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I

Venise, 1er  mai 1834

J’étais arrivé à Bassano à neuf heures du soir, par un temps froid et humide. Je m’étais couché, triste et fatigué, après avoir donné silencieusement une poignée de main à mon compagnon de voyage. Je m’éveillai au lever du soleil, et je vis de ma fenêtre s’élever, dans le bleu vif de l’air, les créneaux enveloppés de lierre de l’antique forteresse qui domine la vallée. Je sortis aussitôt pour en faire le tour et pour m’assurer de la beauté du temps.

Je n’eus pas fait cent pas que je trouvai le docteur assis sur une pierre, et fumant une pipe de caroubier de sept pieds de long qu’il venait de payer huit sous à un paysan. Il était si joyeux de son emplette, et tellement perdu dans les nuées de son tabac, qu’il eut bien de la peine à m’apercevoir. Quand il eut chassé de sa bouche le dernier tourbillon de fumée qu’il put arracher à ce qu’il appelait sa pipetta, il me proposa d’aller déjeuner à une boutique de café sur les fossés de la citadelle, en attendant que le voiturin qui devait nous ramener à Venise eût fini de se préparer au voyage. J’y consentis.

Je te recommande, si tu dois revenir par ici, le café des Fossés, à Bassano, comme une des meilleures fortunes qui puissent tomber à un voyageur ennuyé des chefs-d’œuvre classiques de l’Italie. Tu te souviens que, quand nous partîmes de France, tu n’étais avide, disais-tu, que de marbres taillés. Tu m’appelais sauvage quand je te répondais que je laisserais tous les palais du monde pour aller voir une belle montagne de marbre brut dans les Apennins ou dans les Alpes. Tu te souviens aussi qu’au bout de peu de jours tu fus rassasié de statues, de fresques, d’églises et de galeries. Le plus doux souvenir qui te resta dans la mémoire fut celui d’une eau limpide et froide où tu lavas ton front chaud et fatigué dans un jardin de Gênes. C’est que les créations de l’art parlent à l’esprit seul, et que le spectacle de la nature parle à toutes les facultés. Il nous pénètre par tous les pores comme par toutes les idées. Au sentiment tout intellectuel de l’admiration, l’aspect des campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraîcheur des eaux, les parfums des plantes, les harmonies du vent circulent dans le sang et dans les nerfs, en même temps que l’éclat des couleurs et la beauté des formes s’insinuent dans l’imagination. Ce sentiment de plaisir et de bien-être est appréciable à toutes les organisations, même aux plus grossières : les animaux l’éprouvent jusqu’à un certain point. Mais il ne procure aux organisations élevées qu’un plaisir de transition, un repos agréable après des fonctions plus énergiques de la pensée. Aux esprits vastes il faut le monde entier, l’œuvre de Dieu et les œuvres de l’homme. La fontaine d’eau pure t’invite et te charme ; mais tu n’y peux dormir qu’un instant. Il faudra que tu épuises Michel-Ange et Raphaël avant de t’arrêter de nouveau sur le bord du chemin ; et quand tu auras lavé la poussière du voyage dans l’eau de la source, tu repartiras en disant : « Voyons ce qu’il y a encore sous le soleil. »

Aux esprits médiocres et paresseux comme le mien, le revers d’un fossé suffirait pour dormir toute une vie, s’il était permis de faire en dormant ou en rêvant ce dur et aride voyage. Mais encore faudrait-il que ce fossé fût dans le genre de celui de Bassano, c’est-à-dire qu’il fût élevé de cent pieds au-dessus d’une vallée délicieuse, et qu’on pût y déjeuner tous les matins sur un tapis de gazon semé de primevères, avec du café excellent, du beurre des montagnes et du pain anisé.

C’est à un pareil déjeuner que je t’invite quand tu auras le temps d’aimer le repos. Dans ce temps-là tu sauras tout ; la vie n’aura plus de secrets pour toi. Tes cheveux commenceront à grisonner, les miens auront achevé de blanchir ; mais la vallée de Bassano sera toujours aussi belle, la neige des Alpes aussi pure ; et notre amitié ?… — J’espère en ton cœur, et je réponds du mien.

La campagne n’était pas encore dans toute sa splendeur, les prés étaient d’un vert languissant tirant sur le jaune, et les feuilles ne faisaient encore que bourgeonner aux arbres. Mais les amandiers et les pêchers en fleurs entremêlaient çà et là leurs guirlandes roses et blanches aux sombres masses des cyprès. Au milieu de ce jardin immense, la Brenta coulait rapide et silencieuse sur un lit de sable, entre ces deux larges rives de cailloux et de débris de roches qu’elle arrache du sein des Alpes, et dont elle sillonne les plaines dans ses jours de colère. Un demi-cercle de collines fertiles, couvertes de ces longs rameaux de vigne noueuse qui se suspendent à tous les arbres de la Vénétie, faisait un premier cadre au tableau ; et les monts neigeux, étincelants aux premiers rayons du soleil, formaient, au delà, une seconde bordure immense, qui se détachait comme une découpure d’argent sur le bleu solide de l’air.

— Je vous ferai observer, me dit le docteur, que votre café refroidit et que le voiturin nous attend.

— Ah çà, docteur, lui répondis-je, est-ce que vous croyez que je veux retourner maintenant à Venise ?

— Diable ! reprit-il d’un air soucieux.

— Qu’avez-vous à dire ? ajoutai-je. Vous m’avez amené ici pour voir les Alpes, apparemment ; et quand j’en touche le pied, vous vous imaginez que je veux retourner à votre ville marécageuse ?

— Bah ! j’ai gravi les Alpes plus de vingt fois ! dit le docteur.

— Ce n’est pas absolument le même plaisir pour moi de savoir que vous l’avez fait ou de le faire moi-même, répondis-je.

— Oui-da ! continua-t-il sans m’écouter ; savez-vous que dans mon temps j’ai été un célèbre chasseur de chamois ? Tenez, voyez-vous cette brèche là-haut, et ce pic là-bas ? Figurez-vous qu’un jour…

Basta, basta ! docteur, vous me raconterez cela à Venise, un soir d’été que nous fumerons quelque pipe gigantesque sous les tentes de la place Saint-Marc avec vos amis les Turcs. Ce sont des gens trop graves pour interrompre un narrateur, quelque sublime impertinence qu’il débite, et il n’y a pas de danger qu’ils donnent le moindre signe d’impatience ou d’incrédulité avant la fin de son récit, durât-il trois jours et trois nuits. Pour aujourd’hui, je veux suivre votre exemple en montant à ce pic là-haut, et en descendant par cette brèche là-bas…

— Vous ? dit le docteur en jetant un regard de mépris sur mon chétif individu.

Puis, il reporta complaisamment son regard sur une de ses mains qui couvrait la moitié de la table, sourit, et se dandina d’un air magnifique.

— Les voltigeurs font campagne tout aussi bien que les cuirassiers, lui dis-je avec un peu de dépit ; et pour gravir les rochers, le moindre chevreau est plus agile que le plus robuste cheval.

— Je vous ferai observer, reprit mon compagnon, que vous êtes malade, et que j’ai répondu de vous ramener à Venise, mort ou vif.

— Je sais qu’en qualité de médecin vous vous arrogez droit de vie et de mort sur moi ; mais voyez mon caprice, docteur ! il me prend envie de vivre encore cinq ou six jours.

— Vous n’avez pas le sens commun, répondit-il. J’ai donné d’un côté ma parole d’honneur de ne pas vous quitter ; de l’autre, j’ai fait le serment d’être à Venise demain matin. Voulez-vous donc me mettre dans la nécessité de violer un de mes deux engagements ?

— Certainement, je le veux, docteur.

Il fit un profond soupir, et après un instant de rêverie : — J’ai observé, dit-il, que les petits hommes sont généralement doués d’une grande force morale, ou, au moins, pourvus d’un immense entêtement.

— Et c’est en raison de cette observation savante, m’écriai-je en sautant du balcon sur l’esplanade, que vous allez me laisser ma liberté, docteur aimable !

— Vous me forcez de transiger avec ma conscience, dit-il en se penchant sur le balcon. J’ai juré de vous ramener à Venise ; mais je ne me suis pas engagé à vous y ramener un jour plutôt que l’autre…

— Certainement, cher docteur. Je pourrais ne retourner à Venise que l’année prochaine, et pourvu que nous fissions notre entrée ensemble par la Giudecca…

— Vous moquez-vous de moi ? s’écria-t-il.

