Lettres de Rabat (1907)

LETTRES DE RABAT
(1907)

En septembre 1907, le Sultan du Maroc Moulay Abd-el-Aziz était à Rabat. Depuis le débarquement de l’Empereur Guillaume à Tanger en 1905, il avait flotté entre l’influence allemande et l’influence française. Mais il semblait entièrement revenu à la France et cherchait auprès d’elle un appui dans la situation si critique où il se trouvait. Son frère Moulay Hafid venait de se déclarer contre lui et avait été proclamé Sultan à Marrakech. La population de Fez, très attachée aux traditions et très frondeuse, mécontente des allures européennes et modernes adoptées par Abd-el-Aziz, témoignait d’un loyalisme des plus douteux. Le Sultan était réellement aux abois. Il hésitait entre les divers partis à prendre, soit regagner Fez et y chercher un solide point d’appui, soit marcher sur Marrakech contre Moulay Hafid. Mais quoi qu’il décidât, il lui manquait l’essentiel, de l’argent et une armée. Il avait pendant sa minorité laissé dilapider le trésor amassé par son père. Ses troupes, sans solde, sans organisation, étaient en décomposition.

Depuis quelques semaines le petit corps expéditionnaire du général Drude occupait Casablanca, mais, sans effectifs et sans moyens d’action, était hors d’état d’en sortir et ne s’y maintenait qu’à grand’peine en combattant chaque jour contre les populations soulevées de la Chaouïa, derrière les-quelles commençait à apparaître Moulay Hafid.

C’est alors que le Gouvernement français décida d’envoyer notre ministre à Tanger, M. Regnault, en ambassade à Rabat » pour y prendre contact avec le Sultan et aviser sur place aux mesures à prendre.

Je commandais depuis huit mois la division d’Oran. La frontière algéro-marocaine subissait depuis longtemps le contre-coup de l’anarchie qui déchirait l’Empire du Moghreb. Pour y maintenir la sécurité, il fallait intervenir constamment sur ces confins où les tribus algériennes et marocaines s’enchevêtraient, sans statut défini. Ces interventions, dont la plus importante avait été l’occupation d’Oudjda, en mars, donnaient lieu à des conflits incessants, non seulement avec les autorités chérifiennes, mais aussi parfois avec la Légation de Tanger, qui recevait directement les réclamations du Makhzen.

M. Regnault, très loyalement désireux de mettre fin à ces désaccords et d’assurer l’unité de l’action française à l’égard du Maroc, demanda que je fusse adjoint à son ambassade. Il tint à y avoir également, pour des motifs analogues, l’amiral Philibert, qui commandait notre division navale devant Casablanca.

C’est de cette mission que j’envoyais à mon cher correspondant habituel Eugène-Melchior de Vogué le récit journalier qui va suivre. Il n’a d’autre intérêt que de donner, je crois, la dernière vision qu’on ait eue du pouvoir chérifien avant ses dernières convul-sions et l’établissement de notre Protectorat.


LYAUTEY.


5 octobre 1907.

À bord du Desaix, entre Alger et Tanger.

Au vicomte Eugène-Melchior de Vogué.


Mon cher ami,

Eh bien ! me voici lancé sur la route de Rabat, en sous-ambassadeur. Si vous le voulez, je vais reprendre ma vieille habitude du Tonkin et de Madagascar, et noter pour vous la vision journalière, sous la réserve que vous me ferez l’amitié de me garder ces notes, car je n’en prendrai certainement pas d’autres.

Ce fut une vraie surprise : il y a huit jours, un télégramme du ministre de la Guerre, bref et sec comme toujours, — c’est la manière du titulaire actuel, — m’enjoignait de m’apprêter à partir pour faire partie d’une mission dirigée par M. Regnault. Un officier supérieur et deux capitaines m’étaient adjoints ; j’avais le choix des capitaines, le ministre se réservant d’envoyer directement de Paris l’officier supérieur. Je désignais mon officier d’ordonnance, le capitaine de tirailleurs Poeymirau, et le capitaine d’artillerie Delmas de mon état-major. Le jour même de mon départ, j’apprenais que l’officier supérieur désigné était le commandant Larras, de l’ancienne mission marocaine, attaché au cabinet du ministre.

Je vais là-bas sans enthousiasme : — j’ignore absolument ce que j’y vais faire, quelle est la mission de M. Regnault. Va-t-il, tout en saluant le Sultan, lui garantir notre appui sans réserve, lui promettre notre concours pour le rétablissement de son autorité sur tous les points du Maroc ? Or, en ce qui concerne la zone qui confine à l’Algérie, celle que je connais, nulle politique n’est plus contraire à nos intérêts. C’est chez les adversaires du Maghzen que se trouvent tous les éléments favorables à l’ordre, à la sé-curité, à l’accession de notre influence, et, au contraire, les autorités chérifiennes et les tribus maghzéniennes y syndicalisent tout ce que nous avons à combattre. Il peut donc sortir de cette entrevue de Rabat l’accentuation d’une politique à laquelle je ne puis m’associer. Du reste, en sortira-t-il seulement une poli-tique quelconque ? Nous sommes tellement mal engagés ! La partie n’est-elle pas compromise d’avance ? Ne sera-ce pas un geste d’apparat et d’impuissance après tant d’autres : demi-gestes plus nuisibles qu’utiles, comme Oudjda, comme Casablanca [1], faits uniquement pour la galerie électorale et parlementaire, sans tenir nul compte des réalités locales et des résultats efficaces ?

Je ne vois à ce voyage que deux bons côtés : d’une part, la détente, le pittoresque, le côté « vacances » dont j’ai si besoin ; d’autre part, l’occasion de sortir un peu du vide où je patauge depuis un an, de voir de près M. Regnault dont j’ai bonne impression, de causer à fond avec lui, en jouant cartes sur table, en ne craignant pas de préciser nos désaccords même, de façon, si possible, à en revenir fixé, et à voir en toute connaissance de cause s’il me reste une œuvre utile à faire sur cette frontière, ou si vraiment, la partie française y étant perdue, je n’ai plus qu’à m’en aller. Il me semble que je viens jouer là ma dernière carte africaine, et que ce qui en résultera pour moi, ce sera ou la prolongation de mon bail oranais, ou mon retour en France.


Embarqué hier à Alger à bord du Desaix, croiseur envoyé de Tanger pour me chercher.

Le repos du bord, que vous savez, cette délicieuse sensation de la rupture des sujétions ; plus de télégrammes, plus de courrier pendant trente-six heures au sortir de la fournaise du service d’Oran. L’hospitalité large et empressée du commandant Lahalle, capitaine de vaisseau, de tous ses officiers, qui font aux miens l’accueil accoutumé. J’ai emmené avec moi le professeur Gentil, compagnon de Mauchamp à Marrakech, d’où il sortit avec sa vaillante femme au prix de mille périls ; depuis trois mois, ce ménage d’explorateurs stationne dans mon domaine, entre Oudjda, Berguent et Figuig, et Gentil, convoqué par M. Regnault, a laissé sa femme à Oudjda, pour m’accompagner jusqu’à Tanger.

Un nuage assombrit cette journée à bord. On ne peut plus causer un quart d’heure avec un officier de marine, sans être étreint par l’angoisse de la ruine de notre flotte. C’est le désastre. Dieu sait si notre armée de terre souffre, mais le mal y est surtout moral, et l’on sent qu’il suffirait d’un ou deux ans d’un régime réparateur pour nous remettre à flot. Mais ici, outre le mal moral qui est pire peut-être, il y a le mal matériel dont la guérison deman-derait des milliards que nous ne trouverons plus, et la destruction de routines et de procédés que les plus révolutionnaires des ministres n’ont pu entamer. Et j’entends défiler tout le chapelet que vous connaissez, hélas ! le N*** qui a coûté 26 millions, et qui est inutilisable en guerre ; un vice irréparable dans la construction des chaudières lui donne un maximum de vitesse de 14 nœuds ! pour un croiseur qui ne devrait pas en faire moins de 22 ; artillerie de calibre insuffisant, et d’ailleurs absolument inutilisable : toutes les culasses sans exception ont le même défaut effroyable, le percuteur, qui déclenche dès la fermeture si elle se fait vite, déterminant le coup et par suite l’éclatement de la culasse. C’est su, archi-su, il suffirait de quelques mois, d’une dépense minime pour faire repasser toutes les culasses en manufacture et leur adapter un excentrique qui remédiât au mal, et on ne le fait pas. Les neuf dixièmes des obus du bord à détruire : poudres trop vieilles. Interdiction absolue de se servir des obus à explosifs, parce qu’il est consta-té que, par suite d’un vice de construction et d’une erreur de calcul, ils éclatent avant la sortie du canon. Et ainsi de suite, sans répit. Et les gémissements sur les six nouveaux cuirassés, votés, déjà en construction, qui seront terminés dans six ans, coûteront 300 millions, un tiers de milliard, et sont ratés d’avance, pour des raisons qu’on me précise ; et, conclut un officier, ce sera la faillite définitive de la marine française, car jamais une Chambre ne consentira dans l’avenir à renouveler un pareil effort lorsqu’on saura que ces 300 millions ont été gaspillés en pure perte, et qu’on le savait d’avance. Et la doulou-reuse énumération des causes de tout ce mal : absence d’unité de direction ; multiplicité et rivalité des organes constructeurs ; les divers éléments d’un navire établis séparément par des corps qui ne communiquent pas entre eux et se jalousent, — et la dissolution des arsenaux, et l’indiscipline, etc.. etc.. et, comme chez nous, la conclusion consolante, et navrante à la fois, que le corps des officiers combattants continue à renfermer des res-sources illimitées, un entrain, un désir de bien faire, une foi, qui résistent à tout, et que les équipages dans leur ensemble demeurent excellents : mais à quoi bon !

