Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 28

Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 55-57).

28. — George Sand à Albert Grzymala, à Paris.

[Post-scriptum à la lettre précédente].


Cher,
recevez-vous nos lettres ? Nous vous avons écrit trois

ou quatre fois, nous sommes inquiets et tristes de votre silence. Nous avons pourtant des nouvelles de Marliani. La manière la plus sûre de nous écrire parmi toutes celles que nous avons tâtées, est d’adresser à Mr Canut y Mugnerot à Palma de Mallorca, Îles Baléares. Sous enveloppe : Pour Mme G. Sand. Affranchir jusqu’à la frontière indispensablement.

Chopin a été assez souffrant ces jours derniers.[1] Il est beaucoup mieux, mais il souffre un peu des variations de la température qui sont fréquentes ici. Nous allons avoir enfin une cheminée L’Homond et veuille la Providence veiller sur nous, car il n’y a ici ni médecin, ni médecine[2]. Maurice va très bien. L’absence du piano m’afflige beaucoup pour le petit. Il en a loué un indigène[3] qui l’irrite plus qu’il ne le soulage. Malgré tout il travaille. Nous allons dans trois jours habiter notre belle Chartreuse dans un site magnifique. Nous avons acheté un mobilier et nous voici propriétaires à Mallorque. C’est un ravissant pays et nous sommes heureux ; il ne nous manque que Vous. Nous avons appris avec douleur et consternation la malheur de la femme de Mickiewicz.[4] Mon Dieu, mon Dieu ! Vous pouvez toujours compter sur moi pour l’article en question[5] et pour celui de la vente.[6] Mais, hélas ! je n’ai pas encore fini Spiridion. Je ne peux travailler encore. Nous ne sommes pas installés, nous n’avons ni âne, ni domestique, ni eau, ni feu, ni moyen sûr d’envoyer les manuscrits. Moyennant quoi, je fais la cuisine au lieu de faire de la littérature et ne sais encore si le dernier paquet que j’ai envoyé à Buloz est parvenu. Soyez assez bon pour le voir et pour lui dire que la 4ème partie de Spiridion voyage vers lui, si toutefois il ne l’a pas reçue. L’Espagne est fort troublée dans ce moment. Le porteur de Spiridion n’a peut-être pu arriver aux Pyrénées. Les communications avec la France qu’on nous avait… [la fin manque].

  1. La maison louée par Chopin et George Sand à Establiments près de Palma était connue dans le pays sous le nom de « So’n Vent » (Maison du Vent). Elle appartenait à un certain señor Gomez, intéressé et vaniteux. Dès que les pluies se mirent à tomber, cette demeure construite pour la bonne saison devint inhabitable. Elle n’avait ni feu ni cheminées et ses murs étaient très minces. Chopin prit froid. Les émanations étouffantes du brasero allumé à l’intérieur de la maison le firent tousser plus encore. George Sand appela successivement trois médecins. Ceux-ci déclarèrent que Chopin était ni plus ni moins que tuberculeux, ce qui, à ce moment, n’était probablement pas vrai. Or comme la tuberculose était crainte alors en Espagne à l’égal de la peste, Gomez expulsa ses locataires.
    La « Maison du Vent » existe encore, mais elle a subi de grandes transformations.
  2. George Sand fait erreur. Chopin, nous venons de le voir, avait été examiné par trois médecins ; sans doute, le manque absolu de science de ceux-ci pousse-t-il la romancière à dire qu’il n’y avait alors « ni médecin, ni médecine » à Majorque. À ce propos, relevons un passage d’« Un Hiver à Majorque » omis dans toutes les éditions de cet ouvrage de George Sand, mais que M. B. Ferra a inséré dans : « Chopin et George Sand à Majorque » d’après le manuscrit de l’ouvrage, manuscrit qui est un des joyaux de la cellule-musée de la Chartreuse de Valdemosa. Ce passage, le voici : « Son aide major [celui d’un des médecins] que nous avions surnommé « Malvavisco » [guimauve], à cause de sa prescription favorite, était si malpropre que notre malade ne pouvait se résoudre à lui laisser tâter son pouls. Nous étions en plein Diafoirusisme. »
  3. On peut voir ce piano majorquin dans la cellule-musée de la Chartreuse.
  4. Madame Mickiewicz venait d’être frappée de démence.
  5. Il s’agit de l’étude intitulée par George Sand : Essai sur le drame fantastique : Goethe, Byron, Mickiewicz et qui parut dans la Revue des deux Mondes du 1er décembre 1839.
  6. La vente dont il est question ici est une de celles que la princesse Adam Czartoryski organisait tous les ans au profit des émigrés polonais.