on voit venir partout dans l’histoire à la suite de la civilisation grecque. Ils trouvèrent à Catane des fabriques florissantes, l’agriculture perfectionnée par Géron, l’orfèvrerie, la peinture, la sculpture naturalisées par les colons de la Grèce ; quant à eux, ils apportèrent la corruption, le goût des théâtres, et chassèrent du collége des prêtres les stéphanophores, ces chanteurs divins, pour y loger des gladiateurs. Six terribles éruptions du volcan eurent lieu sous la domination romaine. Sous les Vandales, les Érules, les Goths, pendant ces invasions qui se précipitèrent les unes sur les autres, à chaque éruption (il y en eut quatre grandes), la peste, sortie de tant d’amas de cadavres, achevait de détruire les barbares et contribua ainsi à faciliter la conquête sarrasine. Ensuite l’histoire de Catane fut celle de toute la Sicile. Les Normands y établirent l’organisation féodale ; les Angevins et les Aragonais la compliquèrent encore. Les Castillans et les Autrichiens y fondèrent de nouvelles congrégations religieuses, et virent tout s’écrouler à la fois par l’éruption de 1669, qui ne respecta guère que le monastère des bénédictins, fondé depuis peu. Enfin, sous les Bourbons, Catane, comme toute la Sicile, vit tomber sa vieille constitution féodale, puis sa nouvelle constitution libérale. Elle essuya quatre nouvelles attaques volcaniques en 1723,1755,1811 et 1819 ; et en 1837, quand j’y vins, elle essayait d’une petite révolution politique en présence de ces grandes révolutions de l’Etna qui me semblaient à moi, nouveau venu, ne pouvoir laisser de place à d’autres pensées dans l’esprit de ceux qui en voient chaque jour les gigantesques vestiges.

Catane a des priviléges qu’elle s’efforce de maintenir, et qui font l’orgueil de ses citadins. Elle n’ambitionne pas le titre de capitale de la Sicile, comme font Messine et Palerme, qui se le disputent depuis si long-temps ; mais ses représentans avaient une place à part dans le parlement, et elle s’administre elle-même par un capitaine de la ville, pris parmi les patriciens, et trois autres magistrats. La noblesse est nombreuse, on compte parmi elle des hommes distingués, et en plusieurs occasions, Catane a pris, grace à eux, l’initiative de mesures utiles que le reste de l’île refusait d’adopter. Ainsi, en 1782, l’inoculation fut généralement pratiquée à Catane, tandis que les autres cités siciliennes la repoussaient. Les institutions de charité y sont nombreuses ; l’établissement de Santa-Maria-del-Lume, le plus remarquable de tous, ne se soutient que par des dons volontaires. Il est singulièrement divisé. Une partie de cette maison reçoit les filles sans protection, les orphelines qui se trouvent exposées à succomber à la séduction, et qu’on arrache au vice ; ailleurs toutes les filles repentantes, et dans une troisième classe celles qui ont été condamnées à la séquestration. Celles-là sont contraintes à travailler pour subvenir aux frais de l’établissement ; les autres, après un certain temps, sont placées, sous la responsabilité de l’institution, dans les manufactures ou dans les maisons particulières, pour remplir les fonctions de servante. Malheureusement c’est là que les retrouve le vice qui les guettait lors de leur entrée dans le salutaire refuge de Sainte-Marie Céleste. Comme je sortais de cet établissement, je vis passer, porté en triomphe au milieu d’un groupe, et suivi d’une bande de musiciens, un personnage vêtu de noir, avec les boucles de soulier, la bourse de cheveux et l’épée au côté. Il se laissait gravement rendre cet honneur. J’appris que c’était un récipiendaire de l’académie médicale, et que Catane se réjouissait ainsi de compter un médecin de plus. L’usage autorise ces sortes de processions, et elles ont lieu, m’a-t-on dit, depuis l’année 1445, où l’université de Catane fut fondée par Alphonse d’Aragon. Les réceptions, que je n’ai pas vues, rappellent un peu la scène du Malade imaginaire. Le candidat est vêtu du costume officiel que je viens de vous décrire ; après le succès de son examen, le proto-médecin l’embrasse sur les deux joues, et lui passe au doigt une bague ornée d’un diamant, dont le postulant fait les frais sans doute. Après quoi, on le promène solennellement par la ville, et il débute, au son joyeux des violons et des flûtes, dans sa pénible et lugubre profession.