— Certainement, docteur, répondis-je. Et nous eûmes ensemble une dispute épouvantable, laquelle se termina par de mutuelles concessions. Il consentit à me laisser seul, et je m’engageai à être de retour à Venise avant la fin de la semaine.

— Soyez à Mestre samedi soir, dit le docteur ; j’irai au-devant de vous avec Catullo et la gondole.

— J’y serai, docteur, je vous le jure.

— Jurez-le par notre meilleur ami, par celui qui était encore là, ces jours passés, pour vous faire entendre raison.

— Je jure par lui, répondis-je, et vous pouvez croire que c’est une parole sacrée. Adieu, docteur.

Il serra ma main dans sa grosse main rouge, et faillit la briser comme un roseau. Deux larmes coulèrent silencieusement sur ses joues. Puis il leva les épaules et rejeta ma main en disant : Allez au diable ! — Quand il eut fait dix pas en courant, il se retourna pour me crier : — Faites couper vos talons de bottes avant de vous risquer dans les neiges. Ne vous endormez pas trop près des rochers ; songez qu’il y a par ici beaucoup de vipères. Ne buvez pas indistinctement à toutes les sources, sans vous assurer de la limpidité de l’eau ; sachez que la montagne a des veines malfaisantes. Fiez-vous à tout montagnard qui parlera le vrai dialecte ; mais si quelque traînard vous demande l’aumône en langue étrangère ou avec un accent suspect, ne mettez pas la main à votre poche, n’échangez pas une parole avec lui. Passez votre chemin ; mais ayez l’œil sur son bâton.

— Est-ce tout, docteur ?

— Soyez sûr que je n’omets jamais rien d’utile, répondit-il d’un air fâché, et que personne ne connaît mieux que moi ce qu’il convient de faire et ce qu’il convient d’éviter en voyage.

Ciaó, egregio dottore, lui dis-je en souriant.

Schiavo suo, répondit-il d’une voix brève en enfonçant son chapeau sur sa tête

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je conviens que je suis de ceux qui se casseraient volontiers le cou par bravade, et qu’il n’est pas d’écolier plus vain que moi de son courage et de son agilité. Cela tient à l’exiguité de ma stature et à l’envie qu’éprouvent tous les petits hommes de faire ce que font les hommes forts. — Cependant tu me croiras si je te dis que jamais je n’avais moins songé à faire ce que nous appelons une expédition. Dans mes jours de gaieté, dans ces jours devenus bien rares où je sortirais volontiers, comme Kreissler, avec deux chapeaux l’un sur l’autre, je pourrais hasarder comme lui les pas les plus gracieux sur les bords de l’Achéron ; mais dans mes jours de spleen je marche tranquillement au beau milieu du chemin le plus uni, et je ne plaisante pas avec les abîmes. Je sais trop bien que, dans ces jours-là, le sifflement importun d’un insecte à mon oreille ou le chatouillement insolent d’un cheveu sur ma joue suffirait pour me transporter de colère et de désespoir, et pour me faire sauter au fond des lacs. — Je marchai donc toute cette matinée sur la route de Trente, en remontant le cours de la Brenta. Cette gorge est semée de hameaux assis sur l’une et l’autre rive du torrent, et de maisonnettes éparses sur le flanc des montagnes. Toute la partie inférieure du vallon est soigneusement cultivée. Plus haut s’étendent d’immenses pâturages dont la nature prend soin elle-même. Puis une rampe de rochers arides s’élève jusqu’aux nuages, et la neige s’étale au faîte comme un manteau.

La fonte de ces neiges ne s’étant pas encore opérée, la Brenta était paisible et coulait dans un lit étroit. Son eau, troublée et empoisonnée pendant quatre ans par la dissolution d’une roche, a recouvré toute sa limpidité. Des troupeaux d’enfants et d’agneaux jouaient pêle-mêle sur ses bords, à l’ombre des cerisiers en fleur. Cette saison est délicieuse pour voyager par ici. La campagne est un verger continuel ; et si la végétation n’a pas encore tout son luxe, si le vert manque aux tableaux, en revanche la neige les couronne d’une auréole éclatante, et l’on peut marcher tout un jour entre deux haies d’aubépine et de pruniers sauvages sans rencontrer un seul Anglais.

J’aurais voulu aller jusqu’aux Alpes du Tyrol. Je ne sais guère pourquoi je me les imagine si belles ; mais il est certain qu’elles existent dans mon cerveau comme un des points du globe vers lequel me porte une sympathie indéfinissable. Dois-je croire, comme toi, que la destinée nous appelle impérieusement vers les lieux où nous devons voir s’opérer en nous quelque crise morale ? — Je ne saurais attribuer tant de part dans ma vie à la fatalité. Je crois à une Providence spéciale pour les hommes d’un grand génie ou d’une grande vertu ; mais qu’est-ce que Dieu peut avoir à faire à moi ? Quand nous étions ensemble, je croyais au destin comme un vrai musulman. J’attribuais à des vues particulières, à des tendresses maternelles ou à des prévisions mystérieuses de cette Providence envers toi, le bien et le mal qui nous arrivaient. Je me voyais forcé à tel ou tel usage de ma volonté comme un instrument destiné à te faire agir. J’étais un des rouages de ta vie, et parfois je sentais sur moi la main de Dieu qui m’imprimait ma direction. À présent que cette main s’est placée entre nous deux, je me sens inutile et abandonné. Comme une pierre détachée de la montagne, je roule au hasard, et les accidents du chemin décident seuls de mon impulsion. Cette pierre embarrassait les voies du destin, son souffle l’a balayée ; que lui importe où elle ira tomber ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je croirais assez que mon ancienne affection pour le Tyrol tient à deux légers souvenirs : celui d’une romance qui me semblait très-belle quand j’étais enfant, et qui commençait ainsi :

       Vers les monts du Tyrol poursuivant le chamois,
       Engelwald au front chauve a passé sur la neige, etc.

et celui d’une demoiselle avec qui j’ai voyagé, une nuit, il y a bien dix ans, sur la route de — à —. La diligence s’était brisée à une descente. Il faisait un verglas affreux et un clair de lune magnifique. J’étais dans certaine disposition d’esprit extatique et ridicule. J’aurais voulu être seul ; mais la politesse et l’humanité me forcèrent d’offrir le bras à ma compagne de voyage. Il m’était impossible de m’occuper d’autre chose que de ce clair de lune, de la rivière qui roulait en cascade le long du chemin, et des prairies baignées d’une vapeur argentée. La toilette de la voyageuse était problématique. Elle parlait un français incorrect avec l’accent allemand, et encore parlait-elle fort peu. Je n’avais donc aucune donnée sur sa condition et sur ses goûts. Seulement, quelques remarques assez savantes qu’elle avait faites, à table d’hôte, sur la qualité d’une crème aux amandes m’avaient induit à penser que cette discrète et judicieuse personne pouvait bien être une cuisinière de bonne maison. Je cherchai longtemps ce que je pourrais lui dire d’agréable ; enfin, après un quart d’heure d’efforts incroyables, j’accouchai de ceci : — N’est-il pas vrai, Mademoiselle, que voici un site enchanteur ? — Elle sourit et haussa légèrement les épaules. Je crus comprendre qu’à la platitude de mon expression elle me prenait pour un commis voyageur, et j’étais assez mortifié, lorsqu’elle dit, d’un ton mélancolique et après un instant de silence : — Ah ! Monsieur, vous n’avez jamais vu les montagnes du Tyrol !

— Vous êtes du Tyrol ? m’écriai-je. Ah ! mon Dieu ! j’ai su autrefois une romance sur le Tyrol, qui me faisait rêver les yeux ouverts. C’est donc un bien beau pays ? Je ne sais pas pourquoi il s’est logé dans un coin de ma cervelle. Soyez assez bonne pour me le décrire un peu.

— Je suis du Tyrol, répondit-elle d’un ton doux et triste ; mais excusez-moi, je ne saurais en parler.

