Lettres choisies du révérend père De Smet/ 18

Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 223-272).
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XVIII


Université de Saint-Louis, 6 décembre 1854.

Vous avez reçu le discours de l’Ours-fou ou Matau-Witko, le chef actuel des Assiniboins. Cette  » pièce vous a fait connaître les dispositions favorables qui animent ce chef à l’égard de notre sainte religion. Je vous ai parlé de leurs chasses, d’une expédition de paix et de guerre envoyée de la part des Corbeaux, ou Absharokays, aux Pieds-Noirs, ou Ziazapas,[1] leurs ennemis invétérés  ; je vous ai entretenu du culte assiniboin qui, sous le rapport des cérémonies, des pratiques superstitieuses et de divers points de croyance religieuse, ressemble aux autres cultes en usage chez les différentes tribus qui habitent les plaines du haut Missouri. Ces détails vous ont fait apprécier l’affreuse condition morale de ces pauvres nations indiennes. Combien ne sont-elles pas à plaindre ! Quelle noble mission de dévouement et de charité chrétienne n’y a-t-il pas à remplir auprès de cet infortuné peuple pour l’arracher aux basses superstitions et aux infâmes cruautés auxquelles il s’abandonne  ! Semer dans cette terre stérile le grain de senevé, faire goûter insensiblement à ces malheureux les fruits si doux et si consolants des vérités de l’Évangile, voilà l’unique ambition du missionnaire catholique.

Quelques-uns de nos Pères sont engagés dans cette laborieuse carrière. Il est à espérer que d’autres viendront les rejoindre avant peu pour satisfaire enfin au désir ardent de plusieurs nations qui ne cessent de demander des Robes-Noires. J’en parle avec connaissance de cause.

Pour vous initier encore davantage à la connaissance des mœurs et des usages indiens, je crois bon de vous donner un aperçu de la carrière étrange d’un des chefs les plus renommés parmi les Assiniboins. Son nom est Tchatka. Ce fut un homme fourbe, rusé et cruel  ; un méchant sauvage dans toute la force du terme  ; sa vie est un tissu d’horreurs. Pendant quarante ans, il a été le conducteur des Assiniboins dans le Grand Désert. Au début de ses courses vagabondes, il se mit à la tête d’une bande de trois mille hommes qu’il conduisit à la guerre avec des alternatives de succès et de revers. Les maladies les ont souvent décimés, les poisons et les combats les ont fait périr et fondre comme la neige au soleil. Lorsqu’ils n’étaient plus qu’une poignée, on les a vus se disperser et chercher un asile ailleurs. Tchatka est mort comme il avait vécu. Soit crainte, soit jalousie ou haine, il eut fréquemment recours au poison pour se défaire rapidement de ceux qui contrariaient ses vues  ; poursuivi enfin par les remords et le désespoir, il s’est servi du même moyen pour mettre fin à ses jours. Il mourut dans des convulsions terribles. Ceci n’est qu’un préambule, vous lirez plus loin des détails qui vous donneront la conviction que les sauvages aussi ont eu leurs Nérons et leurs Caligulas.

Tous les rapports de statistique que j’ai lus sur les Indiens montrent que leur nombre va toujours en diminuant. À quoi faut-il attribuer principalement cette décadence  ? L’histoire de la tribu assiniboine, conduite par le méchant Tchatka, est plus ou moins celle des autres tribus. Des chefs ambitieux entretiennent des guerres incessantes avec leurs voisins, et puis les maladies exercent d’affreux ravages. Vient ensuite le contact des blancs  ; les Indiens apprennent et adoptent facilement les vices et les excès des mauvais pionniers de notre civilisation. Les liqueurs fortes, que ceux-ci viennent importer en abondance, et qui sont plus terribles dans leurs effets que les guerres, moissonnent les Indiens par centaines  ; ils disparaissent, ne laissant après eux que les monticules de leurs tombeaux, qu’on rencontre çà et là dans les plaines, ainsi que sur les coteaux élevés le long des rivières. Le gouvernement vient d’organiser dans l’ouest deux nouveaux territoires, le Nébraska[2] et le Kansas.[3] Ils embrassent ensemble une étendue de 143, 000 milles carrés. Les blancs s’y rendent aujourd’hui par milliers et se hâtent de prendre possession des meilleurs sites. La loi est à peine votée, les mesures pour protéger les Indiens ne sont point encore prises, et déjà une cinquantaine de villes et de bourgs sont en construction  ; des granges, des fermes, des moulins, etc., s’élèvent de toutes parts comme par enchantement. En Amérique on va toujours vite en besogne. Le Go ahead ! (en avant) des Yankees est proverbial.