6 heures soir. — On m’appelle sur le pont. Les « colonnes d’Hercule » ouvrent leur embrassure, et le soleil, comme un boulet rouge, y tombe dans l’Atlantique. Vous me dispenserez du développement, n’est-ce pas ? En ai-je collectionné des couchers de soleil, de Singa-pour à Stamboul, de l’Océan Indien au Sahara ! Mais je suis décidément réfractaire à la satiété, et devant les jeux divins de l’eau et de la lumière, je garde l’enthousiasme de mes vingt ans.

Et voici les lumières de Tanger.


11 heures soir, à bord de la Jeanne d’Arc.

Dans la nuit, on nous a transportés de bord à bord. M. Regnault nous attendait sur la Jeanne d’Arc, impatient de partir. Il s’agit, parait-il, de devancer les Espagnols ; la journée s’est passée en manœuvres, démarches, préparatifs, et Regnault nous attendait avec anxiété. A peine étions-nous à bord qu’on a appareillé. Le Pélayo et la Numancia sont toujours là : rien n’y bouge. Allons, nous serons bons premiers auprès du Sultan ! C’est là, je crois, ce qu’on appelle une « victoire diplomatique. » Je garde tout de même plus de confiance dans l’efficacité d’un « Marengo, » voire même d’un simple « Isly, » mais ce n’est plus de mode, chez nous du moins.

Présentation réciproque de nos « maisons. » M. Regnault est accompagné de MM. Jessé-Curely, secrétaire d’ambassade » Borel, attaché, deux interprètes français, un interprète indigène Si Kaddour ben Gabrit, personnage des plus connus d’Alger à Tanger, et que je recevais naguère dans mon cabinet d’Oran, le capitaine du génie Guiot, le médecin militaire Fournial.

La Jeanne d’Arc est commandée par le capitaine de vaisseau de Sugny, qui fut pendant quatre ans attaché naval à Berlin.

Dès ce soir, longue causerie avec M. Regnault. Bon début. Beaucoup de confiance, impression de simplicité, de netteté et de bon sens. Pas de complexités. Allons, on pourra au moins causer. C’est déjà cela. C’est lui seul qui m’a demandé avec insistance ; il a voulu, dit-il, en me montrant en chair et en os au Sultan, dissiper la légende du « croquemitaine, » et surtout la légende « est-ce une légende ?) de l’antinomie algéro-marocaine, de la dualité d’action française. En montrant ici la main dans sa main la « bête noire » du quai d’Orsay, il veut prouver qu’il n’y a sur la terre d’Afrique qu’une France et qu’on n’y veut et n’y fera à l’Est du Mogreb que ce qu’on y voudra et fera à l’Ouest. Allons, je veux bien, et en tout cas, c’est très gentil de sa part ; mais je crains que cette bonne volonté et cette confiance, qu’il me marque en termes sympathiques, lui soient bien personnelles, et qu’il reste en-core dans la maison du coin du quai des seigneurs qui préfèrent voir le Maroc à n’importe qui, plutôt que d’y admettre une intervention algérienne.


Rabat. Dimanche, 10 heures soir.

Dans la maison d’un notable, réquisitionnée par le Maghzen pour la mission militaire et préalablement évacuée par son propriétaire, nettoyée, blan-chie. Vous connaissez, homme d’Orient, le décor amusant, la cour intérieure, les pavés et les revêtements de faïence, les lourdes portes aux sobres dessins géométriques, les gonds et les verrous cossus ; pas de meubles, — la profusion des nattes et des tapis, — on a installé à la hâte des lits requis chez les Européens, des tables, qu’il faut démolir et reconstruire pour les faire passer dans l’escalier étroit ; les chaises (l’éternel modèle viennois en bois tourné, qu’on trouve aujourd’hui chez les sauvages comme dans les restaurants de banlieue ;) demain, il y aura des lampes ; ce soir, il n’y a encore que de lourds et nobles flambeaux en cuivre, où brûle de la cire jaune.

Nous avons mouillé à huit heures du matin, mais il a fallu attendre jusqu’à midi pour débarquer, que la barre fût praticable. C’est la « scie » de Ra-bat, cette barre capricieuse qui peut vous bloquer pendant des semaines. Deux bateaux en rade, le Gueydon et la Gloire battant pavillon de l’amiral Philibert. Il monte à bord, apportant des nouvelles chaudes de Casablanca, les amitiés de Drude, de tous les camarades de là-bas, où j’ai tant des miens et des plus chers, et jusqu’au déjeuner les récits vont leur train ; — nous en recauserons. — Son premier mot est pour me dire qu’on m’y attend et me le répéter avec une insistance et une chaleur qui ne me laissent aucun doute sur l’accueil qui m’y serait fait. Chose curieuse, cela avait été également hier soir le premier mot de M. Regnault. Je leur ai fait comprendre que c’est impossible, et que précisément parce que ce sont en majorité des troupes de ma division, Drude compris, argument principal qu’ils mettent en avant pour m’y entraîner, je me refuse au contraire péremptoirement à y aller. Drude est à Casablanca général en chef, ne relevant que du ministre ; il n’y a plus là ni brigadier ni troupes d’Oran, mais des troupes à lui, et, à aucun titre, je ne dois ni ne veux paraître y aller en contrôleur, ou inspecteur en chef.

Le consul, M. Leriche, est venu à bord, en habit brodé, chapeau à plumes, et tous les diplomates, ministre en tête, sortent successivement de leurs cabines en fracs dorés, bicornes. Pour ce premier acte, militaires et marins sommes simplement en petite tenue.

Trois quarts d’heure de « barquasse ; » les rameurs chantent, la barre n’est pas trop méchante, quelques secousses et nous voici sous les vieux murs de Rabat, baignant dans la mer. Ah ! c’est très beau ! — de hautes murailles rouges, demi-ruinées, trouées, chevelues. De vraies eaux-fortes de Piranesi. Au détour de ce décor moyen âge, la ville apparaît, blanche, étagée, avec les minarets en panache ; le quai chatoie de population ; on accoste ; l’armée rouge des réguliers, la musique du Sultan, — ô nos oreilles ! — des chevaux selles à l’arabe (nos harnachements sont encore dans la barre), et c’est l’entrée, assez grotesque, si on la détaille, mais la lumière et la couleur sauvent tout. A travers des « rues du Caire » grouillantes, on arrive à la maison réservée au « Bachadour. » La charmante résidence : cours fleuries, jardins, canaux, vasques de marbre, eaux jaillissantes ! Nous sommes re-çus par Si Sliman, ministre des Affaires étrangères. On va avant diner lui rendre sa visite dans le même appareil, et c’est tout pour aujourd’hui.

Une inondation de journalistes ; nous ne pouvons faire un pas sans trouver leur groupe compact. Nous avons beau nous dérober, ne pas dire un mot ; nous verrons nos inter-views paraître en manchettes. C’est couru.

Segonzac est ici. Il sort de chez moi, sympathique et séduisant comme toujours.

M. Regnault avait prévu que, suivant la tradition, nous n’aurions pas notre audience avant trois jours, délai rituel nécessaire pour nous « purifier, » et voici qu’on nous annonce que c’est pour demain matin à dix heures. Sortons les grandes tenues et les harnachements de velours et d’or.


Lundi 7 octobre, 10 heures soir.

Ce matin à neuf heures un quart, le Caïd méchouar « introducteur des ambassadeurs) venait nous prendre chez le ministre. Nous partons toutes voiles dehors. Les cavaliers du Maghzen nous précèdent, fusil haut, puis un caïd mia (chef de bataillon), sabre au clair ; le ministre, l’amiral Philibert et moi, la suite. Nous avons trouvé d’assez beaux chevaux fort honorables : j’ai choisi un bai brun très doublé, que mon harnachement de grande tenue habille bien. Une escorte de réguliers en haie. C’est la section instruite par les Allemands à Fez, culotte verte, veste rouge, des fusils Martini assez bien entretenus. Le Sultan nous attend dans une de ses villas, simple pied-à-terre, à 1 500 mètres de la ville, au bord de la mer. La route, longeant la côte, est charmante. Nos trois grands bateaux, Jeanne d’Arc, Gloire, Gueydon, au large donnent une impression de force qui souligne au mieux notre promenade ; la matinée est radieuse.

Une enceinte, une grande cour remplie de troupes en haie ; pied à terre : une cour en, terrasse sur la mer, le ministre des Affaires étrangères. Un pavillon très simple, un petit escalier, où l’on monte un à un ; deux petites salles, d’une maison arabe quelconque, blanchies à la chaux, sans aucun ornement, sans aucun meuble. La première est vide ; dans la seconde, en face de la porte, sur un petit canapé de reps bleu très usagé, Abd-el-Aziz est assis. Et dans ce cadre d’une telle sobriété, le grand protocole des cours, les trois saluts, le rangement hiérarchique des missions. Au-près du Sultan, cinq ou six personnages, ses ministres, tous uniformément vêtus de blanc, sans aucune distinction extérieure. Tout le monde est debout. Le ministre de France lit et remet les lettres de créance, enfermées dans une gaine de satin bleu. Il lit ensuite le petit discours, préparé et pesé mot par mot. Le Sultan en a eu communication la veille, et a préparé sa réponse. Il la murmure tout bas, phrase par phrase, à l’oreille de Ben Sliman, qui la répète à l’interprète Si Kaddour Ben Gabrit. Celui-ci traduit. Vous lirez cela dans les journaux. M. Regnault offre ensuite la Grand-Croix de la Légion d’honneur enfermée dans un écrin de maroquin, que le Sultan brûle visiblement d’ouvrir. Présentation des membres de la mission. L’amiral nomme ses marins, moi mes officiers. On se retire à reculons en saluant trois fois, on redégringole le raidillon d’escalier, on retrouve les chevaux, l’escorte et, dans la cour, avant de se remettre en selle, les effusions des ministres restés muets devant le Sultan. C’est le Grand Vizir, d’abord, vieillard croulant ; puis Si Sliman, dont les yeux et les lèvres pétillent de finesse et de malice. Guebbas fils, intérimaire du ministère de la Guerre (!), ensorcelé lors de l’ambassade de son père par une hôtelière d’Alger ; d’autres seigneurs. C’est fini, et cela n’a pas duré plus de vingt minutes.