Elle porta son mouchoir à ses yeux, et ne prononça pas une seule parole durant tout le reste du voyage. Pour moi, je respectai religieusement son silence et ne sentis pas même le désir d’en entendre davantage. Cet amour de la patrie, exprimé par un mot, par un refus de parler, et par deux larmes bien vite essuyées, me sembla plus éloquent et plus profond qu’un livre. Je vis tout un roman, tout un poëme dans la tristesse de cette silencieuse étrangère. Et puis ce Tyrol, si délicatement et si tendrement regretté, m’apparut comme une terre enchantée. En me rasseyant dans la diligence, je fermai les yeux pour ne plus voir le paysage que je venais d’admirer, et qui désormais m’inspirait tout le dédain qu’on a pour la réalité, à vingt ans. Je vis alors passer devant moi, comme dans un panorama immense, les lacs, les montagnes vertes, les pâturages, les forêts alpestres, les troupeaux et les torrents du Tyrol. J’entendis ces chants, à la fois si joyeux et si mélancoliques, qui semblent faits pour des échos dignes de les répéter. Depuis, j’ai souvent fait de bien douces promenades dans ce pays chimérique, porté sur les ailes des symphonies pastorales de Beethoven. Oh ! que j’y ai dormi sur des herbes embaumées ! quelles belles fleurs j’y ai cueillies ! quelles riantes et heureuses troupes de pâtres j’y ai vues passer en dansant ! quelles solitudes austères j’y ai trouvées pour prier Dieu ! Que de chemin j’ai fait à travers ces monts, durant deux ou trois modulations de l’orchestre !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’étais assis sur une roche un peu au-dessus du chemin. La nuit descendait lentement sur les hauteurs. Au fond de la gorge, en remontant toujours le torrent, mon œil distinguait une enfilade de montagnes confusément amoncelées les unes derrière les autres. Ces derniers fantômes pâles qui se perdaient dans les vapeurs du soir, c’était le Tyrol. Encore un jour de marche, et je toucherais au pays de mes rêves. — De ces cimes lointaines, me disais-je, sont partis mes songes dorés. Ils ont volé jusqu’à moi, comme une troupe d’oiseaux voyageurs ; ils sont venus me trouver quand j’étais un enfant tout rustique, et que je conduisais mes chevreaux en chantant la romance d’Engelwald le long des traînes de la Vallée-Noire. Ils ont passé sur ma tête pendant une pâle nuit d’hiver, quand je venais d’accomplir un pèlerinage mystérieux vers d’autres illusions que j’ai perdues, vers d’autres contrées où je ne retournerai pas. Ils se sont transformés en violes et en hautbois sous les mains de Brod et de Urhan, et je les ai reconnus à leurs voix délicieuses, quoique ce fût à Paris, quoiqu’il fallût mettre des gants et supporter des quinquets en plein midi pour les entendre. Ils chantaient si bien, qu’il suffisait de fermer les yeux pour que la salle du Conservatoire devînt une vallée des Alpes, et pour que Habeneck, placé, l’archet en main, à la tête de toute cette harmonie, se transformât en chasseur de chamois, Engelwald au front chauve, ou quelque autre. Beaux rêves de voyage et de solitude, colombes errances qui avez rafraîchi mon front du battement de vos ailes, vous êtes retournés à votre aire enchantée, et vous m’attendez. Me voici prêt à vous atteindre, à vous saisir ; m’échappez-vous comme tous mes autres rêves ? Quand j’avancerai la main pour vous caresser, ne vous envolerez-vous pas, ô mes sauvages amis ? N’irez-vous pas vous poser sur quelque autre cime inaccessible où mon désir vous suivra en vain ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’avais pris dans la journée, sous un beau rayon de soleil, quelques heures de repos sur la bruyère. Afin d’éviter la saleté des gîtes, je m’étais arrangé pour marcher pendant les heures froides de la nuit et pour dormir en plein air durant le jour. La nuit fut moins sereine que je ne l’avais espéré. Le ciel se couvrit de nuages et le vent s’éleva. Mais la route était si belle, que je pus marcher sans difficulté au milieu des ténèbres. Les montagnes se dressaient à ma droite et à ma gauche comme de noirs géants ; le vent s’y engouffrait et courait sur leurs croupes avec de longues plaintes. Les arbres fruitiers, agités violemment, semaient sur moi leurs fleurs embaumées. La nature était triste et voilée, mais toute pleine de parfums et d’harmonies sauvages. Quelques gouttes de pluie m’avertirent de chercher un abri dans un bosquet d’oliviers situé à peu de distance de la route ; j’y attendis la fin de l’orage. Au bout d’une heure, le vent était tombé, et le ciel dessinait au-dessus de moi une longue bande bleue, bizarrement découpée par les anfractuosités des deux murailles de granit qui le resserraient. C’était le même coup d’œil que nous avions en miniature à Venise, quand nous marchions le soir dans ces rues obscures, étroites et profondes, d’où l’on aperçoit la nuit étendue au-dessus des toits, comme une mince écharpe d’azur semée de paillettes d’argent.

Le murmure de la Brenta, un dernier gémissement du vent dans le feuillage lourd des oliviers, des gouttes de pluie qui se détachaient des branches et tombaient sur les rochers avec un petit bruit qui ressemblait à celui d’un baiser, je ne sais quoi de triste et de tendre, était répandu dans l’air et soupirait dans les plantes. Je pensais à la veillée du Christ dans le jardin des Olives, et je me rappelai que nous avons parlé tout un soir de ce chant du poëme divin. C’était un triste soir que celui-là, une de ces sombres veillées où nous avons bu ensemble le calice d’amertume. Et toi aussi, tu as souffert un martyre inexorable ; toi aussi, tu as été cloué sur une croix. Avais-tu donc quelque grand péché à racheter pour servir de victime sur l’autel de la douleur ? qu’avais-tu fait pour être menacé et châtié ainsi ? est-on coupable à ton âge ? sait-on ce que c’est que le bien et le mal ? Tu te sentais jeune, tu croyais que la vie et le plaisir ne doivent faire qu’un. Tu te fatiguais à jouir de tout, vite et sans réflexion. Tu méconnaissais ta grandeur et tu laissais aller ta vie au gré des passions qui devaient l’user et l’éteindre, comme les autres hommes ont le droit de le faire. Tu t’arrogeas ce droit sur toi-même, et tu oublias que tu es de ceux qui ne s’appartiennent pas. Tu voulus vivre pour ton compte, et suicider ta gloire par mépris de toutes les choses humaines. Tu jetas pêle-mêle dans l’abîme toutes les pierres précieuses de la couronne que Dieu t’avait mise au front, la force, la beauté, le génie, et jusqu’à l’innocence de ton âge, que tu voulus fouler aux pieds, enfant superbe !

Quel amour de la destruction brûlait donc en toi ? quelle haine avais-tu contre le ciel, pour dédaigner ainsi ses dons les plus magnifiques ? Est-ce que ta haute destinée te faisait peur ? est-ce que l’esprit de Dieu était passé devant toi sous des traits trop sévères ? L’ange de la poésie, qui rayonne à sa droite, s’était penché sur ton berceau pour te baiser au front ; mais tu fus effrayé sans doute de voir si près de toi le géant aux ailes de feu. Tes yeux ne purent soutenir l’éclat de sa face, et tu t’enfuis pour lui échapper. À peine assez fort pour marcher, tu voulus courir à travers les dangers de la vie, embrassant avec ardeur toutes ses réalités, et leur demandant asile et protection contre les terreurs de ta vision sublime et terrible. Comme Jacob, tu luttas contre elle, et comme lui tu fus vaincu. Au milieu des fougueux plaisirs où tu cherchais vainement ton refuge, l’esprit mystérieux vint te réclamer et te saisir. Il fallait que tu fusses poëte, tu l’as été en dépit de toi-même. Tu abjuras en vain le culte de la vertu ; tu aurais été le plus beau de ses jeunes lévites ; tu aurais desservi ses autels en chantant sur une lyre d’or les plus divins cantiques, et le blanc vêtement de la pudeur aurait paré ton corps frêle d’une grâce plus suave que le masque et les grelots de la Folie. Mais tu ne pus jamais oublier les divines émotions de cette foi première. Tu revins à elle du fond des antres de la corruption, et ta voix, qui s’élevait pour blasphémer, entonna, malgré toi, des chants d’amour et d’enthousiasme. Alors ceux qui t’écoutaient se regardaient avec étonnement. — Quel est donc celui-ci, dirent-ils, et en quelle langue célèbre-t-il nos rites joyeux. ? Nous l’avons pris pour un des nôtres, mais c’est le transfuge de quelque autre religion, c’est un exilé de quelque autre monde plus triste et plus heureux. Il nous cherche et vient s’asseoir à nos tables ; mais il ne trouve pas, dans l’ivresse, les mêmes illusions que nous. D’où vient que, par instants, un nuage passe sur son front et fait pâlir son visage ? À quoi songe-t-il ? de quoi parle-t-il ? Pourquoi ces mots étranges qui lui reviennent à chaque instant sur les lèvres, comme les souvenirs d’une autre vie ? Pourquoi les vierges, les amours, et les anges repassent-ils sans cesse dans ses rêves et dans ses vers ? Se moque-t-il de nous ou de lui-même ? Est-ce son Dieu, est-ce le nôtre, qu’il méprise et trahit ?

