Lettres de L. Boerne

LETTRES ÉCRITES DE PARIS,


PENDANT LES ANNÉES 1830 ET 1831, PAR M. L. BOERNE.


L’Allemagne, qui attache un si haut prix aux souvenirs du moyen âge, en a conservé toute la barbarie dans ses rapports avec les Juifs ; ils sont indignement persécutés dans plusieurs états de la confédération germanique ; les lois existantes les y frappent de réprobation, et celles qu’on a cherché récemment à faire adopter en leur faveur ont été repoussées avec une sorte de rage. La haine des Juifs semble s’être réveillée avec l’amour de la liberté, de l’autre côté du Rhin, et l’explosion d’une révolution y serait peut-être signalée par le massacre des Israélites. On envie leurs richesses, et l’on ne rend pas justice à leurs talens. Cette situation déplorable est cause que la plupart de ceux d’entre eux qui se sentent quelque supériorité intellectuelle, et il s’en trouve un grand nombre, embrassent le christianisme. Mais croyez à ces conversions politiques ! La tache originelle ne s’efface point par le baptême, le sentiment de l’injustice ne s’affaiblit point dans un cœur ulcéré : aussi ne doit-on pas s’étonner si un Juif, lorsqu’il est doué de hautes facultés, devient une puissance infernale qui distille du venin dans la société, et qui, par sa haine irréconciliable, semble corroborer encore cette opinion généralement répandue, que les Israélites sont les ennemis naturels de l’état social, et ne peuvent s’y agréger.

La lecture des Lettres sur Paris nous a suggéré ces réflexions. Boerne est Juif, et si je ne l’avais appris dans sa biographie, je l’aurais deviné. Il y a en lui du paria, il y a de la révolte et de l’animosité contre l’Allemagne, plus qu’aucun écrivain allemand n’en a encore exprimé ; aucun, en effet, n’a dit comme lui : « Envoyez-moi de la terre d’Allemagne, afin que je l’avale ; je pourrai ainsi anéantir et dévorer, au moins symboliquement, ce maudit pays. »

Boerne n’avait point encore publié de livre, son nom même ne se trouvait ni dans le Conversation’s lexikon, vaste dictionnaire qui tient registre de toutes les notabilités mortes ou vivantes, ni sur aucun des catalogues de la foire de Leipsick ; il s’était contenté de travailler à la rédaction de plusieurs journaux qui parurent successivement à Francfort, sa patrie, et d’insérer des articles littéraires dans le Morgenblatt, lorsqu’en 1829 on rassembla tous ces morceaux épars en les classant par ordre de matières. Sept volumes ont déjà paru : ce sont des critiques dramatiques, des mélanges, des tableaux de Paris, des aphorismes, et des analyses d’ouvrages français.

Assurément, il est impossible de contester à Boerne un talent très distingué : il est presque toujours spirituel, ingénieux ; son style est brillant, rapide, clair, plein d’images, et symbolique comme celui de Jean-Paul, dont il se glorifie d’être le disciple, et qu’il a célébré dans un panégyrique que l’on peut considérer comme un chef-d’œuvre dans ce genre. Mais l’originalité à laquelle vise sans cesse cet écrivain, lui donne quelquefois une tournure maniérée et prétentieuse. L’humour, qu’il a défini comme la démocratie capricieuse et sauvage des pensées et des sentimens, dégénère trop souvent, sous sa plume, en une humeur bizarre et atrabilaire qui lui fait voir le monde sous un aspect plus sombre que la réalité. Son esprit, naturellement porté vers la critique, s’abandonne à des satires pleines d’acrimonie, et qui souvent ne sont exemptes, ni d’une jalousie secrète, ni d’un emportement haineux. Dans ses premiers écrits, Boerne s’était moins livré à ces dispositions chagrines : ses jugemens avaient moins de partialité, et il se montrait plus équitable pour son pays, ses contemporains, et pour les productions de la littérature : aussi sa réputation semblait-elle s’être agrandie en raison du cercle auquel il s’adressait, et du public éclairé dont il ambitionnait le suffrage. On le citait généralement comme un écrivain aimable et capricieux, et on lui pardonnait facilement quelque inégalité et de légers défauts, à cause du charme qu’il répandait dans ses écrits, et du cachet particulier qu’il savait leur imprimer. On pouvait, à la vérité, ne pas sympathiser avec ses diatribes tant soit peu amères contre Hoffmann, avec son aversion contre mademoiselle Sontag ; mais l’esprit qu’il déployait en défendant ses opinions, faisait souvent oublier ce qu’elles pouvaient avoir de paradoxal. Aujourd’hui, ce n’est point à l’Allemagne littéraire, ce n’est point à ses émules de gloire, c’est à des passions brutales que Boerne veut parler dans ses Lettres sur Paris ; ce n’est pas seulement un pamphlet politique, c’est une fusée incendiaire qu’il a lancée sur son pays natal.