L’amiral Philibert exulte en tirant sa montre ; il a juré de repartir pour Casablanca aujourd’hui : il aura le temps encore de passer la barre, qui n’est plus praticable après deux heures.

Hier, dès mon arrivée, j’avais dit à M. Regnault mon vif désir d’avoir ici avec moi le capitaine Berriau, que vous vîtes chez moi un matin à Paris, le confident intime de ma politique oranaise, le plus documenté de mes collaborateurs en choses indigènes, si dévoué, sûr, sincère et clairvoyant, parti pour Casablanca à la tête du goum. Je savais que Drude ne ferait pas d’objection à ce court déplacement. Un mot de l’amiral par la télégraphie sans fil, et voici qu’il m’arrive en torpilleur. Il débarque au quai où je rembarque l’amiral. Grande effusion : j’ai une telle joie à donner l’accolade à ce cher garçon qui vient avec ses goumiers de faire tant d’honneur à mon « équipe ! » Il n’y a pas eu depuis deux mois un « retour de Casablanca » passant par Oran, qui n’ait chanté leurs louanges ; ils tiennent le record : j’en suis très fier, car lui, ses deux lieutenants, ce sont vraiment mes fils, — je connais presque tous leurs goumiers un à un ; — et Berriau nous captive à nous raconter la bravoure de ses « irréguliers, » leur entrain, leurs fantaisies, leurs commentaires, les apostrophes homériques qu’ils échangent en combattant, la spontanéité primesautière de ces grands enfants, dont rien n’a changé l’âme depuis les temps chevaleresques, et qui vont au feu comme on va à la noce.

Cet après-midi, débarrassé des oripeaux officiels, en leggins et en veston, j’étais monté à cheval avec Berriau et Delmas en petite tenue pour aller faire le touriste. Je passe chez le consul pour le prendre comme il était convenu. Ma stupéfaction en y arrivant d’apprendre de lui qu’il m’emmène chez le Sultan, et comme je lui montre ma tenue plus que négligée, pensant qu’il plaisante, il réplique que c’est tout à fait dans la note, que le Sultan vient de lui faire dire qu’il voulait voir dans l’intimité M. Regnault et moi, et que nous allons prendre en passant le ministre, lui aussi en veston et en leggins. Allons, soit, mais c’est inattendu. Et nous voici avec M. Regnault, Jessé-Curely, le consul et mes deux officiers, sans aucun cérémonial, sur un chemin de faubourg, bordé de jardins, de fontaines, allant au Palais (?) du Sultan, à l’Est de la ville, cette fois en pleine campagne. Un grand mur, une porte, un vaste espace, vrai champ de manœuvres, où des troupes sont campées ; au fond des bâtiments d’habitation, l’aspect d’une ferme, la résidence d’un leude franc, rustique et primitive. Un jeune nègre superbe nous attend au seuil d’une cour, une dernière porte s’ouvre, et c’est une apparition de la Bible, une longue terrasse pavée de mosaïque, dominant des jardins, longeant un bassin en hémicycle où l’eau susurre, et seule, au fond de cette terrasse, la silhouette blanche d’Abd-el-Aziz nous accueillant d’un geste amical. Et nous nous trou-vons, sous un joli péristyle de très pur style arabe, familièrement assis, sans aucun apparat, tous les six autour de lui, sans un témoin indigène, avec le consul pour interprète. Et ç’a été une heure et demie de causerie, dont le ministre de France faisait les frais. Oh ! ce n’était pas palpitant ; d’un accord tacite les affaires étant pour cette fois encore écartées. Et M. Regnault se battait les flancs pour trouver les banalités opportunes, télégraphie sans fil, automobiles, ballons dirigeables, Paris, récits de chasse, pour ce pauvre grand enfant intelligent sans aucun doute, intéressant et pitoyable. Il avait apporté précieusement enveloppée la Grand-Croix de la Légion d’honneur, dont il a fallu lui expliquer les inscriptions, les symboles, le mode d’attache. Je lui ai servi une petite histoire de l’institution de l’ordre par Napoléon, la revue où il distribua les premières croix (c’était au Champ de Mars, mais je l’ai collée à Boulogne, au bord de la mer, ça faisait mieux.) Il paraît que je le préoccupe un peu, le « croquemitaine » de la frontière. Je lui ai dit en sortant une phrase rassurante sur le bon concours qu’il trouverait chez moi pour le rétablissement de l’ordre dans l’Est de son Empire. Et nous revînmes à la nuit, sous la belle nuit, précédés par des lanternes à travers les rues amusantes.


Jeudi 10 octobre, 11 heures du matin.

Je descends de cheval : promenade de touriste au hasard, avec mes fidèles. Mon Dieu, que c’est bon d’être en vacances ! Voici trois jours sans un courrier, sans un télégramme. La mer est mauvaise et la barre infranchissable : rien ne peut passer ; nous sommes bloqués. Le Gueydon est au large ; il a tout plein de paperasses pour nous ; il nous le signale, mais tous les efforts sont vains pour nous les faire parvenir ; — qu’il les garde ! — Voilà des années que je ne connais plus cette coupure avec le monde extérieur, et c’est le vrai repos, le bain de cerveau ; j’en jouis délicieusement.

L’an passé, quand je voulais me reposer, en Lorraine, pas un jour ne s’est écoulé sans qu’un odieux télégramme jaune vint me raconter une histoire sud-oranaise. Ici, plus rien. Aussi faut-il me reporter aux voyages de ma jeunesse, pour retrouver la liberté d’esprit avec laquelle je savourais ce matin le charme de la lente chevauchée parmi les visions d’Orient, que vous aimez comme moi. Oui, l’Orient, — bien que nous soyons sur l’Atlantique, en plein Occident géographique, — c’est bien lui, toujours le même : vieux Stamboul, Smyrne, les recoins du Caire, Zanzibar, Rabat, c’est toujours l’immuable Islam, pétrifie dans son rêve irré-ductible.

Vous avez bien une carte du Maroc ; vous y voyez que Rabat est à l’embouchure de l’oued Bou-Regreg qui baigne le pied des maisons, tandis qu’au Nord la mer bat le pied des vieilles murailles. — De l’autre côté, Salé, la douce ville aux jardins, qui s’étale mollement sur des ondulations légères en face de Rabat, farouche et guerrière. Le « Roumi » y est à peine toléré, cantonné dans une seule rue, où s’entassent côte à côte la douane, les consulats, la mission franciscaine espagnole, les auberges, les mercantis ; et encore, cette implantation ne s’est-elle faite qu’aussi dis-crète que possible. — Pas le moindre cadre européen. — Rien, grâce à Dieu, qui évoque la « maison de rapport ; » tout cela s’est collé dans les maisons arabes sans les altérer, et n’étaient les écussons des consulats, les vestons et les panamas qui apparaissent aux seuils, rien ne distinguerait cette rue des autres.

Nous sommes allés d’abord au saillant de l’embouchure du fleuve, à la pointe de la casbah des « Oudaïa, » vieille casbah du moyen âge, remplie des vestiges de la plus noble architecture mauresque : les monuments de Rabat sont connus, comme vous le savez : ce sont les frères de ceux de l’Andalousie. La porte monumentale de la Casbah des « Oudaïa, » la décoration de son tympan, les tours crénelées, sont de l’art le plus pur, et les teintes rouges parées de verdure sombre que leur ont données les siècles s’opposent à la blancheur éclatante de la ville.

Mon Dieu, que cette ville est blanche ! C’est à se demander si on l’a repeinte pour l’arrivée du Sultan, tant cette blancheur des minarets, des ter-rasses, des coupoles est immaculée. Au fond, au Sud, derrière les dernières terrasses blanches, surgit une grande tour rouge, carrée, qui domine tout. C’est la tour « Hassan, » la sœur de la « Giralda » de Séville, construite par le même architecte, vestige inachevé des splendeurs disparues. Nous y allons en sortant de la ville par les rues marchandes, où le « caïd mia » (lieutenant de la Garde du Sultan) qui nous guide et nous protège, a peine à écarter des pieds de nos chevaux la foule grouillante. Des échoppes sombres que vous connaissez, toujours les mêmes, à Stamboul comme ici, où tout voisine pêle-mêle, boucheries et selleries, les marchands d’armes et les fabricants de babouches, le quartier juif, isolé par une double enceinte, où vivent, dans l’abjection et la crainte perpétuelle, ces gens vêtus de noir par ordre, chaussés de babouches noires. Et tandis que tout à l’heure on murmurait au passage du « roumi » et que les yeux se détournaient, ici on nous salue, on nous sourit, on nous envoie même quelque « bonjour » en français, puisqu’il est entendu que partout, dans cet Islam africain, nous sommes le protecteur du Youdi.