En suivant une rue parallèle à la mer, on arrive au fameux monastère de San-Nicolò l’Arena, construit et habité par les pères bénédictins. Ce couvent est assurément l’un des plus beaux édifices religieux de l’Europe, où les bénédictins possèdent cependant des cloîtres magnifiques. Jadis les moines bénédictins vivaient dans une modeste habitation située dans un coin de Catane, ville assez modeste aussi en ce temps-là. Vers l’année 1136, quelques pères de ce couvent, cherchant une solitude plus pieuse et plus profonde encore, se détachèrent de la communauté, et se retirèrent sur le penchant même de l’Etna, dans la région boisée où avait vécu un digne évêque de Catane, saint Léon, à qui ils élevèrent une église. Ce canton de l’Etna, où l’on trouvait jadis la belle végétation de la région actuelle des bois, où mille arbrisseaux, tels que le beau citis-flore, la rose ardente et le smilax aspère croissaient autour de la chapelle du saint, offrait aux cénobites l’ombre à l’abri des figuiers noirs, des chênes verts, des pommiers sauvages, et le repos sur des tapis de mousse semée de fraxinelle, d’orchys et de mauve. Tel est du moins l’aspect de la terre volcanique dans les régions de l’Etna que la lave n’a pas encore ravagées. En 1536, elle coula depuis Nicolosi jusqu’au premier couvent des bénédictins que les pères avaient sagement abandonné dès les premiers grondemens de la montagne, et elle ensevelit sous ses flots bouillonnans l’église de Saint-Léon, l’hospice qui y attenait et la demeure des moines. Depuis leur établissement sur le volcan, le comte Simon Policastro et d’autres seigneurs leur avaient fait présent de grandes terres placées au sud de l’Etna ; ces terres s’étendaient près de la ville ; ils y bâtirent donc le monastère de San-Nicolò, qui se trouve aujourd’hui dans l’enceinte de Catane, et qu’habitent maintenant leurs successeurs.

Le monastère actuel ne fut guère achevé qu’en 1735. Il consiste en un vaste parallélogramme, et au milieu de sa face orientale s’élève une gigantesque église dont la nef est d’une admirable immensité. Une grande cour précède la façade principale, chargée d’ornemens de marbre, de riches pilastres et de balcons qui feraient honneur à la résidence d’un souverain. En gravissant l’escalier le plus riche et le plus majestueux, on croit, en effet, se rendre à une audience royale et non à la retraite de quelques cénobites ; ces degrés, divisés en deux bras surmontés de belles voûtes de stuc ornées de sculptures, se réunissent en un superbe pérystile, et s’élèvent de là jusqu’aux étages supérieurs. Cinquante colonnes de marbre blanc, entourées d’une haute balustrade de marbre, décorent ce péristyle. Là s’ouvrent devant vous d’immenses galeries garnies de tableaux et régulièrement percées de portes qui mènent à l’appartement de chacun des pères. Celui de l’abbé avait été récemment occupé par le marquis del Caretta, venu à Catane pour réprimer l’émeute. Il avait désigné, en partant, une commission militaire pour juger le colonel Danielo, qui n’avait pas réussi à désarmer la population de Catane dans les derniers troubles, et le président de ce tribunal de rigueur, le plus doux et le plus bienveillant des hommes, habitait encore l’appartement du prieur où je le trouvai. C’était le général Luigi Caraffa, l’un des cadets de cette illustre race des princes Caraffa, qui depuis des siècles est en possession de produire de vaillans capitaines, des hommes d’état, des gens d’esprit et des artistes pleins de talent. Je vous ai déjà dit que le général Caraffa avait été remplacé dans le beau commandement militaire de Messine qu’il exerçait, et envoyé à Noto, petite ville du midi de l’île. À son passage à Catane, on lui avait confié la pénible fonction de chef du conseil de guerre qu’il se préparait à présider, et j’ai appris depuis qu’il avait su concilier la rigueur de ses devoirs avec la noblesse de ses sentimens d’humanité. Le sombre appareil de la justice militaire n’était pas fait sans doute pour égayer la gravité d’un séjour monastique ; mais de temps en temps le bruit des bottes éperonnées d’un cavalier napolitain, qui retentissaient sur les dalles, troublait le silence éternel du cloître, et l’apparition de quelques rouges uniformes suisses de la garde du roi variait un peu l’effet monotone des robes blanches et des manteaux noirs des pères bénédictins.

