Lettres choisies du révérend père De Smet/ 7

Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 61-70).
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VII


Université de Saint-Louis, 16 janvier 1852.

Le 7 juin dernier, accompagné du R. P. Christian Hoecken, je quittai Saint-Louis à bord du vapeur le Saint-Ange, pour aller aux montagnes Rocheuses. Notre bateau se rendait au fort Union, qui se trouve situé à trois milles au-dessus de l’embouchure de la Roche-Jaune, sur la rive du nord, et à deux mille milles, ou sept cent trente lieues, au nord-ouest de Saint-Louis. Plusieurs passagers, membres de la Compagnie américaine des pelleteries, partaient pour se rendre aux différents postes de commerce établis au milieu des Indiens sur le haut Missouri. Ils emmenaient avec eux environ quatre-vingts hommes  ; c’étaient principalement des Canadiens, quelques Américains, quelques Irlandais, Allemands, Suisses et Italiens, et plusieurs Français de France, nom qu’on leur donne ici pour les distinguer des créoles français du pays. Ils allaient en quête des biens de la terre ; le P. Hoecken et moi nous allions à la recherche des biens du ciel, à la conversion des âmes.

Nous avions eu un printemps désagréable, et jusqu’au moment de notre départ, la pluie avait été très-abondante. Les neiges et les glaces qui s’étaient amoncelées dans les régions plus septentrionales, se fondant tout à la fois, grossirent bientôt les mille et mille tributaires du Mississipi.[1] Ces rivières y précipitèrent leurs ondes torrentielles et gonflèrent tellement le fleuve, qu’il déborda roulant ses eaux bourbeuses de côté et d’autre, couvrant un terrain de huit, quinze, et, dans plusieurs endroits, de vingt milles de largeur. Le grand fleuve ne connaissait plus de bornes : sous ses ondes disparaissaient la verdure des riantes plaines, les majestueuses forêts, et les fleurs variées du printemps qui récréent les yeux du voyageur. Une vaste mer, pour ainsi dire, couvrait maintenant la terre ferme, et portait la ruine et la désolation parmi les habitations nombreuses qui occupent les bas-fonds le long de chaque bord.

En temps ordinaire, les chicots et les bancs de sable sont les principaux obstacles à la navigation dans les grands cours d’eau de l’Ouest  ; mais ils avaient entièrement disparu et n’inspiraient aux pilotes aucune inquiétude. D’autres dangers avaient pris leur place  ; toute la surface du fleuve était couverte de débris : maisons, granges, écuries, clôtures des champs et des jardins, étaient emportés pêle-mêle avec des milliers d’arbres déracinés. Au milieu de ces masses flottantes de bois dont nous ne pouvions pas toujours éviter le choc, le Saint-Ange faisait force vapeur, et avait à surmonter un courant presque irrésistible : Plusieurs fois il fut entraîné à la dérive  ; dans deux occasions surtout, la lutte contre le fleuve fut terrible. Le steamer durant un bon quart d’heure semblait comme immobile au milieu des flots impétueux  ; mais enfin il triompha, grâce à la quantité de poix et de goudron qu’on jeta dans les fourneaux pour en activer le feu.

Au sein de périls si effrayants, le missionnaire prend courage et s’anime, à la pensée du but surnaturel qu’il poursuit. Il sait qu’il est sous la main de

Celui qui met un frein à la fureur des flots.

Le débordement des rivières, les pluies continuelles au printemps, les transitions alternatives, fréquentes et soudaines du froid au chaud, sont dans ce climat les avant-coureurs certains des fiévres. Le choléra prend dans ces parages un caractère épidémique. Plusieurs maladies se manifestèrent bientôt à bord du Saint-Ange. Aux accès de joie, aux conversations et aux chansons bruyantes de nos voyageurs, succéda un morne silence. À peine six jours s’étaient écoulés depuis notre départ, que le bateau ressemblait à un vaste hôpital. Nous étions à cinq cents milles de Saint-Louis, quand soudain le choléra se déclara dans le vaisseau. Le 10, un commis de la Compagnie américaine, jeune homme vigoureux et dans la fleur de l’âge, fut saisi subitement de tous les symptômes du fléau et expira au bout de quelques heures. Les jours suivants, plusieurs autres en furent atteints et moururent bien vite. L’épidémie emporta treize personnes en peu de temps.

