Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 29

Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 58-59).


29. — Frédéric Chopin à Julien Fontana, à Paris.

Palma, le 3 décembre 1838.


Mon Julien,

Ne donne pas congé de mon appartement à mon propriétaire. Je ne peux pas t’envoyer le manuscrit, je ne l’ai pas terminé.

J’ai été malade comme un chien, ces deux dernières semaines. J’avais pris froid en dépit des dix-huit degrés de chaleur, des roses, des orangers, des palmiers et des figuiers. Trois médecins — les plus célèbres de l’île — m’ont examiné. L’un a flairé mes crachats, l’autre a frappé pour savoir d’où je crachais, le troisième m’a palpé en écoutant comment je crachais. Le premier a dit que j’allais crever, le deuxième que j’étais en train de crever, le dernier que j’étais crevé déjà.

Cependant aujourd’hui je me sens comme toujours ; seulement je ne puis pardonner à Jeannot[1] de ne m’avoir rien dit de ce qu’il fallait faire dans le cas d’une bronchite aiguë qu’il pouvait prévoir pour moi. C’est à grand peine que j’ai pu échapper aux saignées, aux vésicatoires et aux enveloppements et, grâce à la Providence, je suis aujourd’hui redevenu moi-même. Pourtant ma maladie a fait tort aux Préludes que tu recevras Dieu sait quand. J’irai habiter dans quelques jours la plus belle région du monde ; j’y aurai la mer, les montagnes, tout ce que tu peux imaginer. Je logerai dans un vieux cloître, énorme et abandonné, dont Mend[izabal][2] semble avoir chassé les chartreux à mon intention. C’est près de Palma et rien n’est plus beau. On y voit des arcades, les plus poétiques des cimetières, en un mot, j’y serai bien. Mais je n’ai pas encore de piano. J’ai écrit directement à Pleyel rue de Rochechouart. Va t’en informer… Dis que le jour suivant j’ai été fort malade et, qu’à présent, je suis de nouveau bien. D’ailleurs ne parle pas beaucoup de moi, ni des manuscrits. Écris-moi, je n’ai encore rien reçu de toi. Dis à Léo que je n’ai pas encore envoyé les Préludes à Albrecht. Dis leur que je les aime beaucoup et que je vais leur écrire. Mets toi-même à la Bourse ma lettre pour ma fam[ille].

Écris-moi. J’embrasse Jeannot.

Ch.

Ne dis pas aux gens que j’ai été malade car ils en feraient des commérages.

  1. Le docteur Jean Matuszynski.
  2. Juan Alvarez y Mendizabal [Juan Alvaro Mendizabal]. (1790-1853) homme d’État espagnol. Président du Conseil en 1835, il supprima les monastères d’hommes et fit vendre les biens monastiques.