Lettres de Chateaubriand et d’Augustin Thierry

LETTRES INÉDITES
DE
CHATEAUBRIAND ET D’AUGUSTIN THIERRY

Dans un passage fameux des Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand raconte en ces termes une visite qu’il fit à Augustin Thierry au printemps de 1825 :

« J’ai vu, à Vesoul, M. Augustin Thierry chez son frère le préfet. Lorsque autrefois, à Paris, il m’envoya son Histoire de la Conquête des Normands, je l’ai lai remercier. Je trouvai un jeune homme dans une chambre dont les volets étaient à demi fermés ; il était presque aveugle ; il essaya de se lever pour me recevoir, mais ses jambes ne le portaient plus et il tomba dans mes bras. Il rougit lorsque je lui exprimai mon admiration sincère : ce fut alors qu’il me répondit que son ouvrage était le mien, et que c’était en lisant le récit de la bataille des Francs dans les Martyrs, qu’il avait conçu l’idée d’une nouvelle manière d’écrire l’histoire. Quand je pris congé de lui, alors il s’efforça de me suivre et il se traîna jusqu’à la porte en s’appuyant contre le mur : je sortis tout ému de tant de talent et de tant de malheur. »

Cette rencontre des deux grands écrivains, l’un au faîte de la renommée, l’autre encore presque au début de son chemin de souffrance et de gloire, n’était pas la première. Quelques mois auparavant, par l’entremise de son frère Amédée, qui l’avait approché chez le prince de Talleyrand, Augustin Thierry s’était fait présenter à l’auteur d’Atala.

C’était au lendemain du renvoi brutal, par lequel le faisant congédier « comme un garçon de bureau, » Villèle avait écarté un collègue encombrant. Le ministre disgracié se retirait avec une ostentatoire simplicité, mais vouant désormais au « cauteleux aideur d’affaires » et à son parti une haine implacable. Devenu partisan de toutes les libertés, l’ancien ultra de 1815 avait aussitôt entamé la terrible opposition que l’on sait ; « le brin d’herbe arraché » allait aider à l’écroulement d’ « une grande ruine. » Le libéralisme hautement affiché d’Augustin Thierry, ses théories et ses idées ne pouvaient donc alors déplaire au grand homme irrité. La vénération proclamée d’un disciple fervent, qui le saluait comme un inspirateur et comme un modèle, devait enchanter son orgueil.

Des relations durables et suivies s’établirent entre eux, empreintes d’une respectueuse déférence chez Augustin Thierry, d’une très chaude et bientôt admirative sympathie de la part de Chateaubriand. On en peut trouver la trace dans les Mémoires d’Outre-Tombe. Avant la révolution de Juillet, au cours de ses voyages et durant son ambassade à Rome, Chateaubriand écrit à plusieurs reprises, « vieil élève à son jeune maître, » intervient même en sa faveur, et à vrai dire sans succès, auprès de M. de Martignac. Après 1830, ce commerce d’amitié continue et, rentré à Paris, le hautain « oublié » ne dédaigne point de quitter parfois son appartement de la rue d’Enfer pour venir au passage Sainte-Marie, en compagnie de Mme Récamier, converser avec l’historien aveugle et paralysé.

J’ai retrouvé dans mes papiers de famille une partie de cette correspondance que j’ai l’heureuse fortune de pouvoir publier aujourd’hui. Les lettres de Chateaubriand en ma possession sont au nombre de dix-huit, s’échelonnant sur une durée de quinze ans, de 1829 à 1844 : quelques-unes dictées par Chateaubriand à son secrétaire Hyacinthe Pillorge et revêtues de sa signature, les autres autographes, sur épais papier de fil, scellées du c’achet à ses armes, de cette grande écriture allongée, d’un demi-pouce de haut, comme tracée avec des majuscules, si caractéristique qu’on ne saurait l’oublier, lorsqu’on l’a une fois entrevue.

Deux ou trois sont de simples billets de politesse, mais la plupart, par les renseignemens qu’elles fournissent ou les pensées qu’elles expriment, apporteront, je l’espère, une utile contribution à l’étude des sentimens, des illusions, des variations aussi de la plus illustre de toutes les « âmes solitaires. »


La plus ancienne entre mes mains est datée de Cauterets, 28 juillet 1829 : Chateaubriand, regagnant l’Italie par le chemin des écoliers, poursuivait alors à travers les Pyrénées ce voyage triomphal, cette « suite de rêves » si fâcheusement interrompue par la chute du ministère Martignac. Elle est adressée à Carqueiranne, aux environs d’Hyères. Frappé depuis quatre ans d’une cécité progressive, alors presque complète, aux trois quarts paralysé, quasi mourant, Augustin Thierry, condamné par les médecins, avait été par eux, comme suprême ressource, envoyé en Provence. Le Journal de Santé, rédigé quelques années plus tard par son secrétaire, le docteur Gabriel Graugnard, fournit ces détails tragiques sur l’évolution de sa maladie à cette époque :

« En 1825, perte complète de la faculté de lire, même les plus gros caractères ; diminution dans les forces musculaires, surtout pour la station et pour la marche sur une ligne tout à fait droite ; extension de la paralysie cutanée à une grande partie du tronc, aux cuisses et aux jambes.

« En 1826, nécessité de se faire conduire, augmentation de la faiblesse des jambes, impossibilité de se lever sans appui. La sensibilité de la main gauche diminue au point qu’il devient impossible de s’en servir pour boutonner les habits. En 1827, étourdissemens fréquens, précédés d’un violent battement de cœur et accompagnés d’une suppression totale de la vue. Il éprouve ces symptômes quelques momens après s’être mis en marche.

« En 1828, impossibilité de distinguer aucun objet ; il entrevoit encore quelques portions des murs et la blancheur du ciel. Les étourdissemens continuent d’être fréquens.

« En 1829, la vision cesse presque complètement. Les étourdissemens simulent de légères attaques d’apoplexie, ils disparaissent à la fin de cette année. »

Sur les bords de la Méditerranée, l’infirme se trouvait l’hôte d’une famille de protestans genevois, propriétaires d’un « châtelet » près de Costebelle : les d’Espine avec lesquels il s’était lié en 1825, au cours d’un voyage en Suisse[1]. Croyant sa fin prochaine, il venait, comme dernière consolation, de poser sa candidature à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, intéressant de loin amis et protecteurs à l’élection désirée. C’est à ce sujet que Chateaubriand lui écrit.


Cauterets, le 28 juillet 1829.

« Je me suis presque rapproché de vous, monsieur, et ma santé m’a appelé aux eaux des Pyrénées. Mon premier projet avait été de rentrer en Italie par la Corniche et je me faisais un grand honneur de vous rencontrer sur mon chemin ; c’est même ce qui m’a empêché d’avoir l’honneur de répondre plus tôt à votre dernière lettre, espérant toujours vous porter moi-même ma réponse. Malheureusement je suis obligé de retourner à Paris et de prendre ensuite la route de Turin.

