Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 19

Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 40-42).

19. — George Sand à la comtesse Marliani à Paris.

[Port-Vendres,[1] fin octobre ou 1.er ou 2 novembre 1838].

Chère Bonne,

Je quitte la France dans deux heures.[2] Je vous écris du bord de la mer la plus bleue, la plus pure, la plus unie ; on dirait d’une mer de Grèce, ou d’un lac de Suisse par le plus beau jour. Nous nous portons bien tous. Chopin est arrivé hier soir à Perpignan, frais comme une rose et rose comme un navet ; bien portant d’ailleurs, ayant supporté héroïquement ses quatre nuits de malle-poste. Quant à nous, nous avons voyagé lentement, paisiblement, et entourés à toutes les stations de nos amis, qui nous ont comblés de soins

M. Ferraris, sur la recommandation de Madrid, a été très aimable pour moi, et m’a paru être un excellent homme, absolument dans la même position que Manoël. Repoussé à Venise et à Trieste par le gouvernement autrichien, il attend sa destitution philosophiquement ; car, à Perpignan, il s’ennuie à avaler sa langue. Il a gardé un très doux souvenir de votre mari, et a appris de moi avec joie qu’il est heureux dans son ménage et amoureux de sa femme.

Vous avez dû recevoir de mes nouvelles de Nîmes et un panier de raisins. Je n’ai rien reçu de vous, et je serais inquiète si je n’avais de vos nouvelles par Chopin.

Notre navigation s’annonce sous les plus heureux auspices, comme on dit : le ciel est superbe, nous avons chaud et nous voudrions, pour être tout à fait contents de notre voyage, que vous fussiez avec nous.

Adieu, chère ; mille tendresses à Marliani, poignées de main bien affectueuses à Enrico.

Rappelez-moi à tous nos bons amis et donnez-leur de mes nouvelles. Je passerai huit jours à Barcelone.[3] Dites à Valdemosa[4] que je voyage avec son ami, qui est un charmant garçon.

Adieu, chère amie ; aimez-moi comme je vous aime du fond de l’âme, et notre cher Manoël aussi.

George

Écrivez-moi sous le couvert de Senor Francisco Riotord, junto à San-Francisco en Palma de Mallorca.

  1. Les éditeurs de la « Correspondance » de George Sand, Paris 1882, indiquent en tête de cette lettre non datée « Perpignan, Novembre 1838 » ; mais c’est à Port-Vendres qu’elle fut écrite par la grande romancière deux jours avant son embarquement, et au bord de la mer. Perpignan ne s’y trouve point. Il y a d’autre part lieu de croire que cette lettre date des derniers jours d’octobre ou bien du premier — ou du deux — novembre.
  2. Après avoir passé la plus grande partie de l’été à Paris auprès de Chopin, George Sand décida celui-ci à entreprendre avec elle un assez long voyage. George ne pouvait se fixer à Paris où la jalousie de Mallefille la poursuivait. Quel prétexte Frédéric aurait-il pu donner à ses amis, à ses relations, à ses élèves pour aller passer l’hiver à Nohant ? Or, les deux amants ne voulaient pas se séparer. D’autre part, depuis longtemps déjà, George Sand déclarait qu’un voyage dans un « pays à climat chaud » était indispensable au rétablissement de la santé de son fils. Sur les conseils de Manoël Marliani, consul d’Espagne, et du chanteur Valdemosa, le choix d’Aurore et de Frédéric se porta sur l’île de Majorque. Un séjour dans le midi pouvait sembler favorable à Chopin qui avait souffert d’influenza l’hiver précédent, et motiver son départ. Celui-ci souleva néanmoins de nombreux commentaires.
  3. George Sand, Chopin, Maurice Dudevant (1823-1889), Solange Dudevant, (1828-1899) et Melle Amélie, femme de chambre de George Sand s’embarquèrent à bord du Phénicien pour gagner Barcelone où ils descendirent dans « la meilleure auberge » de la ville : l’Hôtel des quatre nations situé sur la Rambla. Huit jours se passèrent en visites de la grande cité catalane et des environs. Le 7 novembre, à 5 heures du soir, les voyageurs s’embarquèrent à bord de l’El Mallorquin, petit vapeur surnommé « El Pagés », (le Paysan) en raison de la figure de proue représentant un naturel du pays. Ils arrivèrent à Palma le lendemain à 11 h 1/2 du matin. Ces détails figurent dans : « Chopin et George Sand à Majorque », l’ouvrage de Bartomeu Ferra, conservateur de la Cellule Chopin-George Sand à la Chartreuse de Valldemosa. M. Ferra les a puisés aux Archives de Majorque dans les documents relatifs au vapeur « El Mallorquin ». À Palma, les voyageurs eurent la déception de ne pas trouver d’hôtel : il n’en existait pas alors à Majorque. Finalement, ils découvrirent deux petites chambres au-dessus de l’atelier d’un tonnelier de la Calle de la Marina. L’enchevêtrement de ruelles à la droite de cette rue conserve encore tout son pittoresque. Mais quel séjour mal commode ! Les voyageurs songeaient à se rembarquer quand ils eurent l’occasion de louer, à six kilomètres de Palma, une maison de campagne dans l’agréable site d’Establiments.
  4. Valdemosa, c’est-à-dire Francisco Frontera, un musicien de valeur qui se produisait sous le nom si harmonieux de son village natal.