Mais voici que la porte de la dernière enceinte ouvre sur le ciel bleu, si bleu, son grand arc en fer à cheval, et c’est la campagne, l’exquise campagne, sans tramways, sans usines, sans l’ignominie suburbaine qui déshonore nos villes arabes d’Algérie. Les chemins au tracé fantasque, bordés d’aloès et de cactus, courent entre les vignes et les champs d’orge. Un bon galop, détendu et libéré, et nous voici au pied de la noble jumelle de la « Giralda » sur une vaste terrasse, où des arbustes et des plantes folles sortent les colonnes décou-ronnées qui tracent encore les contours de la grande mosquée inachevée. Et cette terrasse est délicieuse ; c’est un de ces coins dont le souvenir se grave pour toujours, un de ces moments de halte reposée dont le voyageur emporte désormais la vision avec lui, vous le savez bien, et où il vient se recueillir, les yeux fermés, aux heures trop lourdes. Nous avons mis pied à terre ; des gamins prennent les chevaux. A nos pieds les deux villes, Rabat, Salé, l’estuaire, le large, et on laisse l’heure couler dans la lumière, dans l’indolence, dans le rêve.

Hier soir, nous étions allés jusqu’à la vieille forteresse de Chellah ; le décor classique d’un burg féodal. La grande porte ogivale flanquée de deux tours crénelées ; il faut être au seuil pour que les pans coupés des tours surmontées de consoles à stalactites, la décoration géométrique des tympans, rappellent que nous sommes ici chez les Sarrasins contre qui se croisèrent les Portugais, et non pas chez les Chevaliers de Rhodes. — Une ville était là, bordant le fleuve ; elle a disparu, il n’en reste que l’enceinte ruinée et un délicieux minaret, émergeant des arbres, au creux d’un vallon : les tombes des anciens Sultans l’environnent ; la nuit nous a pris dans cette solitude où jadis, entre cette porte et le fleuve, autour de ce minaret, vécu-rent des hommes passionnés dans les maisons serrées dont il ne reste rien sur la lande verte.


Jeudi 10 octobre, 11 heures du soir.

Cet après-midi, visites protocolaires aux ministres, chacun dans la maison qu’ils ont louée, — ou, pour être plus exact, réquisitionnée, — pendant le séjour de la Cour à Rabat. Ce sont naturellement les maisons les plus cossues. Les propriétaires ont été invités à s’en aller loger ailleurs. On est bien logé à Rabat. Nous avons visité là successivement six maisons exquises. Nous sommes en plein hispano-mauresque. La splendeur de Rabat fut contemporaine de celle de Grenade. La tradition s’en est maintenue. On raconte que plusieurs familles de Rabat conservent la clef de leur maison de Grenade, pour le jour problématique où l’Islam y rentrera en conquérant. Il parait que ce n’est qu’une légende. Néanmoins, le souvenir reste vivace, et le Grand Vizir à qui nous faisons notre première visite Si Feddoul Gharnit, est de famille andalouse, qui vint de Grenade au commencement du XVIIe siècle, lors du dernier exode. Les galeries des cours intérieures ont toutes la même caractéristique : sur chaque face, trois arcades dentelées, la grande arcade centrale entre deux arcades étroites et effilées. Reprenez les photographies de l’Alhambra. C’est tout pareil. Une ornementation minutieuse et fine : les frises formées de grands caractères confites, et dans l’intérieur des pièces, le cintre des fenêtres se termine par une coquille cannelée, motif charmant, qui se répète partout. Et tout cela d’une blancheur éclatante. Il n’y a d’autres notes de couleur que l’admirable bleu du ciel, sur lequel se découpe le carré du faite, et le sol, les ébrasements des portes et des fenêtres couverts de faïences, non pas les carreaux multicolores d’Algérie, mais des mosaïques de faïences à dessins géométriques de quatre tons seulement : vert, bleu, brun et blanc, d’une douceur infinie. Et c’est dans ce décor, qui n’a rien de monotone, car il y a dans chaque demeure une infinité de variantes, que nous visitons successivement le Grand Vizir, puis le ministre des Recettes, Cheik-Tazi ; le Caïd Méchouar ; Si Driss bou Yaich ; le ministre des Dépenses, El Mokri ; le gouverneur de la ville, le fonctionnaire ministre de la Guerre, fils du fameux Guebbas, resté à Tanger, qui remplace ici son père, et enfin le favori, chef des Services intérieurs du Palais, El Hadj Omar. Celui-ci s’est octroyé la maison n° 1, il nous reçoit sur un balcon couvert, d’où la vue est merveilleuse sur la mer, les vieux remparts, le grand cimetière... Et comme, en ces visites toutes protocolaires, les affaires sont écartées et que M. Regnault a comme moi le goût des installations et de l’art arabes, les conversations se passent en dissertations sur les avantages respectifs des divers immeubles, de sorte que nous avons beaucoup plus l’allure de deux bons bourgeois cherchant des appartements que d’ambassadeurs en mission auprès de Sa Majesté Chérifienne, à l’une des heures les plus critiques qu’ait traversées le Maroc.


Vendredi, 11 octobre.

Journée d’affaires. Toute la matinée, nous avons, Berriau et moi, travaillé avec le ministre notre police frontière, les affaires d’Oudjda, et passé notre après-midi a mettre sur pied la conversation du matin. Jusqu’ici, je ne vous ai pas parlé de politique. Elle fait pourtant le fond de nos conversations et pèse sur nous du poids le plus lourd. J’hésite vraiment à en venir à ce sujet. Il y faudrait des volumes, d’autant plus qu’il faut y être plongé jusqu’au cou comme nous le sommes depuis des années, pour, non pas y voir clair, hélas ! mais s’y reconnaître à peu près. Par quel bout vais-je la prendre ? On pourrait pourtant la résumer en ceci : comme tout serait simple si nous avions un Gouvernement ! Combien, n’en ayant pas, tout ce que nous faisons, concevons ou écrivons, est oiseux et illusoire ! Ici le contact des réalités, des solutions qui apparaissent relativement simples, immédiatement applicables avec un peu de bonne volonté, d’énergie et de suite. La certitude, hélas ! qu’à Paris rien de tout cela n’existe, qu’on s’en moque et qu’une seule chose y compte : le contre-coup électoral, le bluff illusoire à présenter au Parlement. Les dépêches navrantes de Paris en réponse à nos propositions précises nous cassent bras et jambes. Les demi-gestes, les trompe-l’œil, qu’affectionne notre Gouvernement, nous mettent ici dans une situation intenable, ne répondent en rien à la situation, préparant des lendemains irréparables, laissant échapper toutes les occasions, mais suffisent pour donner a l’opinion ignorante et veule une satisfaction factice et se tirer d’une interpellation.

Nous avons ici une sensation bien nette : c’est que, après tant d’occasions perdues, de nouveau sonne une heure historique, décisive, fugitive comme toutes les heures à saisir, qui ne sonnera peut-être plus.

Il faut tout de même que j’essaie de sortir un peu de ces considérations, pour en arriver aux faits.

Voici :

Le Sultan est aux abois. Il n’a plus le sou ; il vient d’envoyer à Paris, pour les mettre en gage, ses derniers bijoux, dont il ne tirera à peu près rien parce qu’ils sont presque tous faux, conséquence de la formidable escroquerie des flibustiers dont il a été la proie depuis dix ans. Contre Moulay Hafid dont la méhalla fanatique et confiante, sans cesse grossissante, est à deux jours de marche au Sud, tenant sa menace en suspens, à la fois sur nos troupes à Casablanca et sur le Maghzen à Rabat, contre les tribus hostiles, contre la population même qui nous environne, dont la fidélité est si douteuse, il n’a plus qu’une armée dérisoire : elle s’est égrenée de Fez jusqu’ici ; hier, Ben Guebbas nous présentait encore 4 à 5 000 hommes sur le papier ; il n’y en a pas 3000, et c’est un ramassis, sans cohésion, sans organisation, sans armement, sans ressort. Ils sont campés aux portes ; je vais à cheval les voir presque chaque jour. Cela n’a pas de nom ; cela fond à vue d’œil, et il n’y a plus de quoi les nourrir et les payer que pour huit jours.

Dans un tel désarroi, Abd-el-Aziz, c’est indéniable, s’est carrément jeté dans nos bras. Il n’y a pas d’autre motif à l’appel pressant et inusité qu’il a fait d’une ambassade. Il la réclamait, l’attendait avec anxiété. Dès son arrivée, il guettait le bateau qui amènerait le « Bachadour » sauveur, prêt à accorder tout ce qu’on lui demanderait contre un appui effectif immédiat et avant tout contre « la galette. » Dès la première audience, cela fut la grande déception. On lui apportait un discours, un grand-cordon et une bague de diamants, et c’est tout. Ça ne suffit pas et ça se comprend. Depuis les oraisons en quatre points d’il y a deux ans, il commence à trouver que c’est un peu trop de « monnaie de singe. »

On pouvait, dans la crise vitale que traverse le Maghzen, ne pas prendre parti, rester neutre entre les trois concurrents actuels au trône, laisser venir la dislocation, chercher ensuite à en tirer parti. Bonne ou mauvaise, c’était une politique ; elle pouvait se défendre, et, pour ma part, je n’étais pas éloigné de m’y ranger. Mais du moment qu’on décidait d’envoyer ici, au-devant du Sultan en dé-tresse, une ambassade, et une ambassade d’une importance inusitée, on prenait parti. C’était le geste, le geste décisif, la reconnaissance éclatante d’Abd-el-Aziz comme seul sultan légitime. Il fallait aller jusqu’au bout. Si, en effet, nous ne lui apportons pas d’appui effectif, nous l’affaiblissons. Il faut être ici pour se rendre compte à quel point le contact du chrétien, notre présence si nombreuse, la protection apparente que lui apportent nos uniformes et nos bateaux en racle, le discréditent aux yeux de son peuple, s’il ne peut se justifier immédiatement par la compensation, c’est-à-dire l’argent, l’appui effectif. C’est ce que M. Regnault télégraphie à Paris avec détresse. Notre présence inerte et inefficace n’est qu’un argument de plus pour Moulay Hafid, qui s’en sert largement, et pour le fanatisme des tribus, qui accusent Abd-el-Aziz d’être vendu aux « Roumis. » Vendu, le malheureux ! Pour pas cher, alors ? Pour un grand-cordon et une bague ! Et nous sentons que d’ici quelques jours, tandis que Paris ne répond pas, ce seront les paroles décisives : « Mais enfin qu’êtes-vous venus faire ici, qu’êtes-vous venus m’apporter ? » Et l’on oublie que nos rivaux sont aux aguets. Nous connaissons ici leurs émissaires : ils nous côtoient, et nous savons au sortir de nos audiences les paroles tentatrices qui se disent en secret, et qui amèneront peut-être le naufragé à se jeter dans d’autres bras, à moins que ce soit Moulay Hafid qui bénéficie de cet appoint. Et, comme toujours, nous l’aurons bien voulu. Or, de quoi s’agit-il ? De lui assurer par télégramme les trois ou quatre millions nécessaires pour remettre sa troupe à flot pendant quelques semaines. Il n’en faudrait pas davantage dans la détresse où ils sont tous pour que cette méhalla vaille autant que celle d’en face et pour qu’il puisse faire contre l’avant-garde de Moulay Hafid, en combinaison avec nos troupes de Casablanca, le geste qui ferait crever l’orage.

