Lettres de voyages/Vingt-huitième lettre
VINGT-HUITIÈME LETTRE
La traversée d’Oran à Carthagène s’est effectuée dans des conditions exceptionnelles, à cette saison de l’année, et la mer pouvait subir la traditionnelle comparaison du vaisseau de lait. Le ciel d’un bleu incomparable et d’une limpidité ravissante était piqué d’innombrables étoiles qui scintillaient comme des poignées de diamants que l’on aurait jetées pêle-mêle dans un immense écrin et sur lesquels on aurait dirigé les rayons d’un feu électrique. La houle longue et paresseuse d’une mer calme produisait un tangage presque imperceptible et balançait mollement le steamer qui filait en laissant derrière lui une traînée lumineuse. Tous les voyageurs réunis sur le gaillard d’arrière, au moment du départ, à neuf heures du soir, restèrent pendant longtemps à contempler en silence la beauté de cette scène inénarrable. Ce ne fut que lorsque la lumière des phares disparut à l’horizon que je songeai à me retirer dans ma cabine pour me reposer un peu, car nous devions arriver à Carthagène vers les sept heures, le lendemain matin.
En effet, le bruit de la manœuvre et les voix des officiers donnant des ordres, nous apprirent de bonne heure, que nous approchions des côtes d’Espagne, et à l’heure indiquée, nous étions à l’amarrage dans un des plus beaux et des plus vastes ports du monde. Quatre montagnes l’entourent en amphithéâtre et sur chacune d’elles s’élève une forteresse imposante et d’antique construction. Carthagène, l’antique cité maritime, fondée par Asdrubal pour former une autre Carthage, est le plus sûr des ports que possède l’Espagne sur la Méditerranée. Cette ville, peuplée aujourd’hui de 80,000 habitants, appartient au territoire de la Murcie. Comme je l’ai dit plus haut, elle est puissamment défendue par la nature et par l’art : une solide enceinte l’entoure et les hauteurs qui la dominent sont hérissées de fortifications. Carthagène a un remarquable arsenal maritime et un grand parc d’artillerie. Son industrie et celle des environs, riches en minerais, comprennent surtout des fonderies, des fabriques de salpêtre, une verrerie, des chantiers de construction.
Les mines qui se trouvent dans presque tout le territoire de Carthagène pourraient être l’objet de spéculations lucratives ; mais les travaux sont mal conduits, nous dit-on, et la main-d’œuvre est chère. On obtient plus de profit à soumettre à un nouveau traitement les amas considérables de scories laissées par les Romains. Quelques-uns de ces gisements de scories sont affermés 30, 40 et 50 mille dollars.
La ville possède peu de monuments importants, mais on trouve çà et là, quelques anciennes inscriptions romaines et carthaginoises. Le climat est délicieux. La température adoucie par la fraîcheur des brises y est très supportable pendant l’été et le froid y est à peine sensible pendant l’hiver. Nous y avons passé 48 heures, avec une température des beaux jours de juillet au Canada. Nous débarquâmes le dimanche matin, vers neuf heures, juste à temps pour admirer une foule endimanchée qui venait assister à la rentrée du paquebot. Les costumes des femmes, aux couleurs brillantes et aux modes exotiques, tranchaient sur les longs manteaux noirs dans lesquels se drapent les caballeros ; et c’était vraiment une scène bien pittoresque que présentaient les quais animés par les allures vives et les conversations démonstratives de ces populations méridionales. Dans l’après-midi, il y eut cirque suivi du dernier acte de rigueur, le toro embolado. On sait que dans toutes les villes d’Espagne, il y a de grandes arènes où ont lieu les courses de taureaux chaque dimanche, pendant la belle saison. Pendant les mois d’hiver, on supprime les véritables combats de taureaux, mais on continue à présenter régulièrement au peuple, comme dessert obligé de tous les amusements en plein air, un taureau dont les cornes ont été rendues plus ou moins inoffensives, en y fixant des boules de cuivre. On lâche l’animal dans l’arène et tous les gamins de l’endroit s’y précipitent. On agace le taureau avec des manteaux aux couleurs brillantes et alors celui-ci fait tout son possible pour se venger sur ses ennemis qu’il poursuit et qu’il atteint souvent sans pouvoir leur faire grand mal, grâce à leur adresse et à leur habitude de ces scènes vraiment comiques. Il arrive quelque fois des accidents, mais rarement, car il se trouve toujours sur place des lutteurs expérimentés qui interviennent lorsque l’animal devient trop dangereux.