« Vous savez, Monsieur, si je suis à vos ordres et combien je serais heureux de vous servir : j’ai fait les démarches nécessaires ; vous n’en aviez pas besoin. M. Villemain a pu vous apprendre que tous les vœux et presque toutes les promesses sont pour vous : la supériorité de vos droits n’est pas plus contestée que celle de vos talens.

« Je me prépare toujours à donner cet hiver les deux volumes de mon histoire[2], et, voulant rendre compte de tout ce qu’on a écrit, je lis ici M. Guizot, la plume à la main. Au milieu d’une foule d’excellentes choses, il y a bien des choses hasardées et qui sentent le système. Comment soutenir, par exemple, que les champs cultivés chez les Romains étaient sans chemins, sans habitans, sans villages, sans chaumières ? C’est nier à la fois le Code, les Pandectes, les Novelles, l’histoire, la poésie ; c’est avoir oublié jusqu’à l’étymologie du mot païen. Il n’y a que vous, Monsieur, qui soyez juste, parce que vous avez soumis votre raison aux faits.

« Dans quinze jours, Monsieur, j’aurai quitté les eaux et dans un mois je serai à Rome. Ai-je perdu tout espoir de vous y voir ? Ne pourrai-je, en échange de vos lumières, vous prêter mes deux mauvais yeux, pour vous conduire sur les ruines d’un empire ? Mon dévouement est aussi profond pour vous, Monsieur, que mon admiration est sincère.

« CHATEAUBRIAND. »


L’avènement du ministère Polignac vint modifier ces projets, et l’on sait comment, le 28 août, Chateaubriand se démit de son ambassade. La lettre suivante est adressée de Paris, toujours à Carqueiranne.


Paris, 11 février 1830.

« Deux choses, Monsieur, me font grand plaisir dans votre lettre[3] : vous continuez vos grands et nobles travaux, et nous vous reverrons bientôt à Paris. Vous avez retouché vos anciens ouvrages ; c’est ce qui arrive à tous les hommes de votre mérite : la conscience n’est jamais séparée du vrai talent[4]. Sans doute, comme vous le dites, Monsieur, les études historiques ont fait des progrès ; mais ces progrès ont-ils toujours été dans un sens utile ? J’ai lu bien des choses rassemblées à la hâte, publiées avec la même précipitation et souvent dans un esprit de système que les faits mieux approfondis ne justifient pas.

« Je vais descendre moi-même dans cette périlleuse carrière. On met sous presse les deux volumes que je dois encore au public ; ils auront besoin de votre indulgence. Je me suis placé entre l’ancienne et la nouvelle école. Je voudrais, s’il était possible, les unir au lieu de les diviser : vous verrez, Monsieur, que je vous rends pleine justice.

« Si je puis quelque chose pour votre nomination à une place que vous ne devriez pas solliciter, mais qu’on devrait s’empresser de vous offrir, ne doutez pas de mon zèle. Ma nouvelle position ne me laisse pas beaucoup de crédit : je suppléerai à la faveur par le dévouement.

« Vous avez éprouvé, Monsieur, un malheur de famille[5] auquel je prends une part bien sensible ; moins jeune que vous, j’ai aussi beaucoup plus perdu : tout s’en va avec les années. Les exemples ne consolent pas, mais ils enseignent la résignation et la philosophie.

« Je vous renouvelle, Monsieur, avec autant de vivacité que de sincérité, l’assurance de mon admiration et de mon dévouement.

« CHATEAUBRIAND.


« Comme vous, je n’ai pu écrire moi-même : ce ne sont pas mes yeux qui souffrent, mais ma main sur laquelle s’est jeté un rhumatisme. »

Cependant la candidature académique d’Augustin Thierry se heurtait à de sérieuses difficultés. On le jugeait trop jeune. Suspect au pouvoir, retenu par la maladie à l’autre extrémité du pays, l’aveugle ne pouvait venir à Paris défendre sa chance. Sa faiblesse nerveuse aidant, il s’affligeait et désespérait. Chateaubriand lui écrit alors cette curieuse lettre :


Paris, 3 avril 1830.

« Votre lettre, Monsieur, m’a fait une sensible peine : vous ne revenez pas parmi nous et vous vous croyez oublié : ce mot-là doit être rayé de vos souffrances ; l’oubli est un mal qui ne vous atteindra jamais. M. Villemain vous aime, vous honore et vous admire ; il a été très malheureux et très découragé[6]. Il y a de ces momens de dégoût qu’on a de la peine à surmonter dans la vie ; ils s’étendent sur tout, et bien qu’on conserve au fond du cœur des amitiés fidèles et tendres, on manque de la force nécessaire pour les exprimer.

« Je ne puis rien vous dire de positif sur l’Académie ; je ne sors plus, je ne vois personne, je rencontre quelquefois par hasard quelques-uns de nos amis communs ; alors nous parlons de vous ; ils paraissent toujours persuadés que vous avez des chances considérables. Je m’en informerai encore ; je vous l’écrirai ; mais je vous avoue en toute humilité que je n’ai aucun pouvoir, aucune influence ; je vis trop solitaire, et l’espèce de proscription politique dans laquelle je ne cesse de me trouver placé fait fuir les faibles et anime les ennemis. Il ne m’appartiendrait pas, Monsieur, d’être sévère avec personne ; j’ai trop besoin d’indulgence. Je louerai beaucoup MM. Guizot, Thiers et Mignet, mais je dirai aussi en quoi je ne partage pas leur opinion sur quelques faits et quelques systèmes historiques. Ce que je donnerai sera bien misérable et ne saurait arrêter d’aucune manière un homme comme vous. J’aurai, je crois, trois volumes, et je ne crois pas qu’ils puissent être publiés avant le 1er janvier prochain ; mais aussi je serai libre pour le reste de ma vie ; ce reste est peu de chose désormais et je me le réserve ; je sortirai à la fois de la politique et des lettres. J’ai autant d’ardeur de disparaître aujourd’hui de la scène du monde que j’en ai peut-être eu autrefois pour m’y montrer.

« Soignez votre santé, Monsieur, travaillez pour vous distraire et pour nous instruire. Je me fais un grand bonheur et un grand honneur de dire en public ce que je pense de vous. Mon dévouement et mon admiration pour vous sont inaltérables.

« CHATEAUBRIAND. »


La Révolution survient. Les Lys sont renversés. Se sacrifiant pour « une famille ingrate, » à « une cause qu’il n’approuve pas, » reniant les « Judas de la Chambre des Pairs, » Chateaubriand, courtisan du malheur qu’il n’a pu détourner, a donné la démission de ses emplois et, pauvre, endetté, résigné jusqu’à ses pensions pour rester « nu comme un petit saint Jean. » Il songe à quitter la France, qui acclame l’ « apostat, » à s’exiler en Suisse.

