Lettres d’un théologien à l’auteur du Dictionnaire des trois siècles

Nicolas de Condorcet (1743-1794)
Œuvres de Condorcet
Didot (Tome 5p. 273-338).


LETTRES
D’UN THÉOLOGIEN
À L’AUTEUR
DU DICTIONNAIRE DES TROIS SIÈCLES.


On peut à Despréaux pardonner la satire.
Il joignit l’art de plaire au malheur de médire ;
Le miel que cette abeille avait tiré des fleurs,
Pouvait de sa piqûre adoucir les douleurs.
Mais pour un lourd frelon, méchamment imbécile,
Qui vit du mal qu’il fait et nuit sans être utile,
On écrase à plaisir cet insecte orgueilleux,
Qui fatigue l’oreille, et qui blesse les yeux.

(Voltaire, Disc. sur l’envie)


1774.


AVERTISSEMENT
SUR
LA PREMIÈRE LETTRE.


Séparateur


Tout le monde sait que M. l’abbé Sabbatier de Castres, ayant eu le malheur d’offenser Dieu par la composition d’une vie de[1] Benedict Spinosa, et par de petits vers libertins, est venu à résipiscence : ses confesseurs lui ont donné pour pénitence de compiler un gros dictionnaire contre les Encyclopédistes. C’est ainsi que les jésuites condamnèrent autrefois le grand Corneille à mettre l’Imitation en vers, pour expier le crime d’avoir fait Cinna.

Il nous est tombé entre les mains une lettre d’un théologien à M. l’abbé Sabbatier. Nous avons jugé à propos de la faire imprimer. Ce sera pour M. Sabbatier une occasion de pratiquer l’humilité, celle de toutes les vertus chrétiennes à laquelle jusqu’ici on nous assure qu’il a été le plus exercé.

Séparateur


LETTRE
À M. L’ABBÉ
SABBATIER DE CASTRES,
PAR UN THÉOLOGIEN DE SES AMIS.


Séparateur


J’ai lu, Monsieur, votre beau Dictionnaire contre les ennemis de notre sainte religion. J’en ai été édifié ; mais comme intéressé dans la même œuvre, je prends la liberté de vous communiquer quelques observations.

Je sais, Monsieur, que la divine Écriture, la pratique des saints Pères et de tous les théologiens, nous enseignent qu’il est permis et même ordonné de calomnier les ennemis de Dieu ; mais il faut que ce soit avec adresse. La calomnie maladroite est un péché selon tous les casuistes. Or, Monsieur, vous n’êtes pas exempt de ce péché. Vous vous annoncez comme un homme qui veut préserver ses compatriotes d’une philosophie empoisonnée, qui tend à corrompre les mœurs et à détruire la religion.

Tout ce qui attaque la religion ou les mœurs doit donc vous être également odieux, quelque part qu’il se rencontre ; et en vous rendant sévère ou indulgent, au gré de je ne sais quels intérêts particuliers, vous vous exposez à faire croire, avec justice, que vous haïssez plus les gens de lettres que vous n’aimez la religion. Prenez garde, cela pourrait avoir des suites ; et si M. le grand aumônier savait que vous n’êtes qu’un hypocrite, vous n’auriez point de bénéfices.

Vous louez François Ier d’avoir donné une abbaye à Amyot pour la traduction du roman de Théagène et Caryclée ; d’un livre d’amour[2] ! Espérez-vous qu’on vous donnera aussi une abbaye, parce que vous avez rimé des contes scandaleux ? Ce n’est pas que François Ier n’ait fait d’ailleurs des choses très-louables ; par exemple, lorsqu’il donna à ses maîtresses le divertissement de voir brûler six protestants à petit feu.

Vous dites que d’Aubigné, grand-père de madame de Maintenon, était né pour la plaisanterie, et vous en donnez pour exemple la Confession catholique de Sanci, sans prémunir le lecteur contre cet ouvrage, plus abominable aux yeux de tout chrétien qu’aucun des livres contre lesquels vous vous déchaînez, ne pourrait-on pas dire que vous n’accusez les vivants que parce que vous pouvez leur nuire, et que vous respectez les morts, parce qu’il n’y a plus de mal à leur faire ?

Vous copiez M. de Voltaire, et vous dites que Baluze eut, pour le meilleur de ses ouvrages, une pension du roi et une place dans l’index[3]. Quoi ! Monsieur, vous regardez comme un honneur, pour un livre, d’être proscrit par le souverain pontife, par le vicaire de Jésus-Christ !