Je ferme ma parenthèse et veux vous raconter maintenant l’histoire du fameux Tchatka. Elle est bien connue dans le pays où les scènes que je vais décrire ont eu lieu. Je la tiens de deux sources des plus respectables : l’une est M. Denig, agent de la Compagnie de Pelleteries de Saint-Louis, homme d’une probité et d’une véracité éprouvées  ; et l’autre est un digne interprète canadien. Ils ont résidé tous les deux, pendant un grand nombre d’années, au milieu des tribus assiniboines  ; ils ont connu le héros dont il s’agit et ont été les témoins oculaires d’un grand nombre de ses faits et gestes.

Ce triste héros Tchatka ou le Gaucher exerça, pendant sa longue carrière, plus de pouvoir sur la tribu qu’il gouvernait qu’aucun autre chef sauvage dont j’ai pu apprendre l’histoire. Il avait reçu plusieurs surnoms  ; mais celui de Gaucher lui est resté parmi les voyageurs[4] et les marchands de pelleteries. Ses autres surnoms étaient Wah-Kon-Tangka, ou le Grand incompréhensible, Mina-Yougha, ou Celui qui tient le couteau, et Tatokah-nan, ou le Cabri. Il les a reçus à différentes époques de sa vie, à l’occasion de quelque action par laquelle il s’était distingué.

La famille de Tchatka était très-nombreuse et exerçait une grande influence. Divers membres avaient choisi Tchatka pour leur chef ou conducteur de camp dès qu’il eut atteint l’âge requis. Cet Indien attira sur lui l’attention des négociants du nord, dans le haut Canada ou territoire d’Hudson. L’étroite liaison qu’il y forma parmi les blancs, jointe à sa finesse ou à l’adresse naturelle qu’il possédait à un haut degré, lui firent acquérir des connaissances qui le distinguèrent, à son retour, au milieu de ses propres gens. Il avait aussi obtenu, par l’entremise d’un blanc, une quantité de poisons différents dont il apprit à connaître l’énergie. Tchatka était un être sans principes aucuns, fourbe, rusé et poltron. Quoique jeune et vigoureux, il se tenait toujours à l’écart dans les moments de danger ; tandis que ses guerriers se battaient dans la vallée contre les ennemis, il était, lui, assis sur une colline élevée d’où il pouvait tout observer. Il s’était fait initier aux roueries adroites des jongleurs ; mais il ne se livrait à ses incantations hypocrites qu’ayant à ses côtés un bon coursier sur lequel il s’enfuyait, en cas d’insuccès. Comme nous le verrons plus loin, il devint le chef de deux cent cinquante à deux cent quatre-vingts loges, soit environ douze cents guerriers. L’aveugle confiance qu’ils avaient dans leur guide paraît avoir été la cause de ses victoires à la guerre contre les Pieds-Noirs et les autres ennemis de sa nation.

Dès que Tchatka fut en position de donner plein essor à son mauvais génie, il mit tout en œuvre pour satisfaire son infernale ambition. Il sut calculer l’influence et l’ascendant qu’il exercerait sur le peuple, en se faisant initier à la grande bande des hommes de médecine[5] et il prétendit devenir prophète.