Il n’est personne ayant un cœur droit et chaleureux, que ce cœur se soit brisé ou bronzé aux peines de la vie, comme il arrive à tout homme vers son âge mûr, au dire de Chamfort ; il n’est personne ainsi doué qui puisse visiter un beau monastère, ombragé d’arbres touffus, couvert de grands arceaux, orné de nobles et chastes peintures, sans former le dessein de renoncer au monde, et de partager la sainte solitude de ses habitans. Pour ces hommes-là, une visite aux bénédictins de Catane n’est pas sans danger, ou pour mieux dire sans séductions. L’œil est si satisfait, l’ame si tranquille, la pensée si calme, dans ces galeries, dans ces belles salles où l’on a rassemblé toutes les richesses naturelles des quatre règnes et toutes celles de l’esprit humain ! Virgile, Horace, César, tous les grands écrivains des temps antiques et de l’Italie moderne sont rassemblés sur les tablettes de marbre de la riche bibliothèque, où l’on compte par centaines les curieuses chartes des époques normande et aragonaise, les manuscrits du Xe, du XIe et du XIIe siècle. Des salles entières sont remplies d’objets d’antiquité, de vases siculo-grecs, romains, étrusques, de lampes, de médailles, de statues, d’idoles, de coquilles, de mesures anciennes, de mosaïques, d’inscriptions grecques et latines. Aimez-vous les sciences ? voici les ouvrages de Lister en une édition, où figure sa Conchyliologie, et que Gronovius proclamait sans pareille ; voici les recherches de Knorr avec les magnifiques planches qui les accompagnent ; faites un pas, vous serez parmi tous les savans modernes, et vous pourrez consulter tout à la fois Decandolle, Andrews, Jacquin, Cuvier, et tous les académiciens de l’Europe. Enfn, vous trouverez ici tout ce qui peut animer les loisirs d’une retraite et affaiblir l’uniformité d’une vie ascétique. Celle-là même suffirait, du moins le croirait-on, si l’on s’abandonnait aux impressions qu’on reçoit en pénétrant dans l’église et dans la salle qui la précède, et il semble vraiment qu’on pourrait rester assis pour l’éternité dans les belles stalles sculptées de cette magnifique sacristie, sur lesquelles se projettent, à travers de mystérieuses vitrines et le long d’un éclatant pavé de mosaïques, les ombres odorantes des orangers où se suspend la vigne.

La basilique, bâtie sur le plan d’une croix grecque, et dont les fondemens sont en pierre de lave, est surmontée d’une immense coupole. Trente autels de marbre, disposés autour de l’église, servent, en quelque sorte, de péristyle à l’autel de Saint-Benoît qui est d’une grande dimension, tout de vert antique et orné de délicieuses incrustations. Le plus beau tableau du Morealèze se trouve dans cette église, il représente saint Benoît distribuant des aumônes, et jamais le caractère de la peinture du Morealèze, qui est de faire rêver, n’a mieux atteint son but. Un saint Nicolas, de Niccolo Piccola, deux autres Pietas, de son disciple Tofanelli, sont d’un remarquable coloris, le saint Joseph et la sainte Agathe de Rossi sont aussi dignes de figurer dans ce noble vaisseau ; mais je regrette de n’en pouvoir dire autant d’un saint Grégoire, exécuté par Camuccini pour les bénédictins, qui semblaient me commander l’admiration en articulant avec fierté le chiffre de la rémunération vraiment royale qu’ils venaient d’envoyer au célèbre artiste romain. Il est bon de dire que les bénédictins possèdent un revenu de 50,000 piastres. Aussi, faisaient-ils tracer en ce moment-là un méridien astronomique dont le gnomon, de quatre-vingt-douze palmes d’étendue, devait être réglé par le directeur de l’observatoire de Palerme, le savant Cacciatore, que les pères avaient mandé à cet effet.

Mais le plus bel ornement de l’église du cloître est incontestablement l’orgue doré qu’une heureuse inspiration a placé dans le chœur, à la place qu’occupe d’ordinaire le maître-autel, qui s’élève isolément dans cette partie de la nef, à la manière de quelques églises de Rome. On ne peut se figurer le bel effet de cette ordonnance, qu’augmentent encore la forme svelte et gracieuse de cet orgue, sa dimension immense et la simplicité de ses ornemens. C’est l’ouvrage de Donato del Piano, qui l’a composé de soixante-douze registres, et non de cinquante-cinq, comme le dit par erreur le comte de Borch dans ses lettres sur la Sicile. Sous ce magnifique instrument, dont un des moines avait bien voulu tirer quelques accords en mon honneur, un bénédictin officiait devant le grand autel ; et c’était un charme que de voir avec quelle aisance et quel laisser-aller presque dédaigneux le jeune moine gentilhomme (les moines bénédictins le sont tous, et des meilleures maisons de la Sicile) jetait son Dominus vobiscum à une centaine de villani humblement agenouillés avec leurs femmes et leurs enfans sur les dalles de la noble église.