Élu le 7 mai au fauteuil de Boissy d’Anglas, Augustin Thierry est maintenant à Vesoul l’hôte de son frère, nouveau préfet de la Haute-Saône. Au futur historien du Tiers-Etat, que nul serment ne lie au régime déchu, la royauté bourgeoise, la monarchie constitutionnelle à l’anglaise apparaît comme l’idéal des gouvernemens, la conséquence et la fin nécessaire de la tradition nationale. Il l’avait accueillie d’enthousiasme et la regretta avec désespoir. « Nous avons été séparés de notre grande histoire, de celle de huit siècles, écrira-t-il énergiquement après 1848, nous ne pouvons plus y rentrer, parce qu’elle est malheureusement divisée contre elle-même. Nous nous sommes amarrés à la petite, à celle du Consulat et de l’Empire, et nous nous y sommes accrochés comme les gens qui se noient, avec frénésie[7]. »

Son amitié, sa vénération s’émeuvent devant les renoncemens de Chateaubriand et sa fureur de sacrifice. A la sollicitude qu’il témoigne, aux possibilités qu’il exprime, aux avis respectueux qu’il formule peut-être, répond cette lettre altière, débordant à la fois d’orgueil exaspéré et d’écrasant mépris, révélatrice à cette date de sentimens nouveaux où les partisans du « républicanisme » de Chateaubriand trouveront sans doute un appoint d’argument en faveur de leur thèse[8] :


Paris, 11 septembre 1830.

« Vraiment, Monsieur, je ne saurais vous dire à quel point je suis touché de l’intérêt que vous voulez bien me témoigner. Le sort a fait que ma vie s’est écoulée au milieu d’hommes qui ne m’entendaient pas et avec lesquels je n’avais aucune sympathie, tandis que ceux vers lesquels la nature m’inclinait ne m’ont apparu qu’au moment où tout finit pour moi, amitiés et jours.

« Je m’en vais du moins, Monsieur, avec la paix d’un honnête homme. Je crois avoir un peu contribué à la liberté de mon pays ; la presse me doit peut-être quelque chose, et c’est elle qui vient d’affranchir ma patrie. Mes doctrines triomphent et ma chétive personne périt. Qu’importe alors ? Je sacrifie bien volontiers la seconde aux premières. Je ne suis d’ailleurs pas bien rassuré sur l’indépendance que nous avons conquise. Si la France s’était formée en République, j’y serais resté parce que j’aurais vu logique et conséquence dans le fait et que je n’aurais eu à violer aucun serment ; mais troquer une monarchie contre une usurpation sans gloire qui sera tôt ou tard obligée de recourir aux lois d’exception, changer une couronne conservée pendant neuf siècles au trésor de Saint-Denis pour une couronne trouvée dans la flotte d’un chiffonnier, cela ne vaut pas la peine d’un parjure. Je n’ai conservé de ma jeunesse qu’un certain goût du malheur qui me range du côté de l’infortune, même méritée. Je partirai pour la Suisse aussitôt que j’aurai achevé l’impression de mes trois volumes : elle est très avancée. Tous mes regrets, Monsieur, seront pour des hommes comme vous et, quel que soit le lieu que j’habite, je vous y conserverai admiration et dévouement.

« CHATEAUBRIAND. »


L’année 1831 venait d’apporter un grand changement dans la vie d’Augustin Thierry. Il avait rencontré aux eaux de Luxeuil, cette petite ville des grands souvenirs, Mlle Julie de Quérangal, fille d’un contre-amiral en retraite, major de la marine à Lorient, dont le nom s’est fait honorablement connaître dans les guerres de l’Empire. De cœur noble, instruite et distinguée d’esprit, cultivant elle-même les lettres[9], la jeune fille s’était prise à la fois d’admiration pour le talent de l’écrivain et de pitié pour son malheur. L’enthousiasme devint aisément de l’amour, bientôt un mariage s’ensuivit : union fortunée qui devait, treize années durant, illuminer de bonheur intime et réchauffer de prévoyante tendresse la vie douloureuse de l’illustre aveugle, et lui verser l’oubli de ses cruelles souffrances.

Après avoir quitté la France pour s’installer a. Genève en un modeste logement du quartier des Pâquis, Chateaubriand vient de rentrer à Paris, rappelé par la proposition Briqueville, qui bannit à perpétuité du territoire « l’ex-roi Charles X, ses descendans et les alliés de ses descendans. » Le 31 octobre paraît chez Le Normant, sa brochure d’inspiration si haute et de si fier langage : De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille, ou suite de mon dernier écrit : De la Restauration et de la Monarchie élective.

Ce devoir accompli, il s’est remis à la composition de ses Mémoires. Le 15 décembre 1831, il écrit à Augustin Thierry, toujours installé à Vesoul, chez son frère, où il prépare les Nouvelles Lettres sur l’Histoire de France, devenues plus tard les Récits des Temps Mérovingiens.


Paris, 15 décembre 1831.

« Je me suis empressé, Monsieur, d’aller offrir à Mme Thierry l’hommage de mon respect : j’ai été doublement charmé de voir votre femme et une Bretonne pleine d’esprit et de grâce. Il a été décidé entre nous que j’étais son cousin depuis trois ou quatre cents ans, et j’espère d’après cela que vous ne me refuserez pas d’être le vôtre.

« J’étais bien honteux, Monsieur, de vous offrir mes Études, je sentais combien le présent était peu digne de vous. Vous ne sauriez croire à quel point je suis heureux d’apprendre que vous vous remettez à l’ouvrage et que mes essais informes entrent cependant pour quelque chose dans votre résolution. C’est ainsi que vous m’avez dit (et je ne l’ai pas oublié) que ma bataille des Francs vous avait donné la première idée d’une histoire différente des histoires publiées jusqu’à notre temps. Ce sont là mes vrais titres de gloire. Mme Thierry vous porte mes Études : l’échange que vous me proposez m’est trop favorable pour que je perde l’occasion de m’enrichir.

« Hélas ! Monsieur, tout mon bonheur serait de rester à Paris, de vous voir, de vous entendre, de m’instruire dans votre conversation, et surtout de vous presser de continuer votre immortel travail ; mais je ne fais que traverser la France : accouru pour défendre encore quelques exilés et pour vendre mon chétif ermitage, je m’apprête à reprendre le chemin de la terre étrangère. Chaque homme accomplit sa destinée. La mienne est liée à une couronne qui a toujours pesé sur moi et qui m’écrase en tombant. J’ai pris seulement mes précautions pour que mes cendres soient rapportées dans ma patrie.

