Lettres de Mme la comtesse Della Rocca et du général Treuille de Beaulieu

Lettres de Mme la comtesse Della Rocca et du général Treuille de Beaulieu
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 944-946).
CORRESPONDANCE


A Monsieur Ferdinand Brunetière,


6 juin 1899.


Mon cher confrère,

Vous me communiquez une lettre de Mme la comtesse Della Rocca, la veuve du général qui a été, par son caractère et sa haute capacité militaire, une des figures les plus nobles du Risorgimento italien.

De cette lettre j’extrais ceci :

« Dans une note mise au bas de la page 355 de la Revue du 15 mai, M. Ollivier s’exprime ainsi. « Della Rocca, dans son Autobiographia, place à trois heures et demie la dernière offensive des Piémontais en reconnaissant lui-même qu’elle n’eut lieu qu’après l’orage ; or, de l’avis général, l’orage éclata entre cinq heures et cinq heures et demie. »

« Rien ne justifie cette assertion. Je cite textuellement, en les traduisant de l’italien, les paroles du général Della Rocca : Je soumis au Roi le plan d’une attaque générale qui devrait se faire par nos quatre divisions, à cinq heures, afin de s’emparer à tout prix de la position de San-Martino occupée par les Autrichiens. Victor-Emmanuel ayant pleinement approuvé mon plan, j’envoyai immédiatement les ordres pour l’exécution. Les troupes étaient déjà en marche quand tout à coup le ciel s’obscurcit, il s’éleva un vent impétueux qui enlevait les cavaliers de leur selle. Une pluie torrentielle et un formidable ouragan qui dura environ vingt minutes vinrent forcément suspendre l’action….. A cinq heures et demie, le ciel s’étant éclairci, l’attaque générale fut initiée par les troupes avec un élan admirable. » (Page 465.)

La netteté du récit du général Della Rocca ne permet aucun doute. Il ne place pas à trois heures et demie, — comme je l’ai dit par suite d’une confusion dont il est inutile que je raconte la cause, — la dernière offensive piémontaise contre San-Martino ; il la place à l’heure véritable, cinq heures et demie.

La réclamation de Mme la comtesse Della Rocca contre ma note est donc justifiée. Je vous prie de l’accueillir en ajoutant que j’y adhère.

Vous me communiquez en même temps une autre lettre du général Treüille de Beaulieu relative au canon rayé qui a eu une part si considérable à nos succès d’Italie.

L’honorable général dit :

« Il est exact que le canon de 4 rayé a été dénommé officiellement système La Hitte, et que cet officier général, par son habileté supérieure et sa persévérance incessante, a pris une part considérable aux études dont ce nouvel engin a été l’objet et assuré son succès définitif ; mais l’officier auquel sont dues les recherches préliminaires relatives à cette pièce et sa construction est le lieutenant-colonel Treüille de Beaulieu, directeur de l’atelier de précision, devenu depuis général de division.

« Après avoir reçu de l’Empereur l’ordre de chercher seul et sans se préoccuper des commissions la solution de l’artillerie rayée de campagne, le général de La Hitte demanda au lieutenant-colonel Treüille, préparé de longue main par ses travaux antérieurs, d’entreprendre l’étude de cette question. Treüille se mit immédiatement à l’œuvre, et le nouveau système fut adopté le 6 mars 1858. Le ministre prescrivit la construction de 60 batteries qui furent terminées le 20 septembre suivant. Tous ces canons furent rayés à l’atelier de précision, sous la direction personnelle de Treüille de Beaulieu ; on y exécuta également tous les profils, gabarits, instrumens de réception et de vérification. » (Extrait d’un article du général Thoumas, inséré dans le journal le Temps du 1er novembre 1892.)

« Le général de Montluisant, qui fut à cette époque, avec le grade de chef d’escadrons, l’adjoint de Treüille de Beaulieu, rappelle, dans une notice biographique sur son ancien chef, l’entrain avec lequel fut exécuté ce travail. « Aujourd’hui, après plus de trente ans, nous ne nous rappelons pas sans émotion l’élan, le brio avec lequel tout le personnel de l’atelier s’attelait au travail. On était fier du chef et des progrès réalisés. Le matin du 25 décembre 1858, l’Empereur se rendit à l’atelier de précision. Napoléon III, qui ne s’était pas fait annoncer, voulut voir les 414 nouvelles pièces de campagne rayées, toutes finies et engerbées dans les magasins : il put s’assurer par lui-même de leur complet achèvement.

« Vous avez, monsieur, magistralement exposé le rôle prépondérant joué par l’artillerie rayée dans la campagne d’Italie. Un mois après la bataille de Solferino, le lieutenant-colonel Treûille de Beaulieu fut promu au grade de colonel. La note suivante fut insérée au Moniteur universel du 5 août 1859 : L’Empereur, qui ne laissa jamais sans récompense un service rendu, vient de nommer colonel d’artillerie M. le lieutenant-colonel Treûille de Beaulieu, Directeur de l’atelier de précision, pour la part capitale qu’il a prise à la création du nouveau système de canons rayés, qui, dès l’année 1842, avait déjà été de sa part l’objet d’études suivies et d’ingénieuses théories que l’expérience a pleinement justifiées. »

Tous ces détails sont parfaitement exacts et je ne les ignorais pas. J’ai dû cependant me priver du plaisir de les reproduire à cause du caractère synthétique de mon œuvre, qui m’oblige à ne retenir que les points culminans de toutes les questions spéciales. Du reste, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous rappeliez à vos lecteurs les titres exceptionnels du général Treûille de Beaulieu à la reconnaissance du pays et de l’armée : on ne dira jamais trop de bien de cet éminent officier.

Bien affectueusement à vous.


EMILE OLLIVIER.