Vous louez Barbeyrac, et vous oubliez combien la Préface de Puffendorf est irréligieuse, et avec quel mépris il parle de la morale des Pères !

Il est plaisant de citer les folies de Bergerac comme des preuves de son talent pour la physique : mais à quoi pensez-vous, de louer cet auteur sans restriction ? Et son Agrippine où l’on dit à Séjan :

Il est pourtant des Dieux, en la machine ronde.

Séjan répond :

Mais s’il était des Dieux, serais-je encore au monde ?

LE CONFIDENT.

Ne crains-tu pas des Dieux l’effroyable tonnerre ?

SÉJAN.

Il ne tombe jamais en hiver sur la terre.
J’ai six mois, pour le moins, à me moquer des Dieux ;
Ensuite je ferai ma paix avec les cieux.

Et ailleurs,

Une heure avant la mort notre âme évanouie
Devient ce qu’elle était une heure avant la vie.

Pourquoi faire grâce à ce poëte, vous qui êtes si sévère pour des hommes moins coupables ?

Vous louez encore les vers moraux de l’évêque de Séez, Berthaud ; voici de la morale de ce poëte aimable :

On nous dit

(c’est le Saint-Esprit qui le dit)

On nous ditqu’ici-bas tout n’est que vanité ;
Que d’erreurs, de chagrins, toute la terre abonde ;
Mais aimer constamment une jeune beauté,
Est la plus douce erreur des vanités du monde.

Ailleurs, vous citez la Chercheuse d’esprit comme un modèle. Dans cette pièce, on dit à une petite fille de donner sa main.

Eh ! ma main, pourquoi faire ?


répond-elle.

La Femme juge et partie, autre pièce à équivoques, est encore l’objet de vos éloges.

Vous ne parlez point du livre intitulé : Vindiciæ contra tyrannos, que les bibliographes attribuent à Languet.[4] Vous avez aussi oublié l’article de la Boëtie, cet homme si aimable et si vertueux, que Montagne aima avec tant de tendresse. Son discours de la servitude volontaire méritait bien quelques mots. Jamais, peut-être, on n’a exprimé, avec plus de chaleur, la haine de la servitude et le mépris pour ceux qui ont la lâcheté de la souffrir. Votre silence vous expose à être soupçonné de ne feindre tant de zèle pour l’autorité, que pour calomnier, auprès du gouvernement, des hommes que vous voudriez perdre, parce leur supériorité a blessé votre orgueil. Le monde est très-malin, Monsieur ; il faut être bien habile maintenant pour soutenir le rôle d’hypocrite.

Piron, qui, malgré ses épigrammes et ses bons mots, était un très-bon homme, eut grand tort d’imaginer qu’une tragédie, qui avait eu quelque succès, lui donnait le droit d’être jaloux de M. de Voltaire ; mais vous deviez vous borner à dire que Piron s’était repenti de ses écarts. On lui a attribué plus que des propos. Vous connaissez, sans doute, une de ses épigrammes, que je n’ose transcrire, sur un protestant converti, à qui on veut faire baiser le crucifix, et qui finit par ce vers :

Faut-il encore avaler celui-là ?

Voici encore votre malheureuse indulgence pour les morts, qui fait un contraste si fâcheux avec votre sévérité pour les vivants. Pas un mot d’injure contre Saint-Gelais. Ce prêtre avait parié que, dans quelque moment qu’on le prît, il remplirait sur les mêmes rimes les vers qu’on lui proposerait. Son parieur s’approche de lui pendant qu’il disait la messe.

L’autre jour, venant de l’école,
Je rencontrai dame Nicole,
Laquelle était de vert vêtue.

Saint-Gelais répond sur-le-champ :

Ôtez-moi du cou cette étole,
Et si bientôt je ne l’accole,
J’aurai la gageure perdue.

Vous faites grâce à l’abbé de Saint-Pierre : sa mémoire est encore trop récente pour que nous puissions en grossir notre liste. Paradis aux bienfaisants est un mot bien dangereux et bien impie ; il voulait nous réduire à n’être que des officiers de morale et des ministres de vertu. Il voulait que nous eussions des femmes en propre ; sa religion était absolument l’opposé de celle des jésuites, à qui on reprochait d’allonger le credo et de raccourcir le décalogue.