« Recevez, Monsieur, je vous prie, la nouvelle assurance de l’attachement et de l’admiration que je vous ai voués. Mme Thierry vous dira combien nous avons parlé de vous et tous les souhaits que je fais pour votre bonheur.

« CHATEAUBRIAND. »


Emprisonné durant quelques jours à la préfecture de police, en raison de ses rapports suspects avec la Duchesse de Berry, Chateaubriand reçut dans sa geôle momentanée de nombreuses marques de sympathie. Aux témoignages de Bertin, de Villemain, de J.-J. Ampère, de Charles Lenormant, vint s’ajouter celui d’Augustin Thierry. À peine remis en liberté, Chateaubriand se hâte de remercier Mme Augustin Thierry.


Paris, ce 9 juillet 1832.

« Madame,

« Rien ne pouvait me rendre plus heureux que votre lettre dans ce moment. Je suis touché et fier des marques d’intérêt que vous et M. Thierry voulez bien me donner. Je les méritais du moins par mon admiration sincère et mon profond dévouement pour votre illustre mari.

« Je partirai à la fin du mois pour la Suisse. Si je passe par Vesoul, ce qui est possible, j’aurai l’honneur d’aller vous voir et vous remercier. J’emporterai dans ma solitude l’espoir de me consoler un jour par la lecture des nouveaux ouvrages dont M. Thierry est occupé : il accroîtra sa renommée en augmentant la gloire de la France.

« Offrez, je vous en prie, Madame, mes complimens les plus empressés à M. Thierry, et agréez l’hommage des sentimens respectueux que j’ai l’honneur de vous offrir.

« CHATEAUBRIAND. »


Chateaubriand, en route pour Lucerne, s’arrêta effectivement à Vesoul. Un brouillon de Souvenirs inédits d’Amédée Thierry, recueillis en 1858 par son fils, Gilbert Augustin-Thierry, alors adolescent, trace un amusant croquis de la visite précipitée du grand homme : « Lorsqu’il quitta Paris en 1832 pour se rendre en Suisse, M. de Chateaubriand passa par Vesoul. Sa voiture de poste le conduisit à l’auberge de la Madeleine, d’où il partit pour se rendre à la préfecture. Son intention était de voir au passage mon oncle Augustin qui lui avait écrit au sujet de son emprisonnement, et mon père, dont il avait parlé avec bienveillance dans la préface de ses Études historiques. M. de Chateaubriand demeura une demi-journée à la préfecture à causer fort gaiement. Il raconta sa captivité fort douce dans le salon de M. Gisquet, préfet de police, n’ayant pour geôlier que Mlle Gisquet, qui lui faisait de la musique du matin au soir. A l’entendre, c’était un emprisonnement assez doux : il est vrai qu’il n’en parle pas ainsi dans les Mémoires d’Outre-Tombe. Il ne traite pas M. Gisquet avec autant de bonne grâce que dans la conversation qu’il avait eue avec mon père.

« Il ne voulut rien prendre à la préfecture, malgré les instances qui lui furent faites, et lorsque, au bout de quelques heures, il voulut partir, il s’opposa obstinément à ce que mon père le reconduisit jusqu’à son hôtel. Mon père insistait lorsqu’il s’aperçut que M. de Chateaubriand prenait presque son insistance polie en mauvaise part. Amédée Thierry avait oublié que, représentant du gouvernement et préfet, il jouait le rôle de bourreau et M. de Chateaubriand celui de victime. Il le quitta à la porte de la préfecture, et c’était déjà beaucoup pour l’impatience de son hôte, qui avait traversé en sa compagnie une cour séparée seulement de la rue par une grille.

« Trois jours après, le capitaine de gendarmerie arriva tout effaré dans le cabinet de mon père : « Monsieur le préfet, une nouvelle importante. — Laquelle ? — M. de Chateaubriand a traversé la ville, il y a trois jours, se rendant en Suisse : vous pouvez considérer la chose comme certaine. — Vraiment, mais c’est de la plus haute importance !… Qui a-t-il vu en passant ? — Je ne sais pas encore, mais je suis sur la voie, et demain, j’espère, je vous dirai quelles sont les visites qu’il a faites… — Je fais mieux la police que vous, mon cher capitaine, car je puis vous informer dès maintenant qu’il a passé la journée à la préfecture ! »

La Duchesse de Berry est arrêtée à Nantes. Revenu précipitamment à Paris, le défenseur officieux de l’ « auguste captive » s’est mis sans perdre un jour à la composition de son Mémoire sur la captivité de Mme la Duchesse de Berry. C’est au milieu de ce travail qu’il écrit dans la Haute-Saône à son ami lointain :


Paris, le 10 décembre 1832.

« Hélas, Monsieur, votre lettre m’est arrivée tout au beau milieu d’une fièvre de nerfs que je m’étais donnée par excès de travail ; je n’ai donc pu avoir l’honneur de vous répondre à l’instant même et je suis encore obligé d’emprunter aujourd’hui la main de mon secrétaire. Je vous en veux, Monsieur, d’avoir pu supposer un instant qu’il me fut passé par la tête des idées semblables à celles dont vous vous êtes tourmenté : je vous honore et vous admire sincèrement ; j’ai cru et j’ai dû croire à une méprise. Croyez, Monsieur, que rien ne pourra jamais altérer les sentimens que je vous ai voués pour la vie[10]. »

CHATEAUBRIAND.

Au commencement de 1833, Guizot, devenu ministre de l’Instruction publique dans le Cabinet présidé par le maréchal Soult et fondant le Comité des Travaux historiques et la grande Collection de documens inédits qu’il le chargeait de publier, avait « élevé l’histoire du pays au rang d’institution nationale. » A l’historien des Communes, qu’il affectionnait, il proposa d’accepter le travail important, pour lequel nul autre n’était mieux désigné, de recueillir les monumens de l’histoire du Tiers-Etat. Les compétitions étaient fort vives dans le monde savant et ces charges officielles ardemment disputées. Averti des intentions ministérielles, Chateaubriand exprime son désir de les voir se réaliser, indique les raisons qui justifient à ses yeux la désignation dont Augustin Thierry est l’objet.


Paris, 10 janvier 1833[11].

« Oui, Madame, j’avais reçu avec une vive reconnaissance et relu avec une nouvelle admiration les belles ébauches d’un grand maître. La préface est véritablement un charme. Mais vous ne me dites pas, Madame, une excellente nouvelle ; c’est que M. Thierry vient ici pour être à la tête d’une commission historique. Est-ce qu’il n’aurait pas accepté ? Je me faisais un si grand bonheur de le revoir et de vous revoir, j’espérais qu’il me permettrait d’aller quelquefois m’instruire auprès de lui et de lui dire combien je l’admire. Lui seul est resté au point juste dans la nouvelle école historique ; tous ses imitateurs ont dépassé le but et, en croyant rendre aux temps passés leurs couleurs primitives, ils sont arrivés au roman. Il fallait le mélange exquis de raison, de goût et d’imagination de M. Thierry pour élever l’histoire à la poésie, sans lui faire perdre la vérité. Je suis trop fier, Madame, de penser que vous avez eu la bonté de lire mes vieilleries à votre illustre mari ; je reconnais là la bienveillance et la fraternité bretonnes.