Il y a dans toutes les affaires d’ici de tels mirages que cela suffirait selon toute vraisemblance, et en somme, qu’est-ce que quatre millions ? c’est ce qu’on dépense en huit jours à Casablanca pour rien. Du moment qu’on a tant fait que de venir ici, -— où il ne fallait peut-être pas venir, mais où l’on est venu, — c’était la seule scène à faire. Je vous assure que nous sommes bien embarrassés de nos person-nages. Et pendant ce temps je reçois une lettre écœurée de Drude, qui parait ne plus savoir du tout ce qu’on veut. Je voudrais bien causer un instant avec lui, savoir exactement où il en est, quelles sont ses instructions. Sa lettre est forcément très discrète, mais, d’après ce que j’en devine, et d’après mes tuyaux indirects, il me semble bien qu’il est sans instructions, ou bien, ce qui est pire, entre des instructions étrangement contradictoires. Toujours le demi-geste, toujours le bluff en vue du Parlement et de l’électeur, avec le plus complot insouci des réalités lo-cales et des pauvres bougres qui se trouvent aux prises avec ces réalités. Ah ! sapristi ! ce n’est pas drôle de servir ce pays. Et je vous assure que c’est sans enthousiasme que je terminais, cet après-midi, un projet d’organisation pour la police d’Oudjda, sachant combien tout cela est creux, illusoire, sans la moindre chance de réalisation pratique, avec un Gouvernement qui s’en fiche, qui ne sait ni où il va, ni ce qu’il veut, et à qui il importe si peu que de braves gens, se donnant tout entiers à leurs affaires comme Regnault, Drude et moi, pataugent et sombrent.


Samedi, 12 octobre.

J’ai passé ma journée avec M. Regnault chez Si Sliman, ministre des Affaires étrangères. Il était convenu que je devais reprendre avec lui toutes nos affaires de frontière, dissiper la légende du « Croquemitaine, » le convaincre que je ne suis pas le mangeur clandestin du Maroc, mais un honnête gendarme qui assure l’ordre et la police pour le plus grand bien des deux pays ; lui montrer par des exemples typiques que les mouvements de mes reconnais-sances, présentés à Fez comme une marche progressive et conquérante, ne sont pas des provocations, mais ne sont jamais que des ripostes. La démonstration était facile. Elle faisait partie du programme : elle était, si j’ose dire, rituelle. Etait-elle bien utile ? J’ai eu l’impression que Si Sliman s’en fichait radicalement, et qu’il ne pensait qu’à la galette. Cela fut son mot de la fin.


Dimanche, 13 octobre.

Un peu de tourisme pour me détendre. Un temps de galop, pour aller revoir ce bijou de Chellah : l’exquis minaret du XVIe siècle, dont les faïences aux reflets métalliques jettent des feux au soleil tombant, tandis qu’à côté, sous les oliviers, dort dans sa kouba le Sultan noir. Comme Daphni, comme Eyoub, c’est vraiment un lieu sacré. Ah ! voilà où je voudrais vous tenir ! Qu’il eût fait bon, ce soir, nous asseoir côte à côte sur une tombe écroulée, évoquant les « morts qui parlent, » ici, où les Phéniciens ont eu un comptoir, où les monnaies romaines se retrouvent sous les substructions, où les Almohades ont ré-gné. Adossé à la kouba, un jeune Arabe était couché. De sa djellaba sa tête de bronze émergeait seule avec des yeux fixes, luisants. Etait-il malade ? Non. Il nous regardait et il nous haïssait.

Je suis revenu par la lande immense et déserte, en longeant les grands murs extérieurs, où tous les cinquante mètres se dresse une tour crénelée comme dans les images de Viollet-le-Duc. Au delà, c’était le camp de la méhalla [2], la pauvre méhalla, qui est sortie aujourd’hui de l’enceinte pour commencer demain un mouvement au Sud contre Moulay Hafid. Elle n’ira pas loin. C’est navrant de la voir. On sent qu’il n’y a rien là, mais rien du tout, ni soldats, ni chefs, ni confiance, ni direction, rien de l’organisation automatique qui fait marcher quand même les troupes régulières, rien davantage du souffle endiablé qui mène au succès les hordes irrégulières.

Et ce soir, après diner, c’était autre chose. Le ministre de France donnait un thé à la colonie française. Surprise de rencontrer là, au lieu du contingent colonial habituel d’employés et d’épaves, une dou-zaine de jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans, venus de tous les points de la France, Or-léans, Paris, Lyon, Nancy, pour se mettre ici en apprentissage dans les maisons de com-merce et y apprendre les affaires. Tels j’ai vu de jeunes Anglais et de jeunes Allemands dans les escales d’Asie et à Madagascar ; mais c’est la première fois que je rencontrais cette forme de Français. Et tous éveillés, ouverts, de bonne instruction, de bonne tenue, confiants, laborieux, prenant la vie au sérieux et gaiement. Je me suis délecté à causer avec eux. Mon Dieu, mon Dieu, que notre race a donc encore de ressources, et quelle navrance qu’elle soit ainsi sans pilote et sans bous-sole !

Et M. Regnault fait vraiment là excellente figure. Il comprend, il sympathise : c’est un homme d’affaires, merveilleusement rompu aux choses commerciales. C’est un positif. Je ne l’ai encore entendu en huit jours prononcer ni un toast ni un discours, et ma foi ! en ce temps de verbiage continu.il me semble que c’est assez caractéristique : en revanche, une familiarité de bon aloi, les mots qu’il faut, et, certainement, dans toute la mesure où il est possible par le temps qui court, il laisse derrière lui un bon sillage de réconfort et de solidarité nationale.


Lundi, 14 octobre.

Visite à Salé, la ville d’en face. Nous y allons en grande bande, toute l’ambassade civile et militaire, et, naturellement, satellites obligatoires de nos moindres déplacements, les journalistes. Et c’est très com-pliqué. Il faut faire traverser l’estuaire, à nos personnes d’abord, ce qui n’est rien, mais à nos chevaux, une vingtaine, et à ceux de l’escorte d’honneur, sans laquelle, de par le protocole, le ministre ne peut ici faire un pas au dehors. Et l’embarquement dans les chalands de toute cette cavalerie est une opération plus difficile que l’embarquement de tout un régiment. Cris, imprécations, bataille, absence complète de direction. Ça dure deux heures ; nous sommes dans nos canots, horriblement impatientés ; le seul d’entre nous qui, par sa connaissance de la langue et son autorité locale, pourrait imposer un peu d’ordre et d’activité, c’est le consul, mais il est depuis six ans à Rabat, est imprégné de l’ambiance marocaine, et il trouve cela très naturel. Les mains croisées sur les genoux, il regarde nos impatiences avec pitié et ne bronche pas.

Enfin nous voici de l’autre côté. En grand apparat, visite au gouverneur. C’est un gros négociant, qui a passé sa jeunesse à commercer à Oran, a poussé jusqu’en France. Il habite une maison cossue du même style hispano-mauresque que celles de Rabat ; en homme qui a voyagé, il l’a remplie de bibelots d’Europe, c’est-à-dire de tout un assortiment de verres, de tasses, de boites à musique, de tout ce qui fait le fond de la « boutique à treize » dans une foire de campagne. Parmi les charmants revêtements de faïence aux reflets métalliques, sous les délicieuses arabesques des frises, cela contraste un peu, bien que ces rapprochements ne soient certainement pas plus disparates que chez nous, où beaucoup de nos bibelots exotiques feraient aux indigènes une impression semblable à celle que nous éprouvons en voyant chez eux à la place d’honneur un couteau de cuisine ou un verre de deux sous.

Le gouverneur nous fait les honneurs de sa ville, riche, propre et où aucun Européen ne réside : on en tire grand honneur. Il nous mène ensuite dans la campagne : un grand aqueduc, construit il y a des siècles, soigneusement entretenu, amène a Salé l’eau potable et, semées dans la verdure, des ruines émergent des oliviers, débris d’arcs, de minarets, de murs d’une ville plus grande disparue, — sensation intense de campagne romaine.

Le Sultan ne pouvant nous offrir à dîner chez lui-même nous fait recevoir par son ministre des Affaires étrangères, Si Sliman. Mauvais diner à l’européenne mêlé de quelques plats arabes que j’abhorre ; mais le décor est joli, — la cour intérieure grouille du va-et-vient amusant des serviteurs, des secrétaires et des clients, la musique accompagne le repas, la monotone musique arabe, dont j’aime tant le rythme et la plainte, et que relève ce soir le chant très juste d’un éphèbe noir, contralto féminin, étrange et prenant.