Et toi, tu poursuivais ton chant sublime et bizarre, tout à l’heure cynique et fougueux comme une ode antique, maintenant chaste et doux comme la prière d’un enfant. Couché sur les roses que produit la terre, tu songeais aux roses de l’Éden qui ne se flétrissent pas ; et, en respirant le parfum éphémère de tes plaisirs, tu parlais de l’éternel encens que les anges entretiennent sur les marches du trône de Dieu. Tu l’avais donc respiré, cet encens ? Tu les avais donc cueillies, ces roses immortelles ? Tu avais donc gardé, de cette patrie des poëtes, de vagues et délicieux souvenirs qui t’empêchaient d’être satisfait de tes folles jouissances d’ici-bas ?

Suspendu entre la terre et le ciel, avide de l’un, curieux de l’autre, dédaigneux de la gloire, effrayé du néant, incertain, tourmenté, changeant, tu vivais seul au milieu des hommes ; tu fuyais la solitude et la trouvais partout. La puissance de ton âme te fatiguait. Tes pensées étaient trop vastes, tes désirs trop immenses, tes épaules débiles pliaient sous le fardeau de ton génie. Tu cherchais dans les voluptés incomplètes de la terre l’oubli des biens irréalisables que tu avais entrevus de loin. Mais quand la fatigue avait brisé ton corps, ton âme se réveillait plus active et ta soif plus ardente. Tu quittais les bras de tes folles maîtresses pour t’arrêter en soupirant devant les vierges de Raphaël. — Quel est donc, disait, à propos de toi, un pieux et tendre songeur, ce jeune homme qui s’inquiète tant de la blancheur des marbres ?

Comme ce fleuve des montagnes que j’entends mugir dans les ténèbres, tu es sorti de ta source plus pur et plus limpide que le cristal, et tes premiers flots n’ont réfléchi que la blancheur des neiges immaculées. Mais, effrayé sans doute du silence de la solitude, tu t’es élancé sur une pente rapide, tu t’es précipité parmi des écueils terribles, et, du fond des abîmes, ta voix s’est élevée, comme le rugissement d’une joie âpre et sauvage.

De temps en temps, tu te calmais en te perdant dans un beau lac, heureux de te reposer au sein de ses ondes paisibles et de refléter la pureté du ciel. Amoureux de chaque étoile qui se mirait dans ton sein, tu lui adressais de mélancoliques adieux quand elle quittait l’horizon.

     Dans l’herbe des marais, un seul instant arrête,
     Étoile de l’amour, ne descends pas des cieux.

Mais bientôt, las d’être immobile, tu poursuivais ta course haletante parmi les rochers, tu les prenais corps à corps, tu luttais avec eux, et quand tu les avais renversés, tu partais avec un chant de triomphe, sans songer qu’ils t’encombraient dans leur chute et creusaient dans ton sein des blessures profondes.

L’amitié s’était enfin révélée à ton cœur solitaire et superbe. Tu daignas croire à un autre qu’à toi-même, orgueilleux infortuné ! tu cherchas dans son cœur le calme et la confiance. Le torrent s’apaisa et s’endormit sous un ciel tranquille. Mais il avait amassé, dans son onde, tant de débris arrachés à ses rives sauvages, qu’elle eut bien de la peine à s’éclaircir. Comme celle de la Brenta, elle fut longtemps troublée, et sema la vallée qui lui prêtait ses fleurs et ses ombrages, de graviers stériles et de roches aiguës. Ainsi fut longtemps tourmentée et déchirée la vie nouvelle que tu venais essayer. Ainsi le souvenir des turpitudes que tu avais contemplées vint empoisonner, de doutes cruels et d’amères pensées, les pures jouissances de ton âme encore craintive et méfiante.

Ainsi ton corps, aussi fatigué, aussi affaibli que ton cœur, céda au ressentiment de ses anciennes fatigues, et comme un beau lis se pencha pour mourir. Dieu, irrité de ta rébellion et de ton orgueil, posa sur ton front une main chaude de colère, et, en un instant, tes idées se confondirent, ta raison t’abandonna. L’ordre divin établi dans les fibres de ton cerveau fut bouleversé. La mémoire, le discernement, toutes les nobles facultés de l’intelligence, si déliées en toi, se troublèrent et s’effacèrent comme les nuages qu’un coup de vent balaie. Tu te levas sur ton lit en criant : — Où suis-je, ô mes amis ? pourquoi m’avez-vous descendu vivant dans le tombeau ?

Un seul sentiment survivait en toi à tous les autres, la volonté, mais une volonté aveugle, déréglée, qui courait comme un cheval sans frein et sans but à travers l’espace. Une dévorante inquiétude te pressait de ses aiguillons ; tu repoussais l’étreinte de ton ami, tu voulais t’élancer, courir. Une force effrayante te débordait. — Laissez-moi ma liberté, criais-tu, laissez-moi fuir ; ne voyez-vous pas que je vis et que je suis jeune ? — Où voulais-tu donc aller ? Quelles visions ont passé dans le vague de ton délire ? Quels célestes fantômes t’ont convié a une vie meilleure ? Quels secrets insaisissables à la raison humaine as-tu surpris dans l’exaltation de ta folie ? Sais-tu quelque chose à présent, dis-moi ? Tu as souffert ce qu’on souffre pour mourir ; tu as vu la fosse ouverte pour te recevoir ; tu as senti le froid du cercueil, et tu as crié : — Tirez-moi, tirez-moi de cette terre humide !

N’as-tu rien vu de plus ? Quand tu courais, comme Hamlet, sur les traces d’un être invisible, où croyais-tu te réfugier ? à quelle puissance mystérieuse demandais-tu du secours contre les horreurs de la mort ? Dis-le-moi, dis-le-moi, pour que je l’invoque dans tes jours de souffrance, et pour que je l’appelle auprès de toi dans tes détresses déchirantes. Elle t’a sauvé, cette puissance inconnue, elle a arraché le linceul qui s’étendait déjà sur toi. Dis-moi comment on l’adore, et par quels sacrifices on se la rend favorable. Est-ce une douce providence que l’on bénit avec des chants et des offrandes de fleurs ? Est-ce une sombre divinité qui demande en holocauste le sang de ceux qui t’aiment ? Enseigne-moi dans quel temple ou dans quelle caverne s’élève son autel. J’irai lui offrir mon cœur quand ton cœur souffrira ; j’irai lui donner ma vie quand ta vie sera menacée……

La seule puissance à laquelle je croie est celle d’un Dieu juste, mais paternel. C’est celle qui infligea tous les maux à l’âme humaine, et qui, en revanche, lui révéla l’espérance du ciel. C’est la Providence que tu méconnais souvent, mais à laquelle te ramènent les vives émotions de ta joie et de ta douleur. Elle s’est apaisée, elle a exaucé mes prières, elle t’a rendu à mon amitié ; c’est à moi de la bénir et de la remercier. Si sa bonté t’a fait contracter une dette de reconnaissance, c’est moi qui me charge de l’acquitter, ici, dans le silence de la nuit, dans la solitude de ces monts, dans le plus beau temple qu’elle puisse ouvrir à des pas humains. Écoute, écoute, Dieu terrible et bon ! Il est faux que tu n’aies pas le temps d’entendre la prière des hommes ; tu as bien celui d’envoyer à chaque brin d’herbe la goutte de rosée du matin ! Tu prends soin de toutes tes œuvres avec une minutieuse sollicitude ; comment oublierais-tu le cœur de l’homme, ton plus savant, ton plus incompréhensible ouvrage ? Écoute donc celui qui te bénit dans ce désert, et qui aujourd’hui, comme toujours, t’offre sa vie, et soupire après le jour où tu daigneras la reprendre. Ce n’est pas un demandeur avide qui te fatigue de ses désirs en ce monde ; c’est un solitaire résigné qui te remercie du bien et du mal que tu lui as fait………
……C’est ce qui me força de revenir vers la Lombardie et de remettre le Tyrol à la semaine prochaine. J’arrivai à Oliero, vers les quatre heures de l’après-midi, après avoir fait seize milles à pied en dix heures, ce qui, pour un garçon de ma taille, était une journée un peu forte. J’avais encore un peu de fièvre, et je sentais une chaleur accablante au cerveau. Je m’étendis sur le gazon à l’entrée de la grotte, et je m’y endormis. Mais les aboiements d’un grand chien noir, à qui j’eus bien de la peine à faire entendre raison, me réveillèrent bientôt. Le soleil était descendu derrière les cimes de la montagne, l’air devenait tiède et suave. Le ciel, embrasé des plus riches couleurs, teignait la neige d’un reflet couleur de rose. Cette heure de sommeil avait suffi pour me faire un bien extrême. Mes pieds étaient désenflés, ma tête libre. Je me mis à examiner l’endroit où j’étais ; c’était le paradis terrestre, c’était l’assemblage des beautés naturelles les plus gracieuses et les plus imposantes. Nous y viendrons ensemble, laisse-moi l’espérer.