« Agréez, Madame, tous mes vœux les plus empressés, mes hommages respectueux, et offrez, je vous prie, à M. Thierry les sentimens dévoués de son plus sincère admirateur. — Surtout, revenez vite parmi nous.

« CHATEAUBRIAND. »

Le retour d’Augustin Thierry ne put être aussi rapide que le souhaitait Chateaubriand. Diverses difficultés d’ordre budgétaire vinrent porter obstacle au bon vouloir de Guizot, retarder jusqu’à la fin de 1834 l’accomplissement de sa promesse. Sans fortune, l’historien se trouvait alors en proie à la plus pénible gêne. Il se désolait d’être contraint au séjour d’une petite ville provinciale et de ne pouvoir, faute de ressources, donner suite au grand projet, chèrement caressé par lui, d’écrire l’histoire des Invasions germaniques[12].

Chateaubriand s’afflige et s’indigne d’une situation si cruelle.


Paris, 25 mars 1834.

« J’aurais eu l’honneur, Monsieur, de répondre plus tôt à votre lettre, si elle ne m’était arrivée au moment même où Mme de Chateaubriand tombait malade d’une manière assez grave pour m’alarmer. Ce que vous avez la bonté de me mander me pénètre de reconnaissance et me fait en même temps beaucoup de peine. Je relirai avec un nouveau plaisir votre important et bel ouvrage[13] : je suis digne du moins du présent par mon admiration sincère pour celui qui me le veut bien offrir. Hélas ! Monsieur, vous éprouvez ce qu’ont éprouvé tous les hommes ; vos amis ont été distraits par la fortune. J’ai fait ce que j’ai pu dans mon temps : aujourd’hui, mon discrédit s’accroit de l’indépendance que j’ai gardée. Mais quelle honte pour la France qu’un homme de votre mérite ne puisse, faute d’une position convenable, continuer ses travaux, tandis que l’on, gorge d’argent, de places et d’honneurs la médiocrité et la bassesse ! Quand je lis les précieux, mais trop courts fragmens que vous nous donnez quelquefois, je gémis de voir votre génie emprisonné dans des bornes si étroites.

« Monsieur votre frère est venu à Paris ; il s’est donné la peine de passer chez moi ; malheureusement, il n’a pas laissé son adresse. J’ai été désolé de ne pouvoir aller le chercher et le remercier de son souvenir. Mme Thierry, votre gracieux secrétaire, veut-elle bien agréer mes respectueux hommages ? Pour vous, Monsieur, mon admiration sincère et mon entier dévouement vous sont acquis et connus.

« CHATEAUBRIAND. »


L’attribution d’une pension littéraire, puis d’une indemnité annuelle[14]pour son travail de Collection permirent à Augustin Thierry de quitter la Haute-Saône et cette maison du cardinal Jouffroy qu’il avait adoptée à Luxeuil pour résidence d’été. Au début de 1835, il vint s’installer à Paris, 11, passage Sainte-Marie[15]. Il devait, jusqu’à la mort de sa femme, mener dans cette paisible retraite une existence quasi bénédictine, non toutefois sans quelque ouverture sur le monde.

Ce furent les années heureuses de sa vie torturée. La plus attentive des compagnes s’employait à l’entourer d’une société d’amis et d’admirateurs dont elle était l’âme après lui. Le modeste « salon vert » de leur appartement devint bien vite le centre des plus attrayantes réunions. Les causeries littéraires alternaient le plus ordinairement avec des soirées consacrées à la musique, pour laquelle l’aveugle avait une véritable passion. Sur les listes d’invitations durant cette période, je relève les noms de Michelet, Henri Martin, Villemain, Félix Ravaisson, Aug. Trognon, les deux frères Ary et Henry Schelîer ; Alfred Nettement, J.-J. Ampère, Guigniaut, Ludovic Lalanne ; Ozanam, H. Fortoul, Egger, Letronne, Monsolet, Géruzez, J.-V. Leclerc.

C’est aussi l’époque où, dans le boudoir de Mme  Récamier, en présence d’un auditoire soigneusement trié sur le volet, commencent les premières lectures des Mémoires d’Outre-Tombe, dont cette Revue eut, au mois de mars 1834, l’honneur de publier, la première, un fragment important. Pareil régal ne fut pas dispensé aux seuls habitués de l’Abbaye-au-Bois. Le passage Sainte-Marie en eut parfois sa bonne part : témoin la lettre que je transcris plus loin et ce billet d’Augustin Thierry à Ary Scheffer :


« Mon cher ami,

« Julie espérait vous rencontrer hier chez M. Viardot et vous proposer d’assister chez nous, demain dimanche, à une lecture des Mémoires de M. de Chateaubriand, qui commencera à huit heures précises. Voyez si le cœur vous en dit ; il n’y aura là que de la littérature et de l’amitié, deux choses qui, hélas ! vous sont devenues bien indifférentes.

« Tout à vous, mais tristement.

« AUGUSTIN THIERRY. »


Chateaubriand lui-même apporte en outre cette intéressante confirmation :


Paris, 26 juillet 1836.

« Votre lettre, Monsieur, m’a fait le plaisir le plus grand et m’a rendu trop fier. Je vous en remercie mille fois ; je la dois à la bienveillance de votre talent et à la bonté gracieuse de Mme Thierry. Hélas ! Monsieur, j’ai assisté tous ces jours-ci à des scènes bien douloureuses, j’ai vu hier mettre dans la tombe ce même jeune homme plein d’avenir que j’avais vu chez vous attentif à l’histoire de ma vieille vie. Ainsi Dieu retire de ce monde tout ce qui s’élève et se distingue de la foule, parce qu’il faut que la société actuelle se décompose et aille à sa destinée. Je croyais bien que M. Carrel me survivrait ; mais mes malheureux cheveux blancs m’ont si souvent trompé que je ne croirai plus en eux[16].

« C’est en vous que je crois, Monsieur, dans votre gloire que j’admire bien sincèrement. Je pars à l’instant de Paris ; je serai un mois absent. Offrez, je vous prie, mes respectueux hommages à Mme Thierry : si c’est elle qui déchiffre mon griffonnage, elle les lira ici.