Après 48 heures de séjour à Carthagène, nous nous dirigeons vers Murcie, capitale de la province du même nom, et centre d’une des plus riches campagnes de la péninsule. Le parcours de trois heures, en chemin de fer n’offre rien de bien intéressant, jusqu’au moment où on entre dans la huerta, coupée d’irrigations et plantée d’orangers, de citronniers et de mûriers. Cette campagne irriguée d’après le procédé artificiel des Arabes est aussi célèbre que celles de Valence et de Grenade. Murcie ne renferme que peu de monuments intéressants en dehors de sa cathédrale et du palais épiscopal, mais ses promenades le long de la Segura sont délicieuses. Avec une population de 90,000 habitants, Murcie fait un commerce important d’exportation d’oranges, de citrons et de mandarines. On y récolte aussi beaucoup de blé et on y fait l’élevage du ver à soie sur une grande échelle.
La tour de la cathédrale qui compte parmi les constructions les plus importantes de ce genre est haute de 146 mètres — une des plus hautes du monde entier. On monte jusqu’aux cloches par une succession de rampes en pente douce, séparées par dix-huit paliers, sur lesquels on pourrait fort bien conduire un cheval. Un escalier tournant, en pierre, conduit à la lanterne, d’où l’on jouit, sur le pays environnant, d’une vue magnifique.
Nous prenons à cinq heures du soir la route de Ciudad Real et de Cordoue en passant de nuit par Chinchilla, Albacete, et Manzanarès.
Les chemins de fer espagnols circulent avec une lenteur désespérante et un parcours qui se ferait en Amérique en six heures, en prend au moins douze en Espagne. — Et il n’y a pas de sleeping-cars sur les routes du midi, ce qui fait qu’on est forcé à voyager de nuit dans les wagons de première classe qui sont cependant assez confortables ; mais on n’y repose guère.
Nous nous arrêtons pendant trois heures à Ciudad-Real, ville de 12,000 habitants, située dans une plaine d’agréable aspect. Cette ville jadis florissante est aujourd’hui peu animée et des quartiers entiers, autrefois populeux, sont maintenant inhabités. Elle fut le berceau de la Ste. Hermandad. On y remarque la belle église gothique de Santa-Maria-del-Prado ; l’hôpital de la Miséricorde ; la place de la Constitution ; une intéressante porte ; plusieurs couvents et quelques édifices particuliers.
Nous reprenons la route de Cordoue qui est le chef-lieu de la célèbre province de l’Andalousie et nous y restons un jour pour admirer ses monuments antiques. Cordoue est une ville de 45,000 habitants, qui s’élève sur la rive droite du Guadalquivir, à l’extrémité d’un contre-fort de la Sierra Monera, dans une belle et riche contrée. C’est l’une des plus anciennes cités de la péninsule. Elle fut fameuse à l’époque des Maures, autant par son immense population, la richesse de ses monuments, l’activité de son industrie, que par ses nombreuses écoles et ses riches bibliothèques. Il reste de cette splendeur passée un magnifique édifice, le plus beau des monuments religieux élevés par les Arabes sur le sol espagnol, la mosquée de Cordoue, véritable chef-d’œuvre de l’art mauresque. Elle a été transformée en cathédrale chrétienne avec un chœur de style gothique ; elle fut bâtie au VIIIe siècle, par Abdérame. Elle comprend 29 nefs dans sa longueur et 19 nefs dans sa largeur, ensemble somptueux, d’une extrême richesse de décoration, supporté par d’innombrables colonnes de jaspe et de marbres précieux. On y compte plus de 50 chapelles. La merveille de ce monument est l’ancien sanctuaire arabe, le Mihrab, admirablement orné de délicates sculptures et de mosaïques.
Cordoue a conservé l’aspect d’une ville arabe, avec ses nombreuses constructions mauresques et ses rues étroites. Elle est toujours entourée de sa vieille enceinte flanquée de grosses tours. Son industrie, si florissante autrefois, surtout en ce qui concerne le travail du cuir, est aujourd’hui peu animée.
On y remarque plusieurs églises ; le palais épiscopal, orné d’un riche escalier ; les alcazars, dont l’un a été transformé en prison, plusieurs hôpitaux ; quelques couvents intéressants ; la Plaza de Toros ; deux promenades, etc.
Ma prochaine lettre vous parlera de Séville et de Grenade, de l’Alcazar et de l’Alhambra, de ces deux merveilleuses productions de l’art mauresque.