Tchatka n’ignorait pas que, dans sa tribu, il y avait plusieurs personnages dont le crédit était puissant, qui étaient plus anciens que lui et qui avaient acquis, par leur bravoure dans les combats et par leur sagesse dans les conseils, des titres réels à la dignité de grands chefs. Pour s’arroger seul le gouvernement du camp, il conçut l’affreux dessein de se défaire de ses compétiteurs. Il déploya dans l’exécution de son horrible projet toute sa ruse et toute sa fourberie. J’ai déjà fait allusion aux poisons qu’il possédait. Par des expériences secrètes, il s’était assuré de leur force et de la nature de leurs effets. Il en donna lui-même ou en fit donner si adroitement, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, qu’on ne concevait pas le moindre soupçon sur son compte. Son rôle de prophète l’aida merveilleusement : il prédit à ses victimes, souvent plusieurs semaines ou plusieurs mois d’avance, qu’ils n’avaient plus longtemps à vivre, d’après les révélations qu’il avait reçues de son Wah-kon et de ses manitous. L’accomplissement de ces sortes de prédictions établit sa réputation  ; il obtint le titre de Fort en médecine. Les pauvres sauvages le regardaient avec crainte et respect, comme un être qui pouvait à son gré disposer de leur vie. Plusieurs lui firent des présents de chevaux et d’autres objets, pour ne pas figurer sur la liste de ses fatales prédictions.

Le personnage le plus accrédité et le plus courageux de la tribu assiniboine, le principal obstacle à l’ambition du Gaucher ou Tchatka, était son propre oncle. Celui-ci, homme de haute stature, joignait à la bravoure une hardiesse et une violence auxquelles personne n’osait s’opposer. Il portait le nom de l’Arc ambulant ou Itazipa-man, et était renommé par ses hauts faits dans les combats. Sa robe, son casque, ses vêtements, sa lance, son casse-tête, et jusqu’à la bride et la selle de son coursier, tout était orné de chevelures, trophées remportés sur ses ennemis. Il fut surnommé le Borgne ou Istagon, parce que, dans une bataille, une flèche ennemie lui avait crevé un œil.

Tchatka était jaloux du pouvoir d’Istagon et de l’ascendant que celui-ci exerçait sur toute la tribu. Il n’avait osé jusque-là porter atteinte aux jours de son oncle  ; car il craignait son courroux. Tchatka voulait s’assurer d’une protection dont il avait besoin aussi longtemps que vivraient ceux qui pouvaient s’opposer à ses menées ambitieuses. Aucun fait d’armes, aucun trophée remporté sur l’ennemi ne pouvait l’autoriser à élever un peu haut ses prétentions. Par ses ménagements et ses flatteries, par une attention assidue et une soumission feinte aux moindres désirs de son oncle, ce jeune homme si rusé avait réussi à gagner totalement son amitié et sa confiance. On se voyait plus souvent qu’à l’ordinaire  ; on donnait des festins où semblait régner la plus franche cordialité. Un soir, Tchatka servit à son hôte un plat empoisonné  ; l’oncle, selon la coutume des sauvages, mangea le tout avec grand appétit. Sachant, par expérience, qu’au bout de quelques heures le fatal ingrédient aurait produit son effet, Tchatka fit inviter tous les principaux braves du camp à se rendre chez lui annonçant qu’il avait une affaire de la plus haute importance à leur communiquer. Il plaça son Wah-kon dans l’endroit le plus apparent de sa loge. Le Wah-kon du Gaucher consistait en une pierre peinte en rouge et entourée d’une rangée circulaire de petits bâtons d’environ six pouces de long. Ce Wah-kon se trouvait à une petite distance d’un feu qui brûlait au centre de la loge, et vis-à-vis de l’endroit où Tchatka était assis.

Aussitôt que l’assemblée se trouva réunie au grand complet, Tchatka lui fit remarquer son Wah-kon. Il déclara que la foudre, pendant un orage nocturne, avait lancé cette pierre au milieu de sa loge  ; que la voix du tonnerre lui avait dit qu’elle possédait le don de prophétie  ; il ajouta que la pierre Wah-kon lui avait annoncé qu’un grand événement allait avoir lieu dans le camp, que cette nuit même le chef le plus vaillant et le plus brave de la tribu se débattrait entre les bras de la mort, à laquelle il n’échapperait point  ; et qu’un autre, plus favorisé que lui par les manitous, prendrait sa place et serait proclamé grand chef du camp  ; qu’à l’instant même où le chef expirerait, la pierre Wah-kon disparaîtrait avec bruit pour accompagner l’esprit du défunt au pays des âmes.