« CHATEAUBRIAND. »


L’automne de 1837 devait amener à Augustin Thierry le tracas d’une sérieuse préoccupation littéraire. Dans un article consacré à la mémoire d’Armand Carrel[17], Désiré Nisard crut pouvoir avancer que celui-ci avait aidé de sa collaboration l’auteur de la Conquête de l’Angleterre et que les derniers livres de l’ouvrage avaient été écrits par eux en commun.

La fierté d’Augustin Thierry s’émut douloureusement ; il protesta avec véhémence contre une telle assertion : « Je suis peiné horriblement, se plaint-il à Sainte-Beuve, et j’aurai besoin de vous demander conseil dans la triste nécessité où je me trouve d’avoir à revendiquer pour moi seul la propriété intellectuelle d’un de mes ouvrages, de celui qui m’a coûté la vue. » Il invoqua le témoignage des amis qui les avaient connus tous les deux, Carrel et lui, au temps de leurs premières relations, en 1824, et réclama l’insertion d’une note rectificative à François Buloz et à son associé Félix Bonnaire. Une polémique assez aigre s’engagea dans les journaux. C’est au sujet de cette querelle qu’Augustin Thierry remercie Chateaubriand, intervenu, sur sa demande, au Journal des Débats.


Paris, 6 octobre 1837.

« Monsieur,

« J’ai été touché et en. même temps confus de l’extrême bonté avec laquelle, au milieu des inquiétudes qui vous tourmentent[18], vous avez daigné recommander en ma faveur une réclamation littéraire d’un intérêt bien léger auprès de vos douloureuses préoccupations. Peut-être aurais-je laissé tomber de lui-même le roman de cette collaboration imaginaire, bâti par M. Nisard sur des faussetés, des conjectures et des inductions ; ce qui m’a provoqué, ce sont ces appels tendancieux à nos conversations, è. mes paroles, à de prétendus aveux de ma part ! La triste polémique où je me suis vu entraîné d’une manière si inattendue, m’a fatigué et dégoûté horriblement ; j’ai hâte de rentrer dans mon repos, de songer au travail présent et d’oublier que je me suis vu contraint de revendiquer pour moi seul la propriété intellectuelle d’une portion du travail passé. Mon plus vif regret est d’avoir eu à remuer, bien malgré moi, la cendre d’un homme que j’ai aimé et estimé.

« J’espère, Monsieur, que vos alarmes actuelles seront bientôt dissipées et que, lorsqu’il me sera donné de causer avec vous, je retrouverai pleinement libre de soucis et de craintes cet esprit dont la supériorité raffermit le mien et cette puissante raison qui me console.

« Agréez de nouveau, Monsieur, l’expression de ma vive et respectueuse admiration.

« AUGUSTIN THIERRY. »

Voici la réponse de Chateaubriand :


Paris, 7 octobre 1837.

« Vraiment, Monsieur, je suis bien touché et bien honoré de votre souvenir ; j’ai seulement été désolé que Mme Thierry se soit donné la peine de venir me chercher si loin, quand il lui suffisait de m’écrire. J’aurais trouvé un moment, au milieu de mes inquiétudes et de mes chagrins, de[19]me rendre à ses ordres.

« J’ai écrit à M. Berlin, mais je n’ai jamais cru au succès ; j’espère maintenant que tout cela est fini. À la hauteur où vous êtes, Monsieur, rien ne peut vous atteindre ; laissez votre gloire faire justice de tout ce qui pourrait vous blesser. Aussitôt que j’aurai un instant de santé, j’en profiterai avec empressement pour aller vous porter le nouveau tribut de ma sincère et constante admiration. Mes hommages respectueux, je vous prie, à Mme Thierry.

« CHATEAUBRIAND. »


Durant les années qui suivent, l’évocateur des Martyrs que les infirmités commencent à gagner et qui « s’est ennuyé dès le ventre de sa mère, » cherche à tromper cet ennui par de fréquens voyages. Vaine poursuite à la recherche de l’impossible. À quoi bon, constate-t-il lui-même, avec toute la mélancolie de René, « traverser le ciel à tire-d’ailes, sans avoir le temps de se livrer à une rêverie ou de placer une idée sur sa route ? Il n’y a que Françoise de Rimini avec laquelle on peut fuir d’une fuite éternelle.


Quali colombe dal disio chiamate
Con l’ali aperte e ferme al dolce nido
Volan per l’aer dal voler portate. »


Entre temps, néanmoins, il a déménagé, quitté la rue d’Enfer pour s’installer 112, rue du Bac. Ce voisinage relatif facilite les relations mutuelles entre les deux écrivains. J’en trouve pour preuve les billets de politesse échangés entre eux à cette époque. Déjà presque entièrement condamné par la paralysie à l’immobilité, Augustin Thierry se fait de temps à autre transporter chez son illustre ami, et ce dernier, de son côté, honore le « salon vert » d’assez fréquentes visites[20].

De ces témoignages d’estime et de sympathie réciproques entre deux des grands hommes dont s’honore la France du siècle dernier, je ne retiendrai ici que le suivant, pour l’intérêt littéraire qu’il présente.

Augustin Thierry vient d’achever à ce moment la préface fameuse qui ouvre les Récits des Temps Mérovingiens. Il en a communiqué les bonnes feuilles à Chateaubriand. Celui-ci, ravi de l’éclatant hommage que lui rend l’historien, exprime sa gratitude dans ces lignes trop volontairement modestes pour être bien sincères :


Vendredi soir, 5 mars 1840.

« Je serais trop fier, Monsieur, ma pauvre vieille tête tournerait, si je pouvais croire que j’ai eu l’insigne honneur de vous initier à votre admirable talent. Mais, Monsieur, vous êtes né de vous-même et de votre propre génie. Je n’en montrerai pas moins cette page avec orgueil, sinon comme un titre légitime de gloire, du moins comme une preuve précieuse de votre indulgente amitié. Je prie Mme  Thierry, qui vous lit peut-être ce billet, de vous offrir l’expression de ma reconnaissance et d’agréer l’hommage empressé de mon respect.

« CHATEAUBRIAND. »


Cette même année, l’Académie française décernait à Augustin Thierry le grand prix Gobert. Cette haute récompense, accordée au « rénovateur profond de notre histoire nationale[21], » lui fut, — par une distinction unique dans les annales des lettres françaises, — continuée jusqu’à sa mort, devenant ainsi un véritable « fief littéraire, » suivant l’expression employée par Villemain pour en marquer le singulier caractère et en rehausser l’éclat.

Chateaubriand, doyen de l’illustre Compagnie depuis la mort de Joseph Michaud, l’historien des Croisades, avait chaleureusement appuyé cette désignation de sa haute influence. Goutteux[22], il emprunte la main de son secrétaire pour répondre aux remerciemens du bénéficiaire :


Vendredi 15 mai 1840.