Quand j’eus parcouru ce lieu enchanté avec la joie d’un conquérant, je revins m’asseoir à l’endroit où j’avais dormi, afin de savourer le plaisir de ma découverte, il y avait deux jours que j’errais dans ces montagnes, sans avoir pu trouver un de ces sites parfaitement à mon gré, qui abondent dans les Pyrénées et qui sont rares dans cette partie des Alpes. Je m’étais écorché les mains et les genoux pour arriver à des solitudes qui toutes avaient leur beauté, mais dont pas une n’avait le caractère que je lui désirais dans ce moment-là. L’une me semblait trop sauvage, l’autre trop champêtre. J’étais trop triste dans celle-ci ; dans celle-là je souffrais du froid ; une troisième m’ennuyait. Il est difficile de trouver la nature extérieure en harmonie avec la disposition de l’esprit. Généralement l’aspect des lieux triomphe de cette disposition et apporte à l’âme des impressions nouvelles. Mais si l’âme est malade, elle résiste à la puissance du temps et des lieux ; elle se révolte contre l’action des choses étrangères à sa souffrance, et s’irrite de les trouver en désaccord avec elle.

J’étais épuisé de fatigue en arrivant à Oliero, et peut-être à cause de cela étais-je disposé à me laisser gouverner par mes sensations. Il est certain que là je pus enfin m’abandonner à cette contemplation paresseuse que la moindre perturbation dans le bien-être physique dérange impérieusement. Figure-toi un angle de la montagne couvert de bosquets en fleur, à travers lesquels fuient des sentiers en pente rapide, des gazons doucement inclinés, semés de rhododendrons, de pervenches et de pâquerettes. Trois grottes d’une merveilleuse beauté pour la forme et les couleurs du roc occupent les enfoncements de la gorge. L’une a servi longtemps de caverne à une bande d’assassins ; l’autre recèle un petit lac ténébreux que l’on peut parcourir en bateau, et sur lequel pendent de très-belles stalactites. Mais c’est une des curiosités qui ont le tort d’entretenir l’inutile et insupportable profession de touriste. Il me semble déjà voir arriver, malgré la neige qui couvre les Alpes, ces insipides et monotones figures que chaque été ramène et fait pénétrer jusque dans les solitudes les plus saintes ; véritable plaie de notre génération, qui a juré de dénaturer par sa présence la physionomie de toutes les contrées du globe, et d’empoisonner toutes les jouissances des promeneurs contemplatifs, par leur oisive inquiétude et leurs sottes questions.

Je retournai à la troisième grotte ; c’est celle qui arrête le moins l’attention des curieux, et c’est la plus belle. Elle n’offre ni souvenirs dramatiques, ni raretés minéralogiques. C’est une source de soixante pieds de profondeur, qu’abrite une voûte de rochers ouverte sur le plus beau jardin naturel de la terre. De chaque côté se resserrent des monticules d’un mouvement gracieux et d’une riche végétation.

En face de la grotte, au bout d’une perspective de fleurs et de pâle verdure, jetées comme un immense bouquet que la main des fées aurait délié et secoué sur le flanc des montagnes, s’élève un géant sublime, un rocher perpendiculaire, taillé par les siècles sur la forme d’une citadelle flanquée de ses tours et de ses bastions. Ce château magique, qui se perd dans les nuages, couronne le tableau frais et gracieux du premier plan, d’une sauvage majesté. Contempler ce pic terrible, du fond de la grotte, au bord de la source, les pieds sur un tapis de violettes, entre la fraîcheur souterraine du rocher et l’air chaud de vallon, c’est un bien-être, c’est une joie que j’aurais voulu me retirer pour te l’envoyer.

Des roches éparses dans l’eau s’avancent jusqu’au milieu de la grotte. Je parvins à la dernière et me penchai sur ce miroir de la source, transparent et immobile comme un bloc d’émeraude. Je vis au fond une figure pâle dont le calme me fit peur. J’essayai de lui sourire, et elle me rendit mon sourire avec tant de froideur et d’amertume, que les larmes me vinrent aux yeux, et que je me relevai pour ne plus la voir. Je restai debout sur la roche. Le froid me gagna peu à peu. Il me sembla que, moi aussi, je me pétrifiais. Il me revint à la mémoire je ne sais quel fragment d’un livre inédit. « Toi aussi, vieux Jacques, tu fus un marbre solide et pur, et tu sortis de la main de Dieu, fier et sans tache, comme une statue neuve sort toute blanche de l’atelier, et monte sur son piédestal, d’un air orgueilleux. Mais te voilà rongé par le temps, comme une de ces allégories usées qui se tiennent encore debout dans les jardins abandonnés. Tu décores très-bien le désert ; pourquoi sembles-tu t’ennuyer de la solitude ? Tu trouves l’hiver rude et le temps long ! Il te tarde de tomber en poussière et de ne plus dresser vers le ciel ce front jadis superbe que le vent insulte aujourd’hui, et sur lequel l’air humide amasse une mousse noire semblable à un voile de deuil. Tant d’orages ont terni ton éclat que ceux qui passent, par hasard, à tes pieds ne savent plus si tu es d’albâtre ou d’argile sous ce crêpe mortuaire. Reste, reste dans ton néant, et ne compte plus les jours. Tu dureras peut-être longtemps encore, misérable pierre ! Tu te glorifiais jadis d’être une matière dure et inattaquable ; à présent tu envies le sort du roseau desséché qui se brise les jours d’orage. Mais la gelée fend les marbres. Le froid te détruira, espère en lui. »

Je sortis de la grotte, accablé d’une épouvantable tristesse, et je me jetai plus fatigué qu’auparavant à la place où j’avais dormi. Mais le ciel était si pur, l’atmosphère si bienfaisante, le vallon si beau, la vie circulait si jeune et si vigoureuse dans cette riche nature printanière, que je me sentis peu à peu renaître. Les couleurs s’éteignaient et les contours escarpés des monts s’adoucissaient dans la vapeur comme derrière une gaze bleuâtre. Un dernier rayon du couchant venait frapper la voûte de la grotte et jeter une frange d’or aux mousses et aux scolopendres dont elle est tapissée. Le vent balançait au-dessus de ma tête des cordons de lierre de vingt pieds de long. Une nichée de rouges-gorges se suspendait en babillant à ses festons délicats et se faisait bercer par les brises. Le torrent qui s’échappait de la caverne baisait, en passant, les primevères semées sur ses rives. Une hirondelle sortit du fond de la grotte et traversa le ciel. C’est la première que j’aie vue cette année. Elle prit son vol magnifique vers le grand rocher de l’horizon ; mais, en voyant la neige, elle revint comme la colombe de l’arche, et s’enfonça dans sa retraite pour y attendre le printemps encore un jour.

Je me préparai aussi à chercher un gîte pour la nuit ; mais, avant de quitter la grotte d’Oliero et la route du Tyrol, avant de tourner la face vers Venise, j’essayai de résumer mes émotions.