Lors de la grande éruption de 1669, les deux fleuves de lave qui coulèrent de l’Etna pour envahir à la fois la contrée et la mer, se détournèrent devant la façade postérieure du couvent, et s’éloignèrent après avoir formé une masse de rochers qui s’élève à la hauteur de l’édifice, et qui a couvert les anciens jardins. De l’étage supérieur du cloître, on a jeté un pont qui s’étend sur un profond ravin de lave, et l’on parvient ainsi dans un jardin formé de terre végétale apportée sur la lave. Les allées sont tracées dans la lave même, et leurs bordures sont ainsi des roches noires symétriquement coupées comme le buis taillé dont on borde les allées de nos jardins.

Après avoir vu les bénédictins de San-Nicolò il faut passer, sans s’arrêter, devant les autres édifices religieux de Catane, qui sont cependant très nombreux, ainsi que leur personnel. Aujourd’hui on compte à Catane, outre l’évêque et le chapitre de la cathédrale, deux autres évêques in partibus, et une collégiale de cinq cents prêtres, sans parler du séminaire clérical. Les revenus de l’évêché dépendent du prix du froment ; mais on les porte pour les mauvaises années à 36,000 scudi. Quatre-vingt-douze-églises, trente-une confréries, trente-deux congrégations, sept monastères, où vivent deux cent cinquante moines, avec cent vingt frères lais, et dix-sept couvens ou retraites de clercs réguliers, renfermant plus de cinq cents religieux, telle est la part de Catane dans le dénombrement des établissemens spirituels de la Sicile et de la population des cloîtres siciliens, qu’on porte à vingt mille personnes environ.

Je sortis de Catane un matin au lever du jour, en prenant le chemin de Syracuse. À la porte méridionale de Catane cesse la route que l’on peut parcourir en voiture, le chemin carrozabile, comme on dit en Italie, et dès-lors il faut se décider à voyager toujours à cheval, ou, si le trajet qu’on se propose de faire est très étendu, on se munit d’une lettiga. Mon cortége se composait donc, d’abord d’un fidèle serviteur bien armé qui me précédait à cheval, de ma personne placée provisoirement dans une lettiga accompagnée de deux muletiers à pied et armés de bâtons ferrés, de deux mulets de bât chargés de nos bagages, avec leur conducteur, et d’un domestique sicilien monté sur une mule et conduisant un cheval de main, qui devait me servir au besoin : en tout six personnes, deux chevaux et cinq mulets. J’énumère ce personnel selon la noblesse des races. Cette caravane un peu nombreuse, si l’on songe à la rareté des ressources qu’on trouve sur sa route, et à la pénurie de vivres qui se fait sentir dans les rares auberges, n’était que suffisante eu égard aux dangers de la route. Le prince Manganelli, intendant civil de Catane, m’avait officiellement notifié les règlemens de police à l’égard des voyageurs, auxquels tout recours et toute assistance sont refusés après le coucher du jour. C’est à eux-mêmes de se mettre en sûreté et à couvert durant la nuit : l’autorité les avertit qu’elle cesse de veiller sur les routes dès les premières ombres ; mais il est vrai qu’elle se charge de dédommager les voyageurs des vols dont ils seraient les victimes, une fois le soleil levé. On ne parle pas des assassinats, qui n’étaient pas rares dans les campagnes de la Sicile à l’époque où je les traversai.

Vous avez souvent entendu parler de la lettiga sicilienne. C’est une sorte de chaise à porteur, une boîte en bois mince, vermoulue, jadis peinte et jadis dorée même, dans laquelle on ne peut s’asseoir sans que la tête du patient n’en touche le sommet. Les porteurs sont deux gigantesques mulets, souvent très rebelles. Leur poitrail est muni d’un collier entièrement couvert de clochettes, et c’est au son de ces grelots discordans qu’on se met en route. Deux gros anneaux de fer sont placés latéralement à chaque extrémité de la lettigue ; on y fait passer deux longues et minces barres de bois qui, devant et derrière, dépassent la caisse de la litière de toute la longueur d’un mulet. Ce sont les brancards, et leurs extrémités reposent dans des courroies attachées aux bâts des deux animaux, attelés ainsi l’un en avant et l’autre en arrière de la lettiga. Ces longues barres flexibles suivent, dans leur élasticité, toutes les ondulations du pas des bêtes de somme aux flancs desquelles elles sont suspendues, et chacune de leurs secousses est aussitôt rendue au voyageur en cahots qui lui briseraient la tête, s’il ne s’étudiait à l’incliner à propos. Les deux conducteurs, qui surveillent attentivement chaque mulet, emploient leurs longues perches armées d’une pointe de fer pour les piquer rudement à chaque faute, et ces bâtons leur servent quelquefois à soulever la lettiga, et à la jeter hors des brancards avec celui qu’elle renferme, quand ils désespèrent de retenir les mules sur la pente d’un abîme. Les deux mulets de la lettiga portent en outre un siége, demi-selle, demi-bât, où les guides se placent fréquemment pour les conduire. Ainsi que les djemjiks russes, le guide sicilien parle constamment aux animaux qu’il dirige, et les encourage par de longs complimens.

