Lettres de voyages/Neuvième lettre

Presses de La Patrie (p. 86-96).


NEUVIÈME LETTRE


St. Hippolyte-du-Fort, 6 déc. 1888.


Le train nous emporte vers les Cévennes, boulevards des guerres de religion, théâtres antiques des terribles faits d’armes de Jean Cavalier, le redoutable chef des Camisards.

Il fait nuit et les deux heures du trajet sont dépensées en causeries intimes avec Chartrand, qui ravive ses souvenirs du Canada, Dans le roulement monotone du train qui fuit, nos voix évoquent les vieux amis d’antan, les douces émotions du passé, les joies et tristesses de la vie, avec les espérances de l’avenir. Nos deux communes patries, la France et le Canada, font vibrer nos âmes à l’unisson, nos cœurs sonnent la note patriotique dans nos poitrines, et il était temps que le train s’arrêtât à St. Hippolyte, car je crois que nous allions pleurer.

Sur le quai, nous reçoit la famille de notre ami : deux dames et une fillette de quatre ans. On nous tend les bras avec une effusion toute méridionale et dix minutes après, nous étions installés autour d’une grande table en train de boire un thé bien chaud, tout comme dans les pays du Nord.

Chartrand habite une grande maison que la légende dit avoir appartenu à la famille des de Lapérouse. Les espaces n’ont pas été ménagés, les couloirs sont immenses, le corridor d’un aspect grandiose, les chambres, vastes, bien aérées, hautes de plafond avec des cheminées monumentales, de grandes croisées à petits carreaux antiques, des caissons ornementés de dessins en relief, de vieilles cimaises en bois sculpté avec un carrellement en briques comme dans toutes les constructions méridionales. L’aspect froid de ces parquets en briques fait un contraste frappant avec les planchers capitonnés de nos maisons canadiennes. Cela nous rappelle qu’ici nous sommes outillés contre la chaleur tandis que chez nous nous avons surtout à lutter contre le froid dans la construction et l’installation de nos demeures.

Un pétillant feu de cheminée égaie notre première nuit sous le toit de notre ami et nous nous endormons tous, bercés par le crépitement du chêne qui éclate sous l’action des flammes.

Le lendemain, je fus brusquement réveillé par les sons stridents d’une trompette embouchée par un gaillard aux puissants poumons. Bientôt après j’entendais une voix de stentor, monotone et chantante, annoncer au public l’arrivée sur place de belles anguilles, fraîches, grosses et à bon marché.

J’accours à la croisée et je vois mon crieur public déployer un autre papier et faire part ensuite pompeusement à la population de la venue d’un marchand ambulant, qui conviait les habitants à venir profiter du bon marché de son déballage.

Je me crus transporté en plein moyen-âge au temps des crieurs public, des héraults d’armes, des hommes du guet proclamant l’heure du couvre feu.

Son boniment terminé, le crieur s’éloigne pour s’arrêter à cent pas plus loin, au coin d’une petite ruelle et recommencer son annonce.

J’appris que cette coutume existe encore dans presque toute la région du midi. Ici, le crieur sonne une cloche avant de parler, là, c’est le tambour qu’il bat, ailleurs, il agite une crécelle. Ces mœurs antiques me frappèrent et vinrent jeter une note diverse dans mon esprit d’américain, habitué aux modernités dans les affaires.

Un beau soleil — un vrai soleil de septembre — chez nous — éclairait la petite ville de St. Hippolyte, quand nous sortîmes pour faire une promenade matinale.

Je fus quelque peu étonné de l’aspect des constructions, du tortueux des rues, des couloirs étroits, sinueux, accidentés çà et là de saillies en pierres, d’arcades massives traversant au-dessus de nos têtes à hauteur des premiers étages, de recoins sombres donnant sur des voûtes mystérieuses, des balcons faits d’une seule dalle avec des grillages en fer forgé, vieux de plusieurs siècles. C’est une orgie de fer et de pierre.

Un numéro très élevé inscrit au-dessus d’une porte attira mon attention, et on m’apprit, que les maisons de la ville, au lieu d’être numérotées par rue comme cela se pratique partout, portent au contraire un numéro spécial et unique, selon une seule série pour toute la ville. Ce numérotage fut, dit-on, institué durant les guerres de religion, au temps où les rues ne portaient pas encore de noms, pour permettre plus facilement les recherches dans les maisons suspectes.

St. Hippolyte-du-Fort est une ancienne forteresse construite d’après le système de fortification de Vauban. Bâtie au confluent de deux petites rivières, le Vidourle et l’Argentesse, elle commande un nœud important de neuf routes carrossables qui convergent dans ses murs. On voit encore de nombreux vestiges de ses anciennes fortifications, entre autres une immense tour ronde, qui sert actuellement d’écurie à l’âne du préposé à l’octroi. Trois de ses faces avaient pour fossés le lit des deux rivières, et la quatrième face était adossée à une montagne infranchissable.

Le réduit central existe encore avec des vestiges de pont-lévis, des meurtrières partout, des mâchicoulis sur tout le pourtour des crêtes crénelées des murs d’enceinte. Cette vieille construction donne à rêver, et m’approchant je vis de joyeux enfants, baignés de soleil, qui jouaient dans les fossés à sec. C’étaient les bébés des bons gendarmes qui habitent tranquillement ce vieux repaire des soudards, des reîtres grossiers et sanguinaires, qui sont venus souiller notre histoire nationale dans les malheureuses guerres de religion.

Les environs de la ville sont très mouvementés. De tous côtés, l’œil se repose sur des montagnes arides, soulèvements informes de roches grises, découpées et dentelées à leurs sommets, présentant une tapisserie brune que festonne le bleu pâle du ciel pur du Midi.

