Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 40

Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 81-83).

40. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

Valdemosa, 22 janvier 1839.


Chère amie,

[…] Je vous dis : Rien de neuf. Et vous vous reportez à mon ancienne lettre, vous me voyez à ma chartreuse toujours sédentaire et occupée le jour à mes enfants, la nuit à mon travail. Au milieu de tout cela, le ramage de Chopin, qui va son joli train et que les murs de la cellule sont bien étonnés d’entendre. Le seul événement remarquable depuis cette dernière lettre, c’est l’arrivée du piano attendu. Enfin, il a débarqué sans accident, et les voûtes de la chartreuse s’en réjouissent. Et tout cela n’est pas profané par l’admiration des sots : nous ne voyons pas un chat. Notre retraite dans la montagne, à trois lieues de la ville, nous a délivrés de la politesse des oisifs. Pourtant nous avons eu une visite de Paris ! C’est M. Dembowski, Italiano-Polonais que Chopin connaît et qui se dit cousin de Marliani, à je ne sais quel degré. C’est un voyageur modèle, courant à pied, couchant dans le premier coin venu, sans souci des scorpions et compagnie, mangeant du piment et de la graisse avec ses guides. Enfin de ces gens à qui l’on peut dire : Bien du plaisir ! Il a été très étonné de mon établissement dans les ruines, de mon mobilier de paysan, et surtout de notre isolement, qui lui semblait effrayant.

Le fait est que nous sommes très contents de la liberté que cela nous donne, parce que nous avons à travailler ; mais nous comprenons très bien que ces intervalles poétiques qu’on met dans sa vie ne sont que des temps de transition, un repos permis de l’esprit avant qu’il reprenne l’exercice des émotions. Je vous dis cela dans le sens purement intellectuel ; car, pour la vie du cœur, elle ne peut cesser un instant et je sens que je vous aime autant ici qu’à Paris. Mais l’idée de revivre à Paris m’épouvante, après ce bon silence et cet imperturbable calme de ma retraite. Et puis, en même temps, l’idée de vivre toujours ici, sans me retremper au spectacle d’anciens progrès de l’humanité me ferait l’effet de la mort, car vous ne pouvez pas vous figurer ce que c’est qu’un peuple arriéré. De loin, on le croit poétique, on imagine l’âge d’or, des mœurs patriarcales : — quelle erreur ! La vue de pareils patriarches vous réconcilie avec le siècle, et on voit bien clairement que, si nous valons peu encore, ce n’est pas parce que nous en savons trop, mais que c’est parce que nous en savons trop peu.

Ainsi je suis bien embarrassée de vous dire combien de temps encore je resterai ici. Cela dépendra un peu de la santé de Chopin qui est meilleure depuis ma dernière lettre, mais qui a encore besoin de l’influence d’un climat doux. […] J’avais écrit à M. Cauvière pour le piano. Il m’a répondu une lettre charmante.

Quand les oranges seront mûres, je lui en enverrai pour vous mais elles sont acides même dans mon jardin où elles sont bien abritées. Nous avons ici quinze degrés de chaleur dans la journée, huit au-dessus de zéro la nuit.

Je me permets de vous envoyer mes lettres pour le Berry parce que j’envoie le paquet à Madame Clavé à Barcelone et je ne veux faire qu’un paquet.

Il y a un paquet de manuscrits de musique. Grzymala est chargé de rembourser le port.

Chopin est à vos pieds.

Adressez toujours aux Flayner.