Vous louez la simplicité et la fermeté d’âme de l’abbé Terrasson. Est-ce que vous ignorez que c’est surtout dans l’incrédulité qu’il fut simple et ferme ? C’est lui qui proposa à Law de rembourser la religion catholique en billets de banque ; et Law répondit que les prêtres n’étaient pas si sots, qu’ils voulaient de l’argent comptant. C’est lui qui, en parlant de l’Abrégé de l’Ancien Testament par Mesangui, disait : « Voilà un excellent ouvrage ; le scandale du texte y est conservé dans toute sa pureté. » Un jour qu’on lui parlait des grandes questions de l’éternité du monde, de la création : « Je n’entends rien à tout cela, » répondit-il ; « je me suis fait une philosophie moyenne : il n’y a point de Dieu, et je m’en passe. » Enfin, lorsqu’on voulut le confesser à l’heure de la mort : « Je n’ai plus de mémoire, » dit-il ; « demandez à ma gouvernante ; elle sait tout ce que j’ai fait. »

Mais j’ai à vous faire un reproche encore plus grave que cette partialité. Dans plusieurs endroits de votre ouvrage, vous paraissez ne regarder la religion que comme une affaire de politique. Ainsi, toute religion dominante aurait le droit d’opprimer ceux d’une Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/295 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/296 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/297 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/298 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/299 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/300 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/301 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/302 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/303 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/304 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/305 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/306 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/307 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/308 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/309 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/310 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/311 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/312 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/313 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/314 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/315 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/316 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/317 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/318 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/319 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/320 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/321 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/322 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/323 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/324 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/325 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/326 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/327 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/328 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/329 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/330 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/331 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/332 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/333 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/334 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/335 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/336 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/337 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/338 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/339 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/340 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/341 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/342 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/343 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/344 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/345 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/346 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/347 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/348 Page:Condorcet - Œuvres, Didot, 1847, volume 5.djvu/349 respirer. Du moins le dernier de vos crimes n’est-il pas resté sans vengeance. Les assassins de la Barre[5] qui vous avaient vendu le sang de l’innocent, ont été punis, et leurs confrères, qui avaient eu la lâcheté de souffrir ces monstres au milieu d’eux, ont justement partagé leur punition. »

Je vis bien que c’était là un philosophe déguisé, je ne lui répondis rien ; mais je l’allai dénoncer. Puisse-t-il se tromper !

Adieu, Monsieur, adieu pour jamais ; je vous souhaite une place dans le paradis entre saint Cucufin et saint Dominique l’encuirassé.


  1. M. de Voltaire est tombé dans une erreur grossière au sujet de Spinosa. Il dit que B. Spinosa signifie Baruch Spinosa, et non Benoît Spinosa ; Spinosa n’ayant jamais eu le bonheur d’être baptisé. Nous répondons victorieusement que Spinosa fut nommé Benedictus, c’est-à-dire, bénit, et non pas Benoît ; car les juifs ont le malheur de faire très-peu de cas de saint Benoît, patron des révérends Pères bénédictins. M. de Voltaire nous permettra donc de lui dire, avec M. Larcher, que deux poëmes épiques, dix tragédies sublimes, ne peuvent mériter le titre d’homme de génie à un écrivain qui se trompe si lourdement sur les noms de baptême.
  2. Article Amyot.
  3. Article Baluze.
  4. Article d’Hubert Languet.
  5. Jeune gentilhomme de seize ans, condamné à être décapité, après avoir subi la question et avoir eu la langue coupée, comme atteint et convaincu d’avoir chanté une chanson contre la Madelaine devant une tourrière, et comme véhémentement suspecté d’avoir donné des coups de canne à un crucifix. Les MM. Pasquier et Saint-Fargeau ont été regardés comme les auteurs de ce jugement atroce. L’évêque d’Amiens et le clergé d’Abbeville avaient préparé cette scène sanglante par une farce religieuse, en faisant une procession, la corde au cou, pour demander pardon à Dieu des coups de bâton qu’on avait donnés à son image. L’évêque s’en est repenti ; mais il avait fait amende honorable pour une insulte faite à un morceau de bois, et il n’en fit pas pour l’assassinat dont il s’était rendu le complice. Le fanatisme de l’ancien parlement avait soulevé contre lui tous les honnêtes gens, qui n’ont pu qu’applaudir à sa destruction. On se rappelait qu’un conseiller avait proposé, dans l’affaire du livre de l’Esprit, de profiter de l’occasion où l’on tenait un philosophe, et de lui faire donner la question, pour l’obliger à révéler ses complices et les secrets de sa secte. On savait qu’avant de se séparer, en septembre 1770, le parlement avait pris jour pour une assemblée de chambres, dans laquelle on aviserait aux moyens d’extirper la philosophie.