Mardi, 15 octobre.

La guigne ! Le consul a voulu nous emmener déjeuner à la campagne à 15 kilomètres d’ici, au Sud, à la casbah de Temarah, le premier des relais militaires établis sur la route de Rabat à Casablanca par les vieux sultans.

Nous croisons la méhalla, qui a levé son camp et s’est décidée à partir. Spectacle invraisemblable. Il faut se le faire répéter deux fois, pour croire que c’est une armée en marche et non une horde de gens allant au marché. Ils sont égrenés dans la lande, sans une apparence de groupement, d’ordre et de direction. Des femmes, par deux, par trois, sur des mules, — des jeunes garçons. Les fusils ficelés par vingt sur des bourricots, tandis que les hommes vont sans arme avec un bâton. En revanche, un homme porte trois fusils ; plus loin, c’est une femme qui porte le fusil de son mari ; d’autres bourricots avec tous les ustensiles de ménage. Quelle foire ! Aucun de mes compagnons ne s’en étonne. C’est toujours ainsi. En levant le camp, on indique le point d’arrivée du soir, et chacun y va pour son compte. Il paraît que ça finit par s’arranger tout de même, le bivouac par se former assez régulièrement, et qu’on y prend quelques précautions de sécurité. N’importe ! je n’aurais pas confiance. Mais voici la guigne. Mon cheval au galop met le pied dans un trou, s’abat, et je me colle une entorse. Je crois d’abord que cela n’est rien, je mets le pied dans une source, je me fais masser par l’explorateur Gentil lui-même, et je déclare fièrement que c’est fini. Ah ! ouiche ! Pendant les 15 kilomètres de retraite, je ne sens que trop que je suis pincé.

Au retour à Rabat, j’apprends que le Sultan m’attend. C’est complet. Je fais un effort surhumain pour mettre ma tenue et chausser mes pantoufles. Pas moyen. Je me trouve mal et il faut me résigner à envoyer mes excuses à Sa Majesté et à faire venir le médecin, qui me déclare que j’en ai pour quelques jours d’immobilité absolue. Il n’y a qu’à prendre la chose philosophiquement. Le temps est devenu exécrable, la barre est infranchissable jusqu’à nouvel ordre. Nous sommes bloqués, et mon pied sera remis avant que la porte soit rouverte.


Jeudi, 17 octobre.

Me voici donc immobilisé depuis deux jours. Un aimable médecin, le docteur Mauran, ex-candidat à la députation à Mostaganem, échoué depuis deux ans au poste officiel de médecin français à Rabat, me masse le matin, me masse le soir, et m’en donne pour huit jours. J’espère bien m’en tirer à moins. Dans mon infortune, j’ai beaucoup de compensations, et en somme je juge déjà que mon entorse est un accident heureux. Jusqu’ici, c’avait été la bousculade : repas nombreux et interminables à la Légation, promenades officielles, visites ; pas moyen de se recueillir et de mettre les choses en ordre. Depuis deux jours, je suis étendu sur un matelas, on vient du matin au soir causer sérieusement, tranquillement ; et mon information se complète d’une fa-çon inespérée.

M. Regnault, tout à fait affectueux et confiant, est venu hier et aujourd’hui me donner de longues heures de tête-à-tête, ce qui avait été difficile jusqu’ici. Il est toujours sur les charbons. Depuis quatre jours, aucun courrier, aucun télégramme n’a pu franchir la barre. Nous sommes absolument sans nouvelles et il attend, avec quelle impatience ! les réponses de Paris à ses adjurations de prendre nettement parti pour Abd-el-Aziz, de lui donner un appui effectif, — et avant tout l’avance d’argent indispensable pour parer au plus pressé. Si Paris continue à faire la sourde oreille, la situation ici va devenir tout à fait impossible, et nous avons vraiment de la chance que ces gens, qui, heureusement, restent toujours polis, ne nous mettent pas à la porte pour être venus nous moquer d’eux. — D’autant plus que le Sultan serait parfaitement en droit de nous dire que nous sommes les premiers responsables de la situation critique à laquelle il se trouve acculé. Nous lui avons imposé à Algésiras de ne plus emprunter d’argent qu’à notre banque d’Etat ou avec son agrément. Or, la banque d’État est une personne revêche, administrative, formaliste et peu pressée. Il y a cinq mois que le Sultan voulait quitter Fez ; mais il lui fallait de l’argent, et la banque d’État a mis quatre mois à lui avancer la somme nécessaire. Or, s’il était arrivé ici aussitôt qu’il le désirait, il n’y aurait probablement pas eu de Casablanca, et certainement pas de Moulay Hafid. Il pouvait encore pa-rer au plus pressé en mettant ses bijoux au clou ; mais là aussi il a fallu présenter tout d’abord l’affaire à la banque d’État, dont il n’a pas encore la réponse, tandis que les bijoux sont en panne à Paris où à Londres.

Enfin si Moulay Hafid a des armes et des munitions, c’est qu’après les chinoiseries inqualifiables, les scrupules étranges, dont vous avez lu les récits dans les journaux, nous avons fini par lui laisser prendre à Mazagan tout un lot commandé par Abd-el-Aziz. Celui-ci est donc bien en droit de nous dire : « Vous m’avez ligoté de telle façon que je ne puis plus me procurer un sou ; c’est vous qui avez permis à mon concurrent de s’approvisionner en munitions et en armes, et dans ma détresse, vous ne savez que m’apprter une décoration et un discours. »

L’opinion de M. Regnault, que je vous donne telle quelle, car je n’ai pas une information suffisante pour la discuter, c’est qu’il n’y a pour nous en ce moment qu’une carte à jouer, celle d’Abd-el-Aziz. C’est aussi bien une affaire de loyauté que d’intérêt. Abd-el-Aziz est enga-gé avec nous par des traités solennels, dont un gouvernement avisé et résolu pourrait tirer tout de même un bénéfice réel, sur la frontière comme dans les ports, sans compter tous les avantages nouveaux que peut offrir l’actuelle situation critique du Maghzen.

Ceci paraît très exact.

D’autre part, ajoute-t-il, si Moulay Hafid se développe, cela peut être la dislocation du Maroc en deux Marocs, Maroc du Nord et Maroc du Sud, — ce qui s’est déjà vu. — Or nous n’y avons aucun intérêt. Si cette dislocation se produit, le Maroc du Sud, si riche et intéressant, échappe à notre influence, et passe aux Allemands. C’est déjà à Marrakech, Mogador, Safi, Mazagan, qu’ils ont leurs intérêts les plus importants. C’est un Allemand, Holzmann, qui conseille Moulay Hafid ; et celui-ci proclame hautement qu’il ne reconnaît aucun traité postérieur à Moulay Hassan et est libre de tout engagement. Abd-el-Aziz nous offre cet avantage qu’après avoir passé par la crise allemande il y a deux ans, il en est absolument guéri. L’abstention de l’Allemagne après Oudjda et Casablanca a détruit toutes ses illusions. Du Tafilalet à Figuig et à Fez (j’en sais quelque chose) il était entendu pour tous les Arabes que l’Allemagne était derrière le Sultan, et que pas un de nos soldats ne pourrait franchir la frontière sans qu’il intervint. Ils en ont déchanté. Le Maghzen dit nettement (et cette fois il est certainement sincère) qu’il regrette bien d’avoir provoqué Algésiras, et qu’il eût bien gagné à accepter nos propositions d’il y a trois ans. Mon Dieu ! qu’il est donc fâcheux qu’on lui ait envoyé alors des agents qui ont cru devoir l’assommer de palabres et de sermons ! Un seigneur un peu expéditif eût tout réglé en quelques semaines en 1904, aussitôt après l’accord franco-anglais. L’on veut même bien reconnaître que j’y ai vu assez clair à ce moment en voulant sans délai sur la frontière passer des discours aux actes, et tirer un parti immédiat des accords de 1902. J’ai du reste moi-même la sensation, à la suite des entretiens successifs que je viens d’avoir avec MM. du Maghzen, que jamais nous n’avons été en meilleure posture pour obtenir d’eux des résultats positifs sur toute notre frontière, et y aboutir, au point de vue de la police, à une situation tout à fait satisfaisante et honorable pour les deux pays. Or cette situation de police de la frontière algéro-marocaine ne regarde que nous et eux, et aucune autre Puissance. — Eh bien ! vous allez voir que malgré l’accord de la Légation, du Maghzen et de moi, c’est Paris qui va nous mettre des bâtons dans les roues, et nous empêcher d’aboutir à quoi que ce soit.

En attendant, voici des nouvelles du Sud. A Casablanca, on s’attend à être attaqué par la méhalla de Moulay Hafid, dont les détachements piquent dans la direction de Rabat et interceptent depuis hier nos courriers. L’amiral Philibert demande par le télégraphe sans fils à M. Regnault s’il faut être neutre, ou contre Moulay Hafid. M. Regnault répond nettement : « contre » — puisque notre présence seule ici a déjà tranché la question. — Mais pour Dieu ! que va dire et faire Paris ?