Mais cela ne m’avança à rien. Je sentis en moi une fatigue déplorable et une force plus déplorable encore ; aucune espérance, aucun désir, un profond ennui ; la faculté d’accepter tous les biens et tous les maux ; trop de découragement ou de paresse pour chercher ou pour éviter quoi que ce soit ; un corps plus dur à la fatigue que celui d’un buffle ; une âme irritée, sombre et avide, avec un caractère indolent, silencieux, calme comme l’eau de cette source qui n’a pas un pli à sa surface, mais qu’un grain de sable bouleverse.

Je ne sais pourquoi toute réflexion sur l’avenir me cause une humeur insupportable. J’eus besoin de reporter mes regards sur certaines faces du passé, et je m’adoucis aussitôt. Je pensai à notre amitié, j’eus des remords d’avoir laissé tant d’amertume entrer dans ce pauvre cœur. Je me rappelai les joies et les souffrances que nous avons partagées. Les unes et les autres me sont si chères, qu’en y pensant je me mis à pleurer comme une femme.

En portant mes mains à mon visage, je respirai l’odeur d’une sauge dont j’avais touché les feuilles quelques heures auparavant. Cette petite plante fleurissait maintenant sur sa montagne, à plusieurs lieues de moi. Je l’avais respectée ; je n’avais emporté d’elle que son exquise senteur. D’où vient qu’elle l’avait laissée ? Quelle chose précieuse est donc le parfum, qui, sans rien faire perdre à la plante dont il émane, s’attache aux mains d’un ami, et le suit en voyage pour le charmer et lui rappeler longtemps la beauté de la fleur qu’il aime ? — Le parfum de l’âme, c’est le souvenir. C’est la partie la plus délicate, la plus suave du cœur, qui se détache pour embrasser un autre cœur et le suivre partout. L’affection d’un absent n’est plus qu’un parfum ; mais qu’il est doux et suave ! qu’il apporte, à l’esprit abattu et malade, de bienfaisantes images et de chères espérances ! — Ne crains pas, ô toi qui as laissé sur mon chemin cette trace embaumée, ne crains jamais que je la laisse se perdre. Je la serrerai dans mon cœur silencieux, comme une essence subtile dans un flacon scellé. Nul ne la respirera que moi, et je la porterai à mes lèvres dans mes jours de détresse, pour y puiser la consolation et la force, les rêves du passé, l’oubli du présent.

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……Je me souviens que, lorsque j’étais enfant, les chasseurs apportaient à la maison, vers l’automne, de belles et douces palombes ensanglantées. On me donnait celles qui étaient encore vivantes, et j’en prenais soin. J’y mettais la même ardeur et les mêmes tendresses qu’une mère pour ses enfants, et je réussissais à en guérir quelques-unes. À mesure qu’elles reprenaient la force, elles devenaient tristes et refusaient les fèves vertes, que, pendant leur maladie, elles mangeaient avidement dans ma main. Dès qu’elles pouvaient étendre les ailes, elles s’agitaient dans la cage et se déchiraient aux barreaux. Elles seraient mortes de fatigue et de chagrin si je ne leur eusse donné la liberté. Aussi je m’étais habitué, quoique égoïste enfant s’il en fut, à sacrifier le plaisir de la possession au plaisir de la générosité. C’était un jour de vives émotions, de joie triomphante et de regret invincible, que celui où je portais une de mes palombes sur la fenêtre. Je lui donnais mille baisers. Je la priais de se souvenir de moi et de revenir manger les fèves tendres de mon jardin. Puis j’ouvrais une main que je refermais aussitôt pour ressaisir mon amie. Je l’embrassais encore, le cœur gros et les yeux pleins de larmes. Enfin, après bien des hésitations et des efforts, je la posais sur la fenêtre. Elle restait quelque temps immobile, étonnée, effrayée presque de son bonheur. Puis elle partait avec un petit cri de joie qui m’allait au cœur. Je la suivais longtemps des yeux ; et quand elle avait disparu derrière les sorbiers du jardin je me mettais à pleurer amèrement, et j’en avais pour tout un jour à inquiéter ma mère par mon air abattu et souffrant.

Quand nous nous sommes quittés, j’étais fier et heureux de te voir rendu à la vie ; j’attribuais un peu à mes soins la gloire d’y avoir contribué. Je rêvais pour toi des jours meilleurs ; une vie plus calme. Je te voyais renaître à la jeunesse, aux affections, à la gloire. Mais quand je t’eus déposé à terre, quand je me retrouvai seul dans cette gondole noire comme un cercueil, je sentis que mon âme s’en allait avec toi. Le vent ne ballottait plus sur les lagunes agitées qu’un corps malade et stupide. Un homme m’attendait sur les marches de la Piazzetta. — Du courage ! me dit-il. — Oui, lui répondis-je, vous m’avez dit ce mot-là une nuit, quand il était mourant dans nos bras, quand nous pensions qu’il n’avait plus qu’une heure à vivre. À présent il est sauvé, il voyage, il va retrouver sa patrie, sa mère, ses amis, ses plaisirs. C’est bien ; mais pensez de moi ce que vous voudrez, je regrette cette horrible nuit où sa tête pâle était appuyée sur votre épaule, et sa main froide dans la mienne. Il était là entre nous deux, et il n’y est plus. Vous pleurez aussi, tout en haussant les épaules. Vous voyez que vos larmes ne raisonnent pas mieux que moi. Il est parti, nous l’avons voulu ; mais il n’est plus ici, nous sommes au désespoir.

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…… Avant de me coucher, j’allai fumer mon cigare sur la route de Bassano. Je ne m’éloignai guère d’Oliero que d’un quart de lieue, et il ne faisait pas encore nuit ; mais la route était déjà déserte et silencieuse comme à minuit. Je me trouvai tout à coup, je ne sais comment, en face d’un monsieur beaucoup mieux mis que moi. Il avait un frac bleu, des bottes à la hussarde et un bonnet hongrois avec un beau gland de soie tombant sur l’épaule. Il se mit en travers de mon chemin et m’adressa la parole dans un dialecte moitié italien, moitié allemand. Je crus qu’il demandait quelque renseignement sur le pays, et, lui montrant le clocher qui se dessinait en blanc sur les ombres de la vallée, je me bornai à lui répondre : « Oliero. » Mais il reprit sa harangue d’un ton lamentable ; je crus comprendre qu’il me demandait l’aumône. Il était impossible d’offrir à un mendiant si élégant moins d’un svansic, et cette générosité m’était également impossible pour des raisons majeures. Je me rappelai en même temps les avertissements du docteur, et je passai mon chemin. Mais, soit qu’il me prît pour un financier déguisé, soit que ma blouse de cotonnade bleue lui plût extrêmement, il s’obstina à me suivre pendant une cinquantaine de pas en continuant son inintelligible discours, qui me parut mal accentué et que je ne goûtai nullement. Ce monsù avait un fort beau bâton de houx à la main, et je n’avais pas seulement une branche de chèvrefeuille. Je me souvenais très bien des propres paroles du docteur : Ayez l’œil sur son bâton. Mais je ne voyais pas bien clairement à quoi pouvait me servir la connaissance exacte du danger que je courais. Je pris le parti de tâcher de penser à autre chose, et de siffloter, en répétant à part moi, cette phrase profondément philosophique que tu m’as apprise, et dont tu m’as conseillé l’emploi dans les grandes émotions de la vie : — La musique à la campagne est une chose fort agréable ; les cordes harmonieuses de la harpe, etc. — Je jetai un regard de côté et vis mon Allemand tourner les talons. Comme je n’avais aucune envie de cultiver sa connaissance, je continuai de marcher vers Bassano en sifflant.

J’avais eu une peur de tous les diables. Je suis naturellement poltron et imprévoyant à la fois. C’est ce qui faisait dire à mon précepteur que j’avais le caractère d’un merle. Je ne crois au danger que quand je le touche, et je l’oublie dès qu’il est passé. Il n’est pas d’oiseau plus stupide que moi pour retomber vingt fois dans le piége où il a été pris. Je tourne autour et je le brave avec une légèreté que l’on prendrait volontiers pour du courage ; mais quand j’y suis, je n’y fais pas meilleure figure que les autres. Je l’avoue sans honte, parce qu’il me semble qu’un homme de quatre pieds dix pouces n’est pas obligé d’avoir le stoïcisme de Milon de Crotone, et parce que j’ai vu bien des butors gigantesques être au moins aussi faibles que moi en face de la peur.