Il n’est peut-être point hors de propos de dire ici que Boerne a eu beaucoup à souffrir des rigueurs de la censure, dont les ciseaux impitoyables ont souvent coupé les ailes à son génie indépendant ; qu’il s’est opposé avec courage aux vexations arbitraires que les autorités de Francfort voulaient faire peser sur ses coreligionnaires ; qu’enfin, en 1819, il a été poursuivi comme libéral : ce sont des titres à notre estime et à notre intérêt ; mais peuvent-ils le disculper d’avoir montré une haine aussi invétérée et aussi aveugle que celle qu’il fait éclater aujourd’hui ? Le sentiment qui fait battre nos cœurs pour la liberté est une religion d’amour qui embrasse l’humanité tout entière, et son culte peut-il s’associer à des récriminations si vindicatives ? Ne serait-ce pas profaner ses autels que de vouloir y sacrifier tant de victimes ? Nous sommes las de ces déclamations surannées, de ces théories de sang et de destruction dont les résultats sont toujours négatifs. Nous voulons quelque chose de positif dans la liberté, nous désirons qu’elle porte des fruits savoureux et parfumés sur l’océan de la vie, et non des fruits de cendres, tels que ceux du lac Asphaltite. Si Boerne a pu se flatter de concourir aux progrès de la liberté par un pareil ouvrage, il s’est étrangement abusé : c’est un pas rétrograde pour les lumières et pour la civilisation, car il a fourni à leurs antagonistes des armes qu’ils sauront tourner habilement contre la liberté de la presse. En vérité, ses ennemis les plus acharnés n’auraient pu lui porter un coup plus dangereux, ni en démontrer les abus d’une manière plus manifeste ! Aussi, tel a été l’effet que ce livre a produit en Allemagne, que, quoiqu’il ait été mis à l’index, quoiqu’une amende de quatre cents écus ait frappé tous les libraires qui le débiteraient, aucun partisan du pouvoir absolu n’en a été aussi profondément indigné que les véritables amis de la liberté. En effet, persuadés qu’ils sont que tout appel aux masses, en ce moment, ne pourrait qu’être préjudiciable à une cause sacrée, qu’un brusque renversement de l’ordre social entraînerait avec lui des maux incalculables et qu’enfin on devait attendre que les gouvernemens, éclairés sur leurs vrais intérêts, fissent les concessions réclamées par l’opinion publique et les besoins du temps, ils ont vu avec une sorte d’effroi un audacieux porter la hache à la racine d’un arbre dont la chute ébranlerait l’univers. Une réprobation générale s’est élevée en Allemagne contre cet amateur de ruines et de destruction.

Voulons-nous maintenant appuyer par quelques citations un jugement que l’on pourrait peut-être taxer de sévérité, et jeter un coup-d’œil sur la traduction que M. Guiran vient de publier. Rien n’offre, au premier aspect plus de dissemblance que le texte original et la copie française. L’un est une figure animée avec sa carnation et toute sa physionomie, l’autre n’est qu’une silhouette au maigre profil et à la teinte obscure. Les principaux traits s’y trouvent, à la vérité, reproduits, mais la couleur et la transparence y manquent. M. Guiran, qui d’ailleurs sait fort bien l’allemand, semble avoir désespéré de son auteur en le mutilant ainsi ; il en a fidèlement rendu les fragmens qu’il nous a donnés, ce qui nous fait présumer que ses omissions sont volontaires ; il marche par bonds, il saute dix feuillets à-la-fois, et souvent ce n’est point ce que Boerne offre de moins curieux ni de moins caractéristique. On peut en juger par cette phrase, la première de l’ouvrage, et dont le traducteur ne fait pas mention :

« Je commence à ressentir l’influence du bon génie des voyages, et de toute la légion de démons qui me possèdent, quelques-uns se sont déjà retirés de moi. Mais plus j’approche des frontières de France, plus je deviens fou : je sais bien ce que je ferai sur le pont de Kehl, dès que j’aurai tourné le dos à la dernière sentinelle badoise, cependant je ne puis le dire à aucune femme. »

Je ne me chargerais pas d’expliquer, même devant un homme, ce dernier paragraphe, et je ne connais que l’abbé du Mercure galant qui puisse prétendre à l’interpréter sans choquer nos oreilles.