Le ministre des Affaires étrangères Si Sliman vient de venir me voir et prendre de mes nouvelles de la part de Sa Majesté Chérifienne. Cela se passe avec des politesses extrêmes, des mots charmants, — toute l’urbanité orientale, fleurie et raffinée. — Eh ! mon Dieu ! je commence moi-même, après ces deux jours de « home, » à entrer dans la peau d’un citoyen de Rabat, — Rabat, la ville aux tapis : ils couvrent avec profusion la grande belle pièce où est installé mon Quartier général. J’avais à peine regardé cette demeure passagère dans la bousculade de notre vie extérieure. Mais voici que j’y prends mes habitudes. J’ai déjà bibeloté naturellement et des étoffes s’accrochent aux murs, les coussins s’amoncellent sur le divan où je tiens ma cour ; et je découvre que j’ai de mes fenêtres une vue charmante, des terrasses, une ruelle où la vie fourmille, et où vient de passer un mort enveloppé d’étoffes voyantes, parmi les mélopées et les hurlements. Deux minarets ; la tour Hassan, déjà familière ; et, à l’horizon, la colline que dentellent les murs crénelés du Dar Maghzen. Et voici même qu’à me voir ainsi immobile à la fenêtre, mon voisinage s’apprivoise. Dans la cour voisine, où, de crainte de nos regards, pas une âme jusqu’ici r/était apparue, voici des femmes qui se risquent, visage découvert. L’une prend même des enfants dans ses bras pour me montrer, et cela sourit, s’amuse, agite les menottes. Je crois le moment propice et je lance des pièces d’argent. Quelle gaffe ! Au son argentin sur le pavé de la cour, une voix d’homme invisible a retenti furieuse, et tout le monde s’est évanoui. Je n’ai plus rien vu.

Le docteur vient de me donner le massage du soir. La grande pièce blanche s’allonge sous le plafond sombre. Avec les lampes, les objets familiers, elle est devenue vraiment « gemüthlich. » Djiläli, le gentil petit serviteur fourni par le Maghzen, tout à fait avenant avec sa veste vert d’eau et ses beaux yeux, vient préparer le coucher et fermer les portes. Bonsoir, cher ami.


Dimanche, 20 octobre.

Mon pied va beaucoup mieux. Je suis mobilisable. Mais c’est la barre qui ne va pas : elle est tout à fait infranchissable. Pour combien de temps ? C’est l’inconnu : deux jours, cinq jours, peut-être quinze... qui sait ? Le Desaix est là, en rade, qui m’attend, à quelque cent mètres, mais il y a entre nous la muraille d’eau, qui, depuis quelques jours, a pris un aspect terrifiant.

A force de massages, de bandages, j’ai pu hier me mettre debout, me faire hisser à cheval, pour aller faire au Sultan la visite si malencontreusement empêchée mardi dernier. J’y suis allé seul avec M. Regnault et l’interprète. Il s’agissait de laisser Abd-el-Aziz sur une impression de confiance personnelle à mon égard. Il parait que ma réserve, pendant nos premiers entretiens, où j’avais, par discré-tion, attendu ses interrogations et laissé parler M. Regnault, m’avait donné l’air rébarbatif aux yeux de ce grand enfant timide en quête de sympathies. Allons, soit ! je serai bavard et gentil tout plein. Un chaouch à cheval, à ma droite, ne me quitte pas des yeux, afin d’empêcher quelque chameau, bourricot ou por-tefaix malencontreux de heurter mon pied précieux. La blanche ville me paraît plus exquise encore après ces quatre jours de claustration ; la journée est transparente ; l’œil et l’oreille per-çoivent les couleurs et les sons avec une acuité intense ; et voici que tout à coup, tandis que nous chevauchons, nous vient du Sud un coup de canon, puis deux, puis trois, — nous en comptons douze, — Casablanca !...

Comme nous montions à cheval, un télégramme sans fil de l’amiral Philibert nous annonçait que Drude partait avec son artillerie, pour dégager une reconnaissance attaquée. Ça y est ! Impression que vous devinez, pour un soldat, d’entendre les camarades se battre si près, et de faire l’imbécile à aller discourir ! Le canon s’est tu : voici la porte du Dar Maghzen ; les grandes cours, longues à traverser à pied entre le bras de M. Regnault et ma canne ; le pavillon charmant où nous attend Abd-el-Aziz. M. Regnault a voulu, cette fois, que je parle seul. Je me suis mis aux ordres du Sultan, et j’ai été tout à fait surpris de la précision et de l’intelligence des questions qu’il m’a posées sur la frontière, sur le dernier combat d’Oudjda, sur ses Amels qu’il connaît bien. J’ai pu avoir là une véritable conversation « d’affaires, » à laquelle je ne m’attendais pas du tout. Il m’a résumé de la façon la plus claire les entretiens que j’avais eus précédemment avec Si Sliman, me parlant du droit de suite, de l’organisation de la police, de l’application des accords, comme de choses qu’il connaît bien, et non comme d’une leçon apprise. Ceci est vraiment très important, car on se rend compte que si ce garçon était dirigé, bien entouré, s’il se sentait appuyé, si on lui apportait enfin la certitude d’un concours suivi d’un appui ferme, on aurait là, à condition d’y mettre beaucoup de discrétion, d’adresse et de sym-pathie (je tiens à répéter le mot), le meilleur agent pour acquérir enfin dans ce Maroc la situation privilégiée, à laquelle nous ne pouvons renoncer. C’est certainement la première fois, de-puis tant d’années que je pratique le Musulman, que je rencontre chez l’un d’eux de si réelles possibilités de causer à l’unisson Le problème à résoudre serait de l’utiliser sans le compromettre stupidement aux regards de son peuple, sans le disqualifier par des enfantillages, sans lui faire perdre en rien son « habitus » extérieur de Chérif couronné et de Musulman intan-gible ; et aussi de satisfaire sa curiosité et son besoin jeune de sympathie réciproque. Je le répète encore, puisque ici c’est la résultante de toutes les informations, nos agents pré-cédents l’ont assommé, disons-le, « rasé ! » Et ceux qui l’ont vu racontent avec quel soulagement d’enfant puni il sortait des séances où on lui commentait gravement les textes diplomatiques. C’est une des plus grandes lacunes, hélas ! de notre personnel, que de ne plus connaître que rarement de moyen terme entre la gravité morose du parvenu qui craint de compromettre sa dignité, et le débraillé hilare et vulgaire du commis voyageur. Nul ne vaut les gentlemen pour savoir être sérieux, tout en étant aimables, et pour parer la sévérité des affaires du charme des formes ; mais hélas ! les gentlemen de chez nous, on ne les sort plus, et ce qui donne une telle supériorité, parmi tant d’autres, au personnel d’exportation anglais, c’est que, presque tous, quelle que soit leur origine, savent être gentleman-like. Ce ne fut ici que trop sensible avec les deux missions militaires : l’anglaise, qui a compté tant d’aventuriers, dont il ne fallait pas sonder la vie, mais toujours élégants, bien tournés, larges d’allures, fastueux, sachant amuser le Sultan sans dépasser la mesure, tout en menant admirablement leurs affaires ; la française, où trop souvent d’abord, on les a choisis très vilains, — je ne sais pourquoi, — mal vêtus, ne sachant pas s’imposer, ni s’installer, vivant mesquinement, d’ailleurs, a leur décharge, moins payés, surtout beaucoup moins appuyés, écrasés par le formalisme administratif de la métropole, les meilleurs finissant vite par s’écœurer, sachant que, quoi qu’ils disent, fassent, écrivent, à Paris tout le monde s’en f...

A l’issue de notre longue causerie, mes officiers ont été introduits pour prendre congé, et devant ces gars bien tournés, bien ficelés dans leurs beaux uniformes propres, de jolies façons, avenants, j’avais l’impression, — et les yeux du Sultan me la rendaient, — que nous ne l’avions pas gâté à cet égard, et que c’était bien là le « modèle » à lui montrer désormais.

Pendant notre entretien, la canonnade avait recommencé. Il n’avait pas sourcillé ; M. Regnault, d’accord avec moi, jugea opportun de la lui signaler, et l’on parla très froidement du combat engagé à soixante kilomètres de là entre nos troupes et ses sujets. Vous avouerez vraiment que cette ponctuation donnait à notre causerie un tour tout particulier.

Ce matin, à l’aube, on est parvenu à nous passer, par signaux à bras, un bref télégramme. Drude est rentré au camp à six heures, ayant deux tués, dont le capitaine Ilher, du 1er chasseurs d’Afrique, charmant officier, plein de valeur, d’entrain et d’avenir ; six blessés, dont un grièvement ; c’est tout ce que nous savons, et c’est tout ce que nous saurons, tant qu’aucun papier ne pourra passer. C’est vraiment trop peu, et cela serre le cœur d’être dans une telle obscurité, si près de ces choses graves, dont, à l’heure où j’écris, vous savez certainement beaucoup plus que nous. Drude a-t-il eu affaire simplement à une tribu voisine, ou bien à la méhalla de Moulay Hafid, ce qui dessinerait la situation d’une façon décisive ? A-t-il infligé un véritable échec ? Pour tout ce qui se fait ici, à Rabat, c’est d’une importance capitale ; et de ne rien savoir, coupés du monde par cette barre stupide, non vraiment, c’est odieux ! — vous le comprenez de reste !


Ma besogne ici est terminée ; j’ai vu le Sultan et ses ministres autant qu’il a fallu pour donner de leur voisine d’Algérie une impression loyale et cordiale comme on le désirait. J’ai mis au point avec M. Regnault toutes les questions communes, nous avons échangé toutes les notes nécessaires. J’ai hâte de partir, — et nous voici, nos valises bouclées, n’attendant plus que le bon plaisir de la barre.

Segonzac suggère avec à-propos une invocation au « Maître de la mer. » À son défaut, j’évoque son cher parrain, en lisant le Figaro du 2 octobre[3], qu’apporta le dernier courrier. Ah ! mon cher ami, où donc mieux qu’ici s’associer à votre belle protestation ? Le mot « Biblique » n’y vient-il pas aux lèvres à chaque pas ? la meilleure part de nos jouissances, de nos émotions n’y est-elle pas sug-gérée par la formation de notre enfance ? Comme Lamartine, nous retrouvons ici, avec délices, à chaque détour du chemin « les scènes gravées dans les vignettes de la Bible. » L’autre jour, devant la vision du Sultan debout sur sa terrasse dominant les jardins, j’évoquais le roi David et les jardins où se promenait la belle Bethsabée. A chaque rencontre, d’un douar de nomades, d’une fontaine, d’un troupeau, la magie des noms d’Abraham, de Rébecca, de Jacob touche de sa baguette les gens et les choses.