Je revins à Oliero, et je retrouvai à tâtons la branche de genévrier suspendue à la porte de mon cabaret. La première figure que j’aperçus sous le manteau de la cheminée fut celle de mon Allemand, qui fumait dans une pipe fort honnête, et qui attendait, en suivant chaque tour de broche d’un œil amoureux, que le quartier d’agneau commandé pour son souper eût fini de rôtir. Il se leva en me voyant et m’offrit une chaise auprès de lui. J’étais un peu confus de la méprise que j’avais faite en prenant un personnage si bien élevé pour un voleur de grand chemin. On nous servit notre souper à la même table : à lui son agneau rôti, à moi mon fromage de chèvre ; à lui le vin généreux d’Asolo, à moi l’eau pure du torrent. Quand il eut mangé trois bouchées, soit qu’il se sentit peu d’appétit, soit qu’il fût touché de la grâce avec laquelle je mangeais mon pain, il m’invita à partager son repas, et j’acceptai sans cérémonie. Il parlait alors une espèce de vénitien presque inintelligible, et il me fit d’agréables reproches du refus que je lui avais fait, sur la route, d’un peu de feu de mon cigare pour allumer sa pipe. Je me confondis en excuses, et j’essayai de me moquer intérieurement de ma frayeur ; mais malgré sa politesse, et peut-être aussi à cause de sa politesse, ce monsieur avait une indéfinissable odeur de coquin qui rappelait l’Auberge des Adrets d’une lieue. L’hôte avait, en tournant autour de la table, une étrange manière de nous regarder alternativement. Quand je grimpai à ma soupente, résolu à affronter tous les dangers du coupe-gorge classique de l’Italie, j’entendis le bonhomme qui disait à son garçon : — Fais attention au Tyrolien et au petit forestiere (il s’agissait de moi). Serre bien la vaisselle et apporte les clefs du linge sous mon chevet, attache le chien à la porte du poulailler, et, au moindre bruit, appelle-moi. — Cristo ! soyez tranquille, répondit le garçon. Le petit ne peut pas bouger que je ne l’entende. J’aurai la fourche à feu sur ma paillasse, et per Dio santo ! qu’il prenne garde à lui s’il s’amuse à sortir avant le jour.

Je me le tins pour dit, et je dormis tranquillement, protégé contre le filou tyrolien par ce brave garçon montagnard qui croyait protéger contre moi la maison de son maître.

Quand je m’éveillai, le Tyrolien avait pris la volée depuis longtemps, et, malgré la surveillance de l’hôte, de son garçon et de son chien, il était parti sans payer. Il fut un peu question de me prendre pour son complice et de me faire acquitter sa dépense. Je transigeai, et, comme j’avais mangé avec lui, je payai la moitié du souper ; après quoi je partis à travers la montagne.

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…… Je traversai, ce jour-là, des solitudes d’une incroyable mélancolie. Je marchai un peu au hasard en tâchant d’observer tant bien que mal la direction de Trévise, mais sans m’inquiéter de faire trois fois plus de chemin qu’il ne fallait, ou de passer la nuit au pied d’un genévrier. Je choisis les sentiers les plus difficiles et les moins fréquentés. En quelques endroits, ils me conduisirent jusqu’à la hauteur des premières neiges ; en d’autres ils s’enfonçaient dans des défilés arides où le pied de l’homme semblait n’avoir jamais passé. J’aime ces lieux incultes, inhabitables, qui n’appartiennent à personne, que l’on aborde difficilement, et d’où il semble impossible de sortir. Je m’arrêtai dans un certain amphithéâtre de rochers auquel pas une construction, pas un animal, pas une plante ne donnait de physionomie particulière. Il en avait une terrible, austère, désolée, qui n’appartenait à aucun pays, et qui pouvait ressembler à toute autre partie du monde qu’à l’Italie. Je fermai les yeux au pied d’une roche, et mon esprit se mit à divaguer. En un quart d’heure je fis le tour du monde ; et quand je sortis de ce demi-sommeil fébrile, je m’imaginais que j’étais en Amérique, dans une de ces éternelles solitudes que l’homme n’a pu conquérir encore sur la nature sauvage. Tu ne saurais te figurer combien cette illusion s’empara de moi : je m’attendais presque à voir le boa dérouler ses anneaux sur les ronces desséchées, et le bruit du vent me semblait la voix des panthères errantes parmi les rochers. Je traversai ce désert sans rencontrer un seul accident qui dérangeât mon rêve ; mais, au détour de la montagne, je trouvai une petite niche creusée dans le roc, avec sa madone et la lampe que la dévotion des montagnards entretient et rallume chaque soir, jusque dans les solitudes les plus reculées. Il y avait, au pied de l’autel rustique, un bouquet de fleurs cultivées et nouvellement cueillies. Cette lampe encore fumante, ces fleurs de la vallée, toutes fraîches encore, à plusieurs milles dans la montagne stérile et inhabitée, étaient les offrandes d’un culte plus naïf et plus touchant qu’aucune chose que j’aie vue en ce genre. En général, ces croix et ces madones s’élèvent dans le désert au lieu où s’est commis quelque meurtre, où bien là où est arrivée, par accident, quelque mort violente. À deux pas de la madone était un précipice qu’il fallait côtoyer pour sortir du défilé. La lampe, sinon la protection de la Vierge, devait être fort utile aux voyageurs de nuit.

…… Une idée folle, l’illusion d’un instant, un rêve qui ne fait que traverser le cerveau, suffit pour bouleverser toute une âme et pour emporter dans sa course le bonheur ou la souffrance de tout un jour. Ce voyage d’Amérique avait déroulé, en cinq minutes, un immense avenir devant moi ; et quand je me réveillai sur une cime des Alpes, il me sembla que, de mon pied, j’allais repousser la terre et m’élancer dans l’immensité. Ces belles plaines de la Lombardie, cette mer Adriatique qui flottait comme un voile de brume a l’horizon, tout cela m’apparut comme une conquête épuisée, comme un espace déjà franchi. Je m’imaginai que, si je voulais, je serais demain sur la cime des Andes. Les jours de ma vie passée s’effacèrent et se confondirent en un seul. Hier me sembla résumer parfaitement trente ans de fatigue ; aujourd’hui, ce mot terrible, qui, dans la grotte d’Oliero, m’avait représenté l’effrayante immobilité de la tombe, s’effaça du livre de ma vie. Cette force détestée, cette morne résistance à la douleur, qui m’avait rendu si triste, se fit sentir à moi, active et violente, douloureuse encore, mais orgueilleuse comme le désespoir. L’idée d’une éternelle solitude me fit tressaillir de joie et d’impatience, comme autrefois une pensée d’amour, et je sentis ma volonté s’élancer vers une nouvelle période de ma destinée. — C’est donc là où tu en es ? me disait une vois intérieure ; eh bien ! marche, avance, apprends.

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…… Au coucher du soleil, je me trouvai au faîte d’une crête de rochers ; c’était la dernière des Alpes. À mes pieds s’étendait la Vénétie, immense, éblouissante de lumière et d’étendue. J’étais sorti de la montagne, mais vers quel point de ma direction ? Entre la plaine et le pic d’où je la contemplais s’étendait un beau vallon ovale, appuyé d’un côté au flanc des Alpes, de l’autre élevé en terrasse au-dessus de la plaine et protégé contre les vents de la mer par un rempart de collines fertiles. Directement au-dessous de moi, un village était semé en pente dans un désordre pittoresque. Ce pauvre hameau est couronné d’un beau et vaste temple de marbre tout neuf, éclatant de blancheur et assis d’une façon orgueilleuse sur la croupe de la montagne. Je ne sais quelle idée de personnification s’attachait pour moi à ce monument. Il avait l’air de contempler l’Italie, déroulée devant lui comme une carte géographique, et de lui commander.

Un ouvrier, qui taillait le marbre à même la montagne, m’apprit que cette église, de forme païenne, était l’œuvre de Canova, et que le village de Possagno, situé au pied, était la patrie de ce grand sculpteur des temps modernes. — Canova était le fils d’un tailleur de pierres, ajouta le montagnard ; c’était un pauvre ouvrier comme moi.