Une fièvre bilieuse me cloua sur mon lit environ dix jours. Le bon Père Hoecken donnait, jour et nuit, ses soins aux malades avec un zèle héroïque. Il les visitait, les assistait dans leurs souffrances ; il préparait et administrait les remèdes, frictionnait les cholériques avec l’esprit de camphre, entendait les confessions des mourants, et leur prodiguait les dernières consolations de la religion. Il allait bénir les fosses pour les morts creusées sur la rive et enterrait ceux-ci avec les prières et les cérémonies prescrites parle rituel romain. Ce cher collègue avait le tempérament assez robuste et était habitué à une vie de privations ; mais ses travaux et ses voyages continuels au milieu des sauvages l’avaient beaucoup affaibli ; ses soins assidus auprès des malades achevèrent de l’épuiser. J’avais beau l’avertir de se ménager ; son zèle l’emportait sur toute autre considération ; au lieu de se prémunir contre le danger, il paraissait le chercher. J’étais peiné de le voir remplir seul son œuvre héroïque de charité ; mais je me trouvais moi-même dans un tel état de faiblesse, que j’étais incapable de lui offrir le moindre secours. Le 18, on avait des craintes que mon mal ne prît le caractère du choléra. Je priai le Père Hoecken d’entendre ma confession et de me donner l’extrême-onction ; mais en ce même moment il fut appelé auprès d’un malade qui était à l’extrémité. Il me dit. : — « Je ne vois point de danger immédiat pour vous ; nous verrons demain. » — Il avait assisté trois mourants ce jour-là. Hélas ! jamais je n’oublierai la scène qui eut lieu quelques heures après. La chambrette du R. P. Hoecken était à côté de la mienne. Entre une et deux heures de la nuit, lorsque tout était tranquille et silencieux à bord, que les malades, dans leurs insomnies, n’entendaient que les soupirs de leurs voisins de cabine, la voix du Père Hoecken frappa mes oreilles… Il m’appelait à son secours. Réveillé comme d’un profond assoupissement, je reconnais son accent ; je me traîne au chevet de son lit. Hélas ! je vois le Père à toute extrémité. Il me demande d’entendre sa confession ; je me rends aussitôt à ses désirs. Le docteur Evans, médecin d’une grande expérience et d’une grande charité, surveillait le bon Père et tâchait de le soulager  ; mais ses soins et ses remèdes furent inutiles. J’administre l’extrême-onction au révérend Père qui répond à toutes les prières  ; son recueillement et sa dévotion ajoutèrent à la haute estime que tout le monde avait conçue pour lui à bord. Il s’affaiblissait à vue d’œil. Me trouvant moi-même dans un état si grave que je pouvais être enlevé peu de temps après lui et partager sa dernière demeure sur cette terre d’exil, je le priai de recevoir à son tour ma confession, s’il était encore capable de l’entendre. Je m’agenouille tout en larmes au chevet du lit de mon frère en Jésus-Christ, de mon ami fidèle, de mon seul compagnon de voyage dans le désert. À lui, dans son agonie, je me confesse, malade et presque mourant… Les forces l’abandonnent… Bientôt il perd la parole, bien qu’il demeure sensible à ce qui se passe autour de lui. Me résignant à la sainte volonté de Dieu, je récite les prières des agonisants avec la formule de l’indulgence plénière que l’Église accorde à l’heure de la mort. Le P. Hoecken, mûr pour le ciel, remet sa belle âme entre les mains de son divin Rédempteur, le 19 juin 1851, douze jours après notre départ de Saint-Louis. Qui l’eût dit alors  ? Il soupirait après la mission dans le désert, il avait si soif du salut des âmes, il voulait encore tant travailler pour le bon Dieu  ! Que de projets évanouis  ! cette mort eût été pour moi en d’autres circonstances un motif de ne pas continuer mon périlleux voyage ; mais Dieu donne à l’homme des forces que la nature lui refuse ; je poursuivis mon but.

Le P. Chrétien Hoecken était né dans le Brabant septentrional. Il n’avait que quarante-trois ans au moment de son décès. Les quinze dernières années de sa vie s’étaient écoulées au milieu des Indiens, qui avaient conçu pour lui la plus haute vénération. Il était tout pour eux : leur père en Jésus-Christ, leur médecin dans les maladies, leur conseil dans toutes leurs difficultés, leur ami sincère et fidèle. Il se réjouissait avec toute la simplicité d’un enfant lorsqu’il recevait quelque don pour ses pauvres néophytes. Toute sa consolation était de se trouver au milieu d’eux. Il fut un instrument actif entre les mains de Dieu, pour annoncer le saint évangile à des milliers de païens. Les églises qu’il a bâties et les ferventes congrégations d’indiens qu’il a formées attestent sa ferveur et son zèle apostolique. Sa fin si édifiante a couronné tous ses travaux. Martyr de la charité, il a exercé le sacré ministère jusque dans son agonie. Elle sera toujours pour moi triste mais salutaire, la pensée qui me reportera à cette heure touchante et solennelle. Quels amis purent jamais se faire des adieux plus émouvants et plus religieux !