Lundi, 21 octobre.

Nous sommes toujours à cheval sur nos valises. La barre a un peu molli. Segonzac et Harris (correspondant du Times) ont voulu franchir à tout prix, au sens littéral du mot, mais malgré l’énorme baghchich, il a fallu renoncer. Ils y ont d’ailleurs failli rester, et il y a eu pour les spectateurs un long moment d’angoisse à la vue de la barcasse prise dans les volutes.

L’odieux de la situation, c’est que le moment favorable au passage survient tout à coup, fugitif caprice de marée, de houle : il faut le saisir sans perdre un instant ; de sorte qu’on reste là sur ses bagages, sans pouvoir se réinstaller, ni commencer aucun travail. On est comme dans une salle d’attente, — et cela peut durer quinze jours !

J’utilise les dernières occasions de causeries avec M. Regnault. Un télégramme passé par signaux lui annonce qu’on avance au Sultan deux millions. Allons, ouf ! c’est déjà cela ! mais le télégramme ne nous fixe pas sur les conditions, les garanties. Néanmoins, la face est sauvée provisoirement.

Mais pourquoi ne pas jouer le grand jeu, c’est-à-dire la carte blanche à M. Regnault, pour obtenir en retour des choses importantes et définitives ? En voici quelques-unes envisagées par le Maghzen lui-même dans les premières entrevues : un ingénieur français à la tête des travaux publics, un de nos fonctionnaires à la tête des finances ; priorité accordée à nos cadres, pour la réorganisation et le commandement de l’armée marocaine ; un projet auquel je collabore est mis sur pied, des noms sont prononcés : et tout cela sans sortir de la lettre d’Algésiras, qui a stipule l’intégrité territoriale et laissé au Sultan le libre choix de son personnel. C’est en s’en autorisant qu’il avait pris Wolf et Tschnddi. Aujourd’hui que les Allemands ne sont plus à la mode, on est tout disposé à s’adresser à nous. C’est à saisir. Mais M. Regnault est paralysé, car depuis quinze jours, à toute suggestion, on ne fait que lui répondre « Mêlez-vous de ce qui vous regarde, ne vous engagez pas, ne nous menez pas au Protectorat, à l’engrenage ; remet-tez votre Grand-Cordon et votre bague, — et que ça finisse vite, nous ne voulons plus entendre parler du Maroc. » Pour n’être pas le texte formel des dépêches, c’en est, je vous le garantis, le sens exact et l’esprit.

Et devant cette répulsion déterminée à accepter les choses qui s’offrent, à saisir les oc-casions, devant cet insouci des lendemains irréparables, celle méconnaissance des inté-rêts mondiaux qui nous imposent, qu’on le veuille ou non, ce Maroc collé à l’Algérie, nous ne reconnaissons que trop ceux qui nous firent perdre l’Egypte.

M. Regnault est rivé ici pour des semaines encore, par l’ambassade espagnole qui s’annonce. Il a ordre de l’attendre, et ils en auront pour plusieurs semaines à collaborer.

Ce soir avant diner, les envoyés du Sultan sont venus en grand protocole apporter les cadeaux. Pour moi, un harnachement de velours et d’or, un grand tapis qu’on déroule, un poignard ; pour mes officiers, des sabres. Et à voir sous les arcades, au long des bassins bordés de faïence, se dérouler dans la nuit cette théorie d’hommes en turban portant solennellement les « présents précieux, » on croirait assister à un tableau d’opéra comique, à un acte de Lalla Roukk. M. Regnault et moi nous nous en amusons.


Mardi, 22 octobre.

À bord du Du Chayla, 10 heures soir.

Enfin, nous avons passé aujourd’hui à midi. Brr !.. Il y a eu là une demi-heure terrible. Le petit remorqueur du Sultan, supérieurement mené par un Marocain audacieux et résolu, a risqué le coup, tirant notre énorme barcasse. L’amarre était trop courte, et il est encore inconcevable qu’elle ne se soit pas rompue. Or, dame ! si elle avait cassé, pas un de nous n’en réchappait. Et au delà de cette zone en furie, la mer était au calme plat. Quel singulier phénomène !

Le Gueydon qui fait ici le stationnaire nous a gardés toute la journée, en attendant le Du Chayla, venu à 9 heures du soir de Mogador pour nous prendre.

Cela ne va pas à Mogador, où le Desaix porte sa compagnie de débarquement, et où le Sultan envoie quelques centaines d’hommes.

Le Du Chayla, commandant Benoist, empressé et charmant. Vous vous souvenez que c’est le Du Chayla qui vint à la première heure appuyer le Galilée à Casablanca. On y revit les heures tragiques. Dans l’entrepont, sur une plaque de cuivre, les noms des hommes tués à l’ennemi. J’aurais voulu y retrouver le lieutenant de vais-seau du Petit-Thouars, dont le froid courage est désormais là-bas légendaire : il vient d’être rapatrié. Mais un télégramme apporte aujourd’hui même deux croix de chevalier, l’une pour le médecin du bord, l’autre pour l’enseigne de Gailhard-Bancel, fils du député, presque un enfant, charmant et modeste. Nous les fêtons. On me présente un quartier-maître et un timonier qui ont été blessés et médaillés ! — Et c’est la bonne atmosphère ! On vit ici, on y respire à pleins poumons.

Je ne vous ai pas parlé de Casablanca. Je ne vous en parlerai pas. Bien des choses m’y étonnent, mais je n’y suis pas allé voir, je n’y connais ni le terrain ni la situation, j’ignore les instructions de Drude ; il n’y a donc qu’à s’abstenir.


Mercredi, 23 octobre.

À bord du Du Chayla, 9 heures soir.

J’écris dans le salon du commandant. La porte de la galerie extérieure est large ouverte sur la nuit. Nous quittons Gibraltar. La grande masse sombre nous écrase. Sous le disque plein de la lune, la dure silhouette, posée sur la mer, se détache nette sur le ciel, si clair. À sa base, le noir écran est piqué de mille feux. C’est incomparablement beau et majestueux.

Nous y avons fait trois heures de promenade. Puissance anglaise ! Cette force, cette certitude de soi, cette sécurité de domination étreignent le cœur, comme à Aden, comme partout où, de par le monde, ils se sont posés… pour toujours, dirais-je, si le mot pouvait se dire d’une chose humaine.

Six grands croiseurs étaient dans le port, solides, trapus, bas sur l’eau, tous identiques. Hélas ! le hasard faisait qu’aujourd’hui quatre de nos bateaux étaient en rade, le Du Chayla, le Forbin, le Cassini et le Lalande, assortiment d’échantillons disparates, démodés, sans valeur guerrière. Le contraste était cruel. Sur les quais, les officiers anglais regardent et comparent.

Tout est large, confortable et cossu : les docks à charbon, les casernes, les belles casernes, celles que j’ai vues à Singapore, à Colombo, à Aden, les casernes de mes rêves, sans clôtures, sans poste de police, « homeley, » où tout crie le self-government de l’individu. Je m’arrête, n’est-ce pas, vous connaissez mes marottes.

Et le rocher historique s’enfonce dans la nuit. Il n’y a plus rien sur la mer que notre sillage d’argent.

Une heure avant l’appareillage, me sachant à bord, deux officiers étaient venus du Cassini, un médecin de marine et un lieutenant de vaisseau. J’avais connu le premier à Madagascar, à Ankazobé, en colonne. L’autre, c’était le second du Cassini, Bargone, en littérature Claude Farrère, l’auteur de Civilisés et de l’Homme qui assassinat. Je ne sais si vous avez lu ces livres, ni ce que vous en pensez. Je les aime, le premier parce qu’il évoque, avec une intensive rare, ce que j’ai vu en Indo-Chine, le second parce que j’y trouve une habileté surprenante et de visions de Stamboul qui me charment. En tout cas, l’auteur est bien intéressant, avec ses trente et un ans, sa jeune figure sous sa chevelure de neige et son bel avenir. Il était à Constantinople a bord du Vautour que commandait Loti. Il sait par cœur Jean d’Agrève, les morts qui parlent, et le Maître de la mer, et il voudrait bien vous connaître. Nous arrangerons cela, n’est-ce pas ?

Ce matin, la matinée à Tanger. — Séance à la Légation, que gère M. de Saint-Aulaire, distingué, énergique et avenant. M. Regnault m’avait prié de le mettre au courant, et l’accord continue. Nous allons rendre visite à Guebbas, l’ex-négociateur d’Alger, aujourd’hui ministre de la Guerre, — vieille tête de scribe finaud, à lunettes d’or. — Congratulations. Sous les politesses de surface, il y a tout de même quelque chose. On s’est enfin vu et entendu. La partie est liée, et j’en reste sur le dernier mot de M. Regnault à l’appontement de Rabat : « Ah ! si on nous laissait faire, à nous deux, nous mettrions le Maroc dans la poche de la France, sans bruit, sans grand effort, en passant entre les mailles des textes, et tout le monde serait content ! » J’en suis persuadé, mais... on ne nous laissera pas faire.


LYAUTEY.

  1. On en était encore à Casablanca à la période du « petit paquet » inefficace et illusoire dont on ne se décida à sortir que quelques mois plus tard.
  2. L’armée.
  3. Ce numéro du Figaro commençait par un article dans lequel E.-M. de Vogué dé-nonçait l’absurdité de la mesure récente qui avait supprimé « l’Histoire Sainte » du pro-gramme de l’Enseignement primaire. Ce bel article n’a pas été recueilli en volume. Son actualité ne s’est pas affaiblie.