De toute la légion de démons qui obsédaient Boerne, je ne serais pas éloigné de croire qu’il en est demeuré quelques-uns en lui, et notamment celui de la haine, car il hait presque tout le genre humain : il hait les rois, les propriétaires, les banquiers, les industriels ; il hait Goethe, parce qu’il est le roi de la littérature : il hait les livres, il hait l’Allemagne et les Allemands, il hait la royauté et le gouvernement de juillet. Choisissons quelques exemples. Voici pour les rois :

« C’est une maladie que d’être prince, et il faut mettre les rois à la diète. — L’année prochaine, une douzaine d’œufs sera plus chère qu’une douzaine de princes. — On fait beaucoup trop de façons avec les rois : on devrait leur fixer à tous un délai d’un mois, dans l’espace duquel ils auraient à établir un meilleur gouvernement, sinon à la porte ! — Chacun est maître chez soi, et un roi qu’on ne peut souffrir, ne fût-ce qu’à cause de la forme de son nez, on le met avec raison à la porte : je trouve cela tout simple. »

Voici pour Goethe :

« Je ne me rappelle pas avoir jamais exprimé clairement mon antipathie contre Goethe ; mais elle est si vieille et si forte, qu’elle a dû quelquefois percer dans mes écrits. — Goethe est le roi de son peuple ; lui une fois détrôné, qu’il deviendra facile d’en finir avec ce peuple ! Cet homme d’un siècle a une singulière force de répulsion : c’est une cataracte sur l’œil de l’Allemagne, mais écartez-la, et tout un monde se manifestera. — Depuis que je sens, j’ai haï Goethe ; depuis que je pense, je sais pourquoi. »

Voici le jugement qu’il porte sur notre école romantique ; il y a du fiel jusque dans ses éloges :

« J’ai lu avec beaucoup de plaisir l’Hernani de Victor Hugo. Je juge, il est vrai, des ouvrages de cette espèce chez un poète français, d’après de tout autres principes que je ne le fais chez un poète allemand. Je ne me soucie nullement, dans ce cas, de la chose en soi, je ne la considère que dans ses rapports, c’est-à-dire, pour les ouvrages romantiques, dans son opposition avec la nationalité française. Aussi c’est d’autant mieux que c’est plus extravagant ; la poésie romantique, en effet, est salutaire au Français, non à cause de son principe créateur, mais de son principe destructeur : c’est un plaisir de voir comment, dans leur ardeur, les romantiques brûlent et démolissent tout, et enlèvent du lieu de l’incendie de grosses charretées de règles et de décombres classiques. Ces imbécilles de libéraux, qui auraient intérêt à favoriser la destruction, s’y opposent, et cette conduite est une énigme que je cherche en vain depuis dix ans à deviner. Les pauvres romantiques sont persiflés et poursuivis par leurs adversaires, à faire pitié, et l’on ne peut lire sans pleurer, leurs plaintes déchirantes ; mais pourquoi se plaignent-ils ? pourquoi ne continuent-ils pas leur chemin, sans se soucier qu’on les loue ou qu’on les blâme ? c’est qu’il ne sont pas encore assez romantiques ; le romantisme n’est que dans leur tête, il n’est pas encore dans leur cœur. »

La première cocarde tricolore apparaît à Boerne comme un arc-en-ciel, gage de paix et de réconciliation, il voudrait ôter ses bottes et fouler pieds nus nos pavés sacrés ; il s’écrie dans son exaltation : « Je désirerais que tous les Français missent des habits de femmes, je leur ferais alors les plus belles déclarations d’amour, mais c’est folie que j’aie honte de suivre le penchant de mon cœur et de baiser ces mains qui ont brisé nos chaînes, qui nous ont rendus libres et qui, de valets que nous étions, nous ont armés chevaliers ! » Je ne sais pourquoi M. Guiran a omis ce dernier passage, assurément il n’eût pas déparé sa traduction. Les émeutes de l’Archevêché et de Saint-Germain-l’Auxerrois, le néoroma, madame Malibran, le salon de M. de Lafayette et les efforts héroïques des Polonais transportent Boerne au dixième ciel, ne le troublons pas dans son enthousiasme, ne cherchons pas à scruter avec malignité ses affections ; qu’il nous suffise que Boerne aime ou paraisse aimer quelque chose, et fusse même le cholera, qui excite d’ailleurs en lui la plus vive admiration, je serais encore tenté de l’excuser, car c’est une idée consolante, une idée sur laquelle nous aimons à nous reposer que de penser que son hypocondrie fait quelquefois place à de plus douces émotions, et que du moins nous ne saurions dire de lui en le plaignant, ce que sainte Thérèse disait du diable : Le malheureux, il ne peut pas aimer !


édouard de la grange.