Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XXX. À Licinius

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 331-335).
XXX.
Pline à Licinius.

Je vous ai rapporté de mon pays, pour présent, une question digne d’exercer cette vaste érudition, à laquelle rien n’échappe. Une fontaine prend sa source dans une montagne, coule entre des rochers, passe dans une petite salle à manger faite exprès de main d’homme, s’arrête quelque temps, et enfin tombe dans le lac de Côme. Voici le merveilleux : trois fois le jour, elle s’élève et s’abaisse, par un flux et un reflux réguliers. L’œil peut juger de ce prodige, et il y a un plaisir extrême à en observer les effets. On s’asseoit sur le bord, on y mange, on boit même de l’eau de la fontaine ; car elle est très-fraîche ; et on la voit, pendant ce temps, ou monter ou se retirer graduellement. Vous placez un anneau ou tout autre objet, à sec, sur le bord : l’eau le mouille peu-à-peu, et enfin le couvre tout-à-fait. Bientôt, il reparaît, et l’eau l’abandonne insensiblement. Regardez assez longtemps, et vous verrez, dans le jour, la même chose se répéter jusqu’à deux et trois fois.

Quelque vent souterrain ouvrirait-il ou fermerait-il quelquefois la source de cette fontaine, selon qu’il entre, ou se retire avec force ? C’est ce qui arrive dans une bouteille, dont l’ouverture est un peu étroite : l’eau n’en sort pas tout à coup, et retenue, dans la bouteille renversée, par l’effort de l’air qui veut pénétrer, elle ne s’échappe que par élans. Cette fontaine obéit-elle aux mêmes influences que l’Océan ? la même cause qui étend ou resserre les flots de la mer, fait-elle aussi croître ou décroître ce mince filet d’eau[1] ? Ou bien, comme les fleuves, qui portent leurs eaux à la mer, sont refoulés par les vents contraires ou par le reflux, y aurait-il de même quelque obstacle interne qui repousse les eaux de cette fontaine[2] ? Peut-être encore, les veines qui l’alimentent ont-elles une capacité déterminée : tandis qu’elles rassemblent de nouveau la quantité d’eau qu’elles viennent d’épancher, le ruisseau s’abaisse et coule plus lentement ; au lieu qu’il s’enfle et se précipite, lorsque ces veines sont remplies. Enfin, existerait-il quelque balancement secret dans le bassin qui renferme ces eaux, de telle sorte que l’épanchement fût plus libre, lorsque les eaux sont moins abondantes ; et qu’au contraire, lorsqu’elles affluent, l’épanchement arrêté ne se fît que par bouillons[3] ? C’est à vous à découvrir les causes de ce prodige : personne ne le peut mieux que vous ? Pour moi, je suis content si j’ai bien exposé le fait[4]. Adieu.


  1. Fait-elle aussi croître, etc. J’ai lu egeritur au lieu d’erigitur. Il me semble que notre leçon, justifiée d’ailleurs par plusieurs manuscrits, marque mieux l’opposition des deux mots : egeritur contraste avec supprimitur. L’édition romaine d’Heusinger porte supprimitur erigiturque et egeritur.
  2. Qui repousse les eaux, etc. J’ai rétabli dans le texte devant repercutiat les deux mots per momenta, supprimés dans plusieurs éditions. Ils se trouvent dans d’excellens textes, et s’ils n’étaient pas de Pline, je ne vois pas comment ils auraient pu s’y introduire : il est plus facile et plus raisonnable d’imaginer qu’ils ont été oubliés par quelque copiste négligent.
  3. Lorsqu’elles affluent, etc. Au lieu de repletur, j’ai admis repletum, que je trouve dans Schæfer, et qui convient mieux d’ailleurs à l’ensemble de la phrase.
  4. Pour moi, etc. On a donné dans les temps modernes une explication satisfaisante du phénomène observé par Pline. Voyez la note de M. Lemaire, édition de Pline, 1822. L’opinion des savans peut se réduire à ce fait que la cause du phénomène tient à la nature et à la disposition d’un syphon ou tuyau construit par la nature à travers l’argile et la pierre. On trouve une fontaine pareille à celle qu’a décrite notre auteur, dans la Savoie, à deux milles de Chambery et non loin du lac Bourget : on en trouve une autre en Suisse dans la vallée de Hasly.