Combien de fois le jeune manœuvre qui devait devenir Canova s’est-il assis sur cette roche, où s’élève maintenant un temple à sa mémoire ! Quels regards a-t-il promenés sur cette Italie qui lui a décerné tant de couronnes ! sur ce monde, où il a exercé la paisible royauté de son génie, à côté de la terrible royauté de Napoléon ! Désirait-il, espérait-il sa gloire ? y songeait-il seulement ? Quand il avait coupé proprement un quartier de roche, savait-il que de cette main, formée aux rudes travaux, sortiraient tous les dieux de l’Olympe et de tous les rois de la terre ? Pouvait-il deviner cette nouvelle race de souverains qui allait éclore et demander l’immortalité à son ciseau ? Quand il avait des regards de jeune homme et peut-être d’amant pour les belles montagnardes de sa patrie, imaginait-il la princesse Borghèse nue devant lui ?

Le vallon de Possagno a la forme d’un berceau : il est fait à la taille de l’homme qui en est sorti. Il serait digne d’avoir servi à plus d’un génie, et l’on conçoit que l’intelligence se déploie à l’aise dans un si beau pays et sous un ciel si pur. La limpidité des eaux, la richesse du sol, la force de la végétation, la beauté de la race dans cette partie des Alpes, et la magnificence des aspects lointains que le vallon domine de toutes parts, semblent faits exprès pour nourrir les plus hautes facultés de l’âme et pour exciter aux plus nobles ambitions. Cette espèce de paradis terrestre, où la jeunesse intellectuelle peut s’épanouir avec toute sa séve printanière, cet horizon immense qui semble appeler les pas et les pensées de l’avenir, ne sont-ce pas là deux conditions principales pour le déploiement d’une belle destinée ?

La vie de Canova fut féconde et généreuse comme le sol de sa patrie. Sincère et simple comme un vrai montagnard, il aima toujours avec une tendre prédilection le village et la pauvre maisonnette où il était né. Il la fit très-modestement embellir, et il venait s’y reposer, à l’automne, des travaux de son année. Il se plaisait alors à dessiner les formes herculéennes des paysans et les têtes vraiment grecques des jeunes filles. Les habitants de Possagno disent avec orgueil que les principaux modèles de la riche collection des œuvres de Canova sont sortis de leur vallée. Il suffit en effet de la traverser pour y retrouver, à chaque pas, le type de froide beauté qui caractérise la statuaire de l’empire. Le principal avantage de ces montagnardes, et celui précisément que le marbre n’a pu reproduire, est la fraîcheur du coloris et la transparence de la peau. C’est à elles que peut s’appliquer sans exagération l’éternelle métaphore des lis et des roses. Leurs yeux ont une limpidité excessive et une nuance incertaine, à la fois verte et bleue, qui est particulière à la pierre appelée aigue-marine. Canova aimait la morbidezza de leurs cheveux blonds abondants et lourds. Il les coiffait lui-même avant de les copier, et disposait leurs tresses selon les diverses manières de la statuaire grecque.

Ces filles ont généralement une expression de douceur et de naïveté qui, reproduite sur des linéaments plus fins et sur des formes plus délicates, a dû inspirer à Canova la délicieuse tête de Psyché. Les hommes ont la tête colossale, le front proéminent, la chevelure épaisse et blonde aussi, les yeux grands, vifs et hardis, la face courte et carrée. Rien de profond ni de délicat dans la physionomie, mais une franchise et un courage qui rappellent l’expression des chasseurs antiques. Le temple de Canova est une copie exacte du Panthéon de Rome. Il est d’un beau marbre fond blanc, traversé de nuances rousses et rosâtres, mais tendre et déjà égrené par la gelée. Canova, dans une vue philanthropique, avait fait élever cette église pour attirer un grand concours d’étrangers et de voyageurs à Possagno, et procurer ainsi un peu de commerce et d’argent aux pauvres habitants de la montagne. Il comptait en faire une espèce de musée de ses ouvrages. L’église aurait renfermé les sujets sacrés sortis de son ciseau, et des galeries supérieures auraient contenu à part les sujets profanes. Il mourut sans pouvoir accomplir son projet, et laissa des sommes considérables destinées à cet emploi. Mais, quoique son propre frère, l’évêque Canova, fût chargé de surveiller les travaux, une sordide économie ou une insigne mauvaise foi a présidé à l’exécution des dernières volontés du sculpteur. Hormis le vaisseau de marbre, sur lequel il n’était plus temps de spéculer, on a obéi mesquinement à la nécessité du remplissage. Au lieu de douze statues colossales en marbre qui devaient occuper les douze niches de la coupole, s’élèvent douze géants grotesques qu’un peintre habile, dit-on d’ailleurs, s’est plu à exécuter ironiquement pour se venger des tracasseries sordides des entrepreneurs. Très-peu de sculpture de Canova décore l’intérieur du monument. Quelques bas-reliefs de petite dimension, mais d’un dessin très-pur et très-élégant, sont incrustés autour des chapelles ; tu les as vus à l’Académie des Beaux-Arts de Venise, et tu en as remarqué un avec prédilection. Tu as vu là aussi le groupe du Christ au tombeau, qui est certainement la plus froide pensée de Canova. Le bronze de ce groupe est dans le temple de Possagno, ainsi que le tombeau qui renferme les restes du sculpteur ; c’est un sarcophage grec très-simple et très-beau, exécuté sur ses dessins.

Un autre groupe du Christ au linceul, peint à l’huile, décore le maître-autel. Canova, le plus modeste des sculpteurs, avait la prétention d’être peintre. Il a passé plusieurs années à retoucher ce tableau, fils heureusement unique de sa vieillesse, que, par affection pour ses vertus et par respect pour sa gloire, ses héritiers devraient conserver précieusement chez eux, et cacher à tous les regards.

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…… Je suivis la route d’Asolo le long d’une rampe de collines couvertes de figuiers ; j’embrassai ce riche aspect de la Vénétie pendant plusieurs lieues, sans être fatigué de son immensité, grâce à la variété des premiers plans, qui descendent par gradins de monticules et de ravines jusqu’à la surface unie de la plaine. Des ruisseaux de cristal circulent et bondissent parmi ces gorges, dont les contours sont hardis sans âpreté, et dont le mouvement change à chaque détour du chemin. C’est le sol le plus riche en fruits délicieux et le climat le plus sain de l’Italie. À Asolo, village assis comme Possagno sur le flanc des Alpes, à l’entrée d’un vallon non moins beau, je trouvai un montagnard qui partait pour Trévise, assis majestueusement sur un char traîné par quatre ânesses. Je le priai, moyennant une modeste rétribution, de me faire un peu de place parmi les chevreaux qu’il transportait au marché, et j’arrivai à Trévise le lendemain matin, après avoir dormi fraternellement avec les innocentes bêtes qui devaient tomber le lendemain sous le couteau du boucher. Cette pensée m’inspira pour leur maître une horreur invincible, et je cible, et je n’échangeai pas une parole avec lui durant tout le chemin.

Je dormis deux heures à Trévise avec un peu de rhume et de fièvre ; à midi, je trouvai un voiturin qui partait pour Mestre et qui me prit en lapin. Je trouvai la gondole de Catullo à l’entrée du canal. Le docteur, assis sur la poupe, échangeait des facéties vénitiennes avec cette perle des gondoliers. Il y avait sur la figure de notre ami un rayonnement inusité. — Qu’est-ce donc ? lui dis-je, avez-vous fait un héritage ? êtes-vous nommé médecin de votre oncle ?

Il prit une attitude mystérieuse et me fit signe de m’asseoir près de lui. Alors il tira de sa poche une lettre timbrée de Genève. Je me détournai après l’avoir lue pour cacher mes larmes. Mais quand je regardai le docteur, je le trouvai occupé à lire la lettre à son tour. — Ne vous gênez pas, lui dis-je. — Il n’y fit nulle attention et continua ; après quoi il la porta à ses lèvres avec une vivacité passionnée tout italienne, et me la rendit en disant pour toute excuse : Je l’ai lue.

Nous nous pressâmes la main en pleurant. Puis je lui demandai s’il avait reçu de l’argent pour moi. Il me répondit par un signe de tête affirmatif. — Et quand part votre ami Zuzuf ? — Le quinze du mois prochain. — Vous retiendrez mon passage sur son navire pour Constantinople, docteur. — Oui ? — Oui. — Et vous reviendrez ? dit-il. — Oui, je reviendrai. — Et lui aussi ? — Et lui aussi, j’espère. — Dieu est grand ! dit le docteur en levant les yeux au ciel d’un air à la fois ingénu et emphatique. Nous verrons, ce soir, Zuzuf au café, ajouta-t-il ; en attendant, où voulez-vous loger ? — Peu m’importe, ami, je pars après-demain pour le Tyrol…