En prenant le chemin de Syracuse, on entre tout de suite dans la plaine de Catane, la plaine la plus fertile de la Sicile. Elle est coupée de marécages, très basse, et se prolonge, en restant au niveau de la mer, jusqu’au pied d’une gorge de montagne boisée, le long de laquelle on commence à gravir avec peine. Un étroit sentier circule autour de la montagne, et souvent je voyais ma lettiga se balancer sur l’abîme, c’est-à-dire sur la mer qui roulait à quelques centaines de pieds au-dessous de moi. Mes guides, l’œil attentif, et leurs longs crocs en main, se tenaient prêts à renverser la litière du côté des rochers, au premier faux pas des mulets. Au revers de la montagne, nous cheminâmes, sans route tracée, sous des bois d’oliviers qui ne sont pas, comme en Provence, des espèces d’arbustes que la serpe rétrécit encore chaque année, mais de grands arbres ramus, élancés, qui mêlent leur feuillage pâle et élégant à celui des amandiers dont ils dépassent la cime. Du côté d’Augusta, où le sol est moins volcanique, les orangers et les grenadiers couvrent déjà la campagne, traversée par mille ruisseaux bordés de laurier-rose, et arrivés au bord du golfe de ce nom nous vîmes, en nous retournant, le plus magnifique des tableaux.

La route qui se dirige vers le bord de la mer vous conduit à une petite plage que masquent quelques masures. Pour s’y rendre, on marche le long d’une ruelle où se roulent au milieu des plus sales animaux domestiques quelques enfans au teint hâve, au ventre balonné ; on traverse en quelques pas ce sale recoin où s’étalent toutes les misères de la vie du peuple sicilien, et tout à coup l’on se trouve à l’une des extrémités d’un immense hémicycle tracé dans la mer de Sicile, depuis le port de Catane jusqu’au cap Sainte-Croix, devant lequel s’avance la langue de terre où l’on a bâti le fort d’Augusta. La mer de Sicile, semblable à une plaine d’émeraudes, scintillait sous les feux du soleil, la côte se déroulait circulairement, et offrait jusqu’à Lentini, tantôt une longue suite de rochers couverts de bois et de verdure, tantôt de belles anses baignées par les flots. Là commençait à s’élever, par une lente inclinaison, l’immense Etna dont la base s’étend jusqu’à Taormine, et dont la cime figure l’extrémité d’un triangle rectangle perpendiculairement assis sur la mer. Or, imaginez que le côté inférieur de ce triangle ou sa base offre une étendue de quarante milles. Tout le golfe est dominé par cette prodigieuse pyramide, qui élève au-delà des nuages sa tête éclatante de neige, tandis que ses flancs gigantesques se composent de longues et sombres traînées de lave.

Bientôt, aux fûts de colonnes, aux traces de temples antiques, aux amas de pierres de taille, aux ruines éparses sur le sol on sent qu’on approche de Syracuse, la cité favorite des antiquaires, la ville moderne de Sicile qui a tiré le plus de parti de quelques rares vestiges de l’art des anciens. Enfin, après avoir passé devant la tour de Marcellus, distingué les Latomies, et jeté un coup d’œil sur les gradins circulaires d’un théâtre grec symétriquement tranchés par ses diasômes où jadis circulait la foule, on salue Syracuse, où vous attend toute l’antiquité. Nous remettrons à un autre jour, si vous le voulez bien, notre visite à cette cité, qui fut si grande, et qui n’est aujourd’hui qu’un reste de ses anciens faubourgs, véritable débris, étroit, mesquin et délaissé.

Je suis, etc.

****
  1. Voyez la Revue des 15 juillet et 1er  octobre 1838, et du 1er  mai 1840.
  2. Rechies discit thermarum achillarium curatores.