« Vraiment, Monsieur, vous ne me devez rien du tout ; je n’ai pas ouvert la bouche, je n’ai fait qu’applaudir de grand cœur aux éloges qu’on donnait de tous côtés à vous et à votre livre ; je n’ai fait que soutenir la couronne que l’on posait sur votre tête. Je vais emporter et lire aux eaux (si je vais aux eaux) la Gaule de M. votre frère[23] ; je vous prie de le remercier bien sincèrement pour moi. Quand j’aurai le Mémoire de notre très savant ami, j’irai vous le reporter et présenter mes respectueux hommages à Mme Thierry. Vous n’écrivez plus faute d’yeux, je n’écris plus faute de mains.

« CHATEAUBRIAND. »


J’arrive aux dernières lettres de cette Correspondance. Elles ont trait à la douloureuse catastrophe qui va si cruellement bouleverser la précaire existence d’Augustin Thierry. Sa femme se mourait en cette fin de mai 1844. Ce qu’elle était pour lui, sa reconnaissance, sa tendresse pour son Antigone de tous les instans, il le crie avec une éloquence désespérée dans les lignes qui suivent, où la mortelle angoisse de l’homme se mêle tragiquement aux effusions reconnaissantes de l’écrivain[24].


Paris, le 19 mai 1844.

« Monsieur, « Il y a bien des jours que j’attends une heure de calme pour vous écrire et cette heure ne vient pas ; j’ai le cœur pénétré de reconnaissance pour vous, mais je l’ai si plein d’angoisse que pas un mot doux ne peut en sortir. Ce témoignage d’une si haute et si généreuse amitié, qui sauvera mon pauvre nom de l’oubli quand il ne restera plus rien de moi, devait être la plus grande joie de ma vie, et Dieu veut qu’il m’arrive au milieu d’une épreuve qui me tient suspendu entre la vie et quelque chose de bien pire que la mort. Pardonnez-moi, Monsieur, si l’effusion me manque pour vous dire combien je suis touché de votre bienveillance pour moi ; j’ai lu la Vie de Rancé avec respect et recueillement, je me suis nourri de tous les passages qui répondaient à mes souffrances et à mes terreurs. J’ai eu pour eux de la préférence au milieu d’une foule de choses également belles que je retrouverai avec délices, lorsque je ne serai plus sous le poids d’une seule impression. Ce volume qui, en dépit d’une parole que la voix publique vous supplie de retirer, ne sera point votre dernier ouvrage, a toute la vie de ceux dont il est séparé par l’espace de quarante ans. C’est la même ampleur, la même grâce, la même puissance de style, la même hauteur de vues et ce souffle de l’inspiration poétique dont le secret est à vous et que vous avez versé sur le siècle.

« J’ai été ému de ce que vous dites avec tant de tristesse sur la fragilité du bonheur en ce monde ; j’ai pleuré à la peinture des déchiremens d’âme que cause le malheur de survivre ; je vous ai écouté parlant avec empire de la soumission de l’être mortel aux desseins cachés de la Providence. Ce sont de grandes et nobles pensées ; je devrais dire qu’elles m’ont relevé, mais rien ne me relèvera que l’espoir, et par ce mot je n’entends que l’espérance humaine, hélas ! je n’ai pas la force d’aller au-delà. Il n’y a pas pour moi de refuge au désert ; la cécité est une solitude plus grande que celle du cloître ; j’y étais quand j’ai rencontré ma chère Julie ; par elle, j’ai vécu treize ans de la vie de tout le monde, je n’avais plus conscience de ce qui me manquait ; mes années de jeunesse et de santé ne sont rien dans mon souvenir, je ne compte que le temps que j’ai passé aveugle à côté d’elle. Vous me comprenez, Monsieur, vous savez qui elle est, vous avez de l’amitié pour elle ; votre sympathie si vive et si cordiale m’a fait du bien, conservez-la-moi, priez pour nous ; je vous dois plus que la poésie qui a fécondé mes premières lectures : je vous dois l’émotion religieuse qui, dans le cours de ma vie, m’a souvent ramené à Dieu.

« Recevez, Monsieur, du plus profond de mon cœur, l’expression de ma respectueuse et tendre admiration.

« AUGUSTIN THIERRY. »


Chateaubriand répond le surlendemain à cet appel d’affliction :


Paris, 21 mai 1844.

« Hélas ! Monsieur, pardonnez-moi si je n’ai pu répondre plus tôt à votre trop admirable lettre et que je ne mérite point du tout. Je n’avais point ma main, elle était absente, et j’ai été obligé d’attendre son retour jusqu’à ce matin. Non, Monsieur, j’espère que le Ciel vous laissera longtemps votre digne compagne ; vous vivrez pour elle, elle vivra pour vous. Voilà tout ce que je puis vous dire. Je suis si vieux que je pleure toujours, non certes de regret de la vie ; je devrais être consolé, puisque j’ai rencontré un homme comme vous sur mon passage. Heureusement que j’ai le ferme espoir en Dieu, qui nous recevra tous les deux dans son sein quand il jugera à propos de nous appeler. Je n’aurai pas à prier pour vous, c’est vous qui prierez pour moi. Monsieur, je n’ai jamais tant ressenti le besoin et la consolation de la religion qu’en ce moment où je pleure d’attendrissement et de regret. Qui pourrait remplacer l’espoir que j’ai heureusement toujours eu en Dieu, et pour moi tout indigne que je suis, et pour ceux qui, comme vous, Monsieur, sont l’objet continuel de ma tendre et sainte admiration ?

« CHATEAUBRIAND. »


Ce billet à tournure parénétique est, à ma connaissance, du moins, le dernier qu’ait adressé Chateaubriand à Augustin Thierry. Je n’ai pas non plus trouvé trace, dans les brouillons de celui-ci, d’une correspondance ultérieure entre eux.

Mme Augustin Thierry mourut le 10 juin. Ce fut pour celui qu’elle laissait seul, dans la souffrance et les ténèbres, un coup atroce, dont il ne se consola jamais : « J’ai dans l’oreille une voix que je n’entends plus, écrit-il encore six années plus tard, et dont un seul mot suffisait pour éloigner de moi tout ennui… Je l’aimais d’un amour absolu, d’un amour qui les renfermait tous… »

Chateaubriand vint, passage Sainte-Marie, porter ses condoléances au veuf écrasé de chagrin, puis leurs relations s’espacèrent pour cesser bientôt complètement.

Augustin Thierry vit de plus en plus solitaire et retiré, rue du Mont-Parnasse, dans l’ermitage fleuri que lui a trouvé la princesse Belgiojoso, rivé par la paralysie dans sa voiture d’infirme ; les ombres du soir s’appesantissent sur les années finissantes de Chateaubriand.