Des ruines altières se profilent encore sur les crêtes. Ce sont les derniers vestiges des châteaux-forts, vrais nids d’aigles, habités par des roitelets pillards qui fondaient dans la plaine et rançonnaient sans façon les paisibles caravanes du menu peuple.

Le pays est ici divisé en deux clans bien marqués, les catholiques et les protestants. On vit en assez bonne intelligence, mais les haines sont encore vivaces et il suffit d’une étincelle pour les raviver et leur donner un ton agressif, qui, aux époques troublées, amène parfois l’effusion du sang.

Le curé doyen de St. Hippolyte-du-Fort est un brave homme, très estimé des deux partis, intraitable sur la question de principe, d’une certaine rudesse d’apparence, mais très charitable, désintéressé, d’une sobriété extrême, n’ayant rien à lui, tout pour ses pauvres. Il implore les riches avec autorité et trouve moyen avec une poignée de fidèles de faire des œuvres de charité remarquables. Il donne aux malheureux avec délicatesse, sauvegarde leur dignité dans ses aumônes — vertu très rare dans un pays où la vanité personnelle joue un si grand rôle.

Je me proposais d’aller faire visite à cet honnête homme et j’en fus empêché par des circonstances indépendantes de ma volonté, mais j’irai certainement lui présenter mes respects à mon retour au printemps. Je tiens à rendre hommage et à serrer la main à un si bon prêtre, qui a su dans un pays aussi divisé, s’attirer l’estime de tout le monde.

En rentrant, nous trouvons des invitations à dîner chez le commandant Stoëckel, de l’école militaire. J’allais ainsi renouer une vieille connaissance ébauchée en 1886, à Paris, lors de mon précédent voyage.

Le lendemain soir, une partie du personnel militaire et civil de l’école se trouvait réunie autour d’une table somptueusement servie. La fanfare des élèves de l’école jouait pendant le repas. Le menu du dîner et le programme de la musique avaient été dessinés pour la circonstance, par le professeur de l’école, et au salon, après dîner, les jeunes gens nous chantèrent les joyeusetés du jour, les musiciens nous jouèrent des morceaux de leur composition et la soirée se termina gaiement.

J’examinais le commandant Stoëckel. C’est un homme dans la quarantaine, d’une forte stature, une tête énergique assise sur des épaules vigoureuses, une figure caractéristique avec des yeux vifs et intelligents. Engagé volontaire à dix-huit ans, il était capitaine et décoré huit ans après. La guerre de 1870 l’a certainement favorisé, mais il a hardiment payé de sa personne. Blessé, fait prisonnier de guerre, il parvint à s’échapper des mains de l’ennemi, et reprit du service. On ne tarda pas à le nommer capitaine et à le décorer. Il avait vingt-six ans. Plein d’ardeur, toujours actif, le premier aux endroits dangereux, il justifia amplement le brillant avancement et les faveurs qu’il reçut du Gouvernement de la Défense Nationale. Pendant quinze ans, il resta capitaine et en 1886, le Ministre de la guerre, alors le Général Boulanger, l’appelait au commandement d’une des écoles militaires préparatoires en voie de création. Il donnait ainsi un poste important à un homme d’élite. Ce qui m’étonne, comme étranger, c’est de voir que cet officier distingué n’ait pas encore reçu la rosette de la Légion d’honneur. Je sais qu’il est proposé pour cette haute distinction et j’espère que le gouvernement français ne lui fera pas longtemps attendre une récompense si bien méritée.

Le lendemain de nouvelles invitations nous convoquaient à déjeuner chez le maire, Monsieur Clauzel de St. Martin-Valogne. Inutile de dire que la chère était excellente, le service bien fait. Monsieur le maire nous reçut dans sa magnifique habitation, grande et vaste, avec terrasses et parterres en fleurs.

Monsieur Clauzel de St. Martin-Valogne, outre ses fonctions de maire, remplit aussi le mandat de conseiller général de son département. Son nom est intimement lié à la création des Écoles Militaires préparatoires en France. Ayant pris connaissance des décrets qui prescrivaient l’établissement de six de ces écoles sur le territoire français, il conçut de suite le projet d’en avoir une dans la ville de St. Hippolyte-du-Fort, qui ne compte guère plus de 4,000 habitants. C’est dire que la tâche était des plus difficiles. Après une lutte acharnée à la suite de difficultés sans nombre, il fut assez heureux pour faire accepter par le gouvernement un immense terrain sur lequel était construit une magnifique école ; le tout, don de la ville qui s’était imposée pour la somme considérable de $120,000. Il faut dire encore que Monsieur Clauzel de St. Martin-Valogne avait à lutter contre des difficultés intestines et des rivalités du dehors. Plusieurs municipalités avaient également fait des offres analogues à l’État. Au jour de l’inauguration, qui fut faite par un membre du gouvernement, le maire de St. Hippolyte pouvait légitimement espérer que le gouvernement saurait loyalement reconnaître les services qu’il avait rendus. Il n’en fut malheureusement pas ainsi et nous croyons cependant que l’État ne tardera guère à récompenser le dévouement d’un homme, qui a consacré quatre ans de sa vie et ses deniers à mener à bonne fin une œuvre appelée à rendre de si grands services à l’armée.

Nous passâmes des heures bien charmantes dans la famille de Monsieur Clauzel. La mère, vieille dame aux allures de noble douairière d’antan, la parole facile, instruite, gracieuse et bien renseignée nous fit les honneurs de sa maison avec une simplicité de bon ton. Aidée par la jeune madame Clauzel, femme de cœur et d’esprit, elle nous fit admirer toutes les antiquités que renferme leur superbe manoir ; et en prenant congé de ces aimables personnes, dont l’hospitalité avait été si cordiale, nous éprouvions un sentiment de profond regret de ne pouvoir rester plus longtemps.