Les passagers furent profondément émus à la vue du corps inanimé de celui qui jusqu’à son heure suprême avait été « tout à tous, » selon le langage de l’Apôtre. Le bon Père les quittait au moment où ses services semblaient être plus nécessaires. Je me souviendrai toujours avec reconnaissance de l’intérêt témoigné au R. P. Hoecken, dans ses derniers moments, par tous les passagers du bord. On approuva à l’unanimité ma proposition de ne pas laisser dans le désert le corps du pieux missionnaire. Un cercueil décent, très-épais et goudronné au dedans, fut préparé pour recevoir la dépouille mortelle  ; une fosse temporaire fut creusée dans une belle forêt, aux environs de l’embouchure de la Petite-Siouse, et l’enterrement se fit avec toutes les cérémonies de l’Église, dans la soirée du 19 juin, tout l’équipage présent.

Environ un mois plus tard, au retour du Saint-Ange, qui passa près de cette tombe vénérée, le cercueil fut exhumé, mis dans le bateau et transporté au noviciat de la Compagnie de Jésus, à Florissant. Là reposent les restes mortels du R. P. Hoecken au milieu de ceux de ses confrères. Cette mort, si précieuse devant Dieu, remplit de tristesse tous les cœurs des passagers  ; mais pour plusieurs ce fut une occasion de retour à Dieu. Beaucoup ne s’étaient pas approchés du tribunal de la pénitence depuis plusieurs années  ; immédiatement après les funérailles, tous se rendirent les uns après les autres dans ma cabine pour se confesser.

Cinq autres passagers succombèrent encore, et reçurent, avant d’expirer, les consolations de mon ministère. L’accablement et la faiblesse où la fièvre m’avait réduit me quittèrent insensiblement  ; je me trouvai, au bout de quelques jours, en pleine convalescence, très en état de célébrer la messe et de donner mon temps au soin des malades.

Au fur et à mesure que notre bateau avançait et gagnait les parties les plus élevées et les plus ouvertes du territoire indien, l’épidémie disparaissait. Nous pouvions de nouveau consacrer quelques heures à contempler les merveilles du désert, à réfléchir sur l’avenir de ces vastes solitudes, sur le sort surtout de leurs pauvres habitants. J’en rendrai compte dans la suite de mes lettres  ; elles vous diront ce qui m’est arrivé d’intéressant dans mes rapports avec les sauvages, pendant le long et dangereux voyage que je viens de terminer. Agréez etc.

P. J. De Smet, S. J.

P. S. Voici une notice qu’on attribue à Mgr l’archevêque. Elle a été insérée dans le Berger de la vallée de Saint-Louis, feuille hebdomadaire : «  Le R. P. Chrétien Hoecken, de la Compagnie de Jésus, est mort du choléra, à bord du Saint-Ange, sur la rivière Missouri. Ceux qui ont eu le bonheur de connaître le défunt peuvent se faire une idée de la perte que la religion a faite par sa mort. Cette perte, on peut le dire, est irréparable. À la connaissance de plusieurs langues indiennes, il joignait une intelligence parfaite des mœurs, des préjugés et des prédilections des sauvages ; il avait la plus grande attention pour tous leurs intérêts, tant temporels que spirituels. Il jouissait d’une constitution robuste, jointe à une énergie de caractère qui lui faisait entreprendre sans hésiter tout ce qui promettait d’augmenter la plus grande gloire de Dieu. Les qualités qui le distinguaient le plus au milieu de ses travaux et de ses privations étaient son admirable franchise, sa simplicité, son bon jugement, une disposition d’esprit et de cœur toujours joyeuse et tranquille, et un contentement inébranlable que l’auteur de cette notice n’a jamais trouvé au même degré dans aucun autre individu. Il serait impossible de rencontrer un missionnaire plus apostolique, et nous sommes convaincu que l’illustre Société dont il était membre ne comptait pas parmi ses enfants un religieux plus fidèle et plus fervent. »

  1. Le fleuve Mississipi, nom qui dans la langue des Algonquins veut dire la grande rivière, et non le père des eaux, comme quelques auteurs l’ont prétendu, fut découvert, en 1674, par un missionnaire jésuite, le célèbre père Marquette. (Note de la présente édition.)