Au lendemain des journées de juin 1848, sa mort affligea sincèrement celui qui tant de fois, avec une si belle ferveur, s’était proclamé son disciple. Il s’inclina sur cette tombe de tout son tendre respect, de la tristesse accrue de ses craintes pour les destinées du pays : « J’ai omis, mande-t-il en post-scriptum le 10 juillet, à la princesse Belgiojoso alors à Milan, de remplir un devoir de vénération, et -d’affection ; je ne vous ai point parlé de M. de Chateaubriand. Funérailles sur funérailles, ruines sur ruines pour la pauvre France, voilà tout ce qu’on peut dire maintenant d’une telle perte ! Mme  Récamier n’a encore vu personne, Ampère vient de partir pour Saint-Malo où la sépulture aura lieu sur un rocher de granit baigné par la mer. »

Quelques mois plus tard, le duc de Noailles recueillait la succession académique de l’illustre disparu. Ce fut pour Augustin Thierry l’occasion d’un dernier hommage aux admirations de sa jeunesse.

Il écrivit au nouvel académicien :


« Monsieur le duc,

« Au fond de la triste retraite à laquelle je suis condamné, j’ai ressenti vivement un double regret : celui de n’avoir pu joindre les miens aux applaudissemens de votre nombreux et brillant auditoire et celui de n’avoir pu vous exprimer ma gratitude pour la mention si honorable que vous avez bien voulu faire de mon nom. Je suis loin de croire que je mérite tout ce qu’il y a dans ces paroles de trop flatteur pour moi, mais je vous en remercie comme d’un témoignage d’extrême bienveillance. Je ne puis vous dire avec quel charme j’ai lu votre tableau si vrai, et si large, de la vie littéraire et politique de l’homme de génie que nous avons perdu. Ceux qui, comme moi, ont aimé autant qu’admiré M. de Chateaubriand, seront heureux de retrouver là tout l’idéal de son talent et de son caractère. Ils vous sauront gré d’avoir embrassé dans une même étude les deux faces de cette noble vie et d’avoir fait une égale part de gloire au penseur inspiré et à l’homme d’Etat patriote. Le même esprit, qui a marqué de son empreinte la poésie du XIXe siècle, a conçu le premier, pour l’exemple de tous, cette alliance de la tradition et des principes qui est le seul port de salut pour notre malheureux pays. En louant avec une éloquence digne du sujet ses mérites à cet égard, vous vous êtes associé à son œuvre ; par l’impartialité de votre pensée et le calme persuasif de votre langage, vous aurez contribué dans cette circonstance à la grande conciliation nationale, sans laquelle, tout le fait craindre, hélas ! notre société succombera. « Agréez de nouveau, monsieur le duc…, etc., etc.

« AUGUSTIN THIERRY. »


Tu duca, tu signore et tu maëstro,


saluait Augustin Thierry, comme Dante fait à Virgile, celui qu’au temps où triomphait Hugo, il proclamait toujours le plus grand génie de son siècle. A l’heure où, battues en brèche, les idées qu’avait défendues Chateaubriand semblaient à jamais abolies, fidèle à ses enthousiasmes d’enfant, pieusement, l’historien, lui aussi à jamais illustre, conservait intact le culte de son dieu et gardait le rayonnement de cette belle gloire française au fond de ses yeux morts.


A. AUGUSTIN-THIERRY.


  1. Cette amitié chèrement partagée de part et d’autre dura jusqu’à la mort d’Augustin Thierry. Le nom de la famille d’Espine revient fréquemment dans sa correspondance.
  2. Les Études historiques.
  3. Je ne possède malheureusement pas celle-ci. Les brouillons des lettres d’Augustin Thierry dictés à ses secrétaires ou à sa femme et conservés dans ses papiers ne commencent qu’en 1831.
  4. Il s’agit ici de la troisième édition de l’Histoire de la conquête de l’Angleterre. L’auteur avait apporté de nombreux remaniemens et des additions importantes à son œuvre. L’avertissement est daté de Carqueiranne, 3 février.
  5. La mort de sa mère : Mme Jacques Thierry, née Catherine Le Roux, morte à Blois, le 10 octobre 1829.
  6. À cette date, Villemain, qui se lançait dans la vie politique, venait d’essuyer coup sur coup deux échecs électoraux à Pontivy et en Vendée.
  7. Lettre à la princesse Belgiojoso.
  8. Je n’ignore pas les Considérations qui précèdent la traduction du Paradis Perdu, mais elles furent écrites en 1836, bien postérieures par conséquent à cette lettre.
  9. Mme Augustin Thierry a publié en 1835 des Scènes de mœurs et de caractère au XIXe siècle, d’un style exact et net et de très fine observation, dont quelques-unes parurent dans cette Revue et un roman : Adélaïde. Mémoires d’une jeune fille (1839).
  10. J’ignore à quel malentendu précis fait allusion Chateaubriand, et la correspondance d’Augustin Thierry ne m’en a pas livré le secret.
    Tout au plus m’est-il permis d’inférer, de la crainte éprouvée par celui-ci, que ses sentimens d’affection et de fidélité pour la nouvelle monarchie pussent altérer les bons rapports d’une amitié précieuse à son esprit et à son cœur.
  11. A Mme Augustin Thierry.
  12. Projet que la maladie l’empêcha toujours de réaliser. Il nous a donné en quelque sorte la monnaie de cette grande œuvre dans les Récits des Temps Mérovingiens.
  13. Dix ans d’Études historiques, alors sous presse.
  14. D’abord fixée à 3 000 francs, elle fut élevée à 4 500 en 1837.
  15. Aujourd’hui rue Saint-Simon.
  16. Carrel venait d’être tué en duel le 22 juillet par Girardin.
  17. Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1837.
  18. Une nouvelle maladie de Mme de Chateaubriand.
  19. Sic.
  20. Notamment, à la fin de 1839, pour aller voir, au passage Sainte-Marie, le beau portrait d’Augustin Thierry par Henry Scheffer. Voici le billet adressé au peintre par son modèle à cette occasion :
    « Mon cher ami,
    « Vous avez oublié votre promesse de l’autre jour. M. de Chateaubriand doit venir chez moi dimanche prochain ; il a été très frappé des portraits de Carrel et de Mme  Arago. Je voudrais qu’il pût juger que cette fois vous vous êtes surpassé vous-même.
    « Tout à vous de cœur. »
  21. Villemain.
  22. La goutte, qui depuis longtemps le tenait aux mains, commençait de gagner Chateaubriand aux jambes. La marche lui devenait difficile. La Faculté l’envoya prendre les eaux de Néris. Il s’y trouvait en juillet 1842, en compagnie de Teste, ministre des Travaux publics, qui depuis…, et d’Amédée Thierry.
  23. L’Histoire de la Gaule sous l’administration romaine.
  24. Chateaubriand vient de lui adresser la Vie de Rancé, avec la plus flatteuse dédicace.