Un morne silence succéda à cette étrange révélation. L’étonnement, mêlé d’une crainte superstitieuse, était peint sur toutes les figures. Personne n’osa contredire le discours de Tchatka ou révoquer ses paroles en doute. D’ailleurs, en maintes occasions déjà, ses prédictions s’étaient réalisées juste au temps marqué. Sans être clairement désigné, celui de qui la mort était prédite se trouvait présent. Plusieurs occupaient à peu près le même rang dans la tribu et partageaient le pouvoir avec Istagon, de sorte que celui-ci n’appliqua pas à lui-même l’annonce de mort qui venait d’être faite si mystérieusement. Une ressentait point encore les effets du plat empoisonné et n’avait pas même le moindre soupçon à ce sujet. Chacun se retira dans sa propre loge  ; mais bientôt de noires appréhensions commencèrent à troubler les esprits et une vive agitation s’empara des cœurs. Quelle serait la victime annoncée  ?

Vers minuit, on vint apprendre au Gaucher que son oncle était très-malade et désirait absolument lui parler. L’oncle soupçonnait la noire perfidie de son neveu et avait résolu, tandis qu’il en avait encore la force, de l’étendre mort à ses pieds. Le rusé Tchatka répondit à l’envoyé : — «  Allez dire à Istagon que ma visite lui serait inutile. Je ne puis, d’ailleurs, dans ce moment quitter ma loge et mon Wah-kon.  »

Sur ces entrefaites, un tumulte général et une grande confusion s’élevèrent dans le camp  ; la consternation était universelle. Au plus fort de ses horribles convulsions et avant qu’elles lui eussent ôté l’usage de la parole, Istagon déclara aux braves accourus les premiers à son appel, qu’il regardait Tchatka comme l’auteur de sa mort. Ils jetèrent aussitôt des cris de rage et de vengeance et se précipitèrent vers la loge du chef pour donner suite à leur courroux. Tchatka, ému et triste en apparence, déplora le sort malheureux de son oncle ; et tremblant de peur à la vue des casse-tête qui allaient s’abattre sur lui, il pria les vengeurs d’Istagon de suspendre leur jugement et de vouloir l’écouter. — « Parents et amis, dit-il, Istagon est mon oncle ; le même sang coule dans nos veines ; il m’a toujours comblé des marques de son amitié et de sa confiance. Quel mal pourrais-je donc lui avoir fait ? Il n’y a que quelques moments, vous l’avez vu en bonne santé ; le voilà étendu sur son lit de mort, et c’est sur moi que vous venez décharger votre colère ! Quelle faute ai-je commise pour la mériter ? J’ai prédit l’événement ! Ai-je pu m’en empêcher ? Tel était le décret de mon grand Wah-kon ! Approchez-vous et voyez-y de près, car j’ai annoncé en même temps que mon Wah-kon allait quitter ces lieux pour accompagner l’esprit d’Istagon au pays des âmes. Si ma parole s’accomplit et que ma pierre Wah-kon disparaisse, n’est-ce pas un signe évident que la mort d’Istagon est plutôt un effet de la volonté des manitous qu’une perfidie de ma part ? Attendez et soyez-en vous-mêmes les juges. » – Ces quelques paroles eurent l’effet voulu : tous s’assirent autour de cette pierre mystérieuse. Ni calumet, ni plat ne firent le tour dans ce cercle silencieux, mais au fond agité, car les esprits étaient tout bouleversés par le discours que venait de prononcer le perfide Tchatka.

Pendant deux heures que dura cette étrange scène, le feu s’éteignit graduellement et finit par ne plus jeter dans la loge que de faibles lueurs, qui se reflétaient de temps en temps sur des figures sombres et sinistres. Dans les intervalles, des coureurs venaient annoncer les progrès de la maladie : — «  Istagon est dans des transports terribles et ne fait entendre que des cris de rage et de désespoir contre son neveu… Les convulsions s’affaiblissent… La parole commence à lui manquer. À peine peut-on l’entendre… Il est dans son agonie… Istagon est mort  !   » — Des cris déchirants éclatèrent à cette dernière nouvelle. Au même instant la pierre mystérieuse se brisa en mille morceaux, avec un fracas de tonnerre qui remplit d’épouvante tous les assistants. En volant en éclats, elle répandit dans la loge des cendres et du feu, et blessa grièvement quelques-uns des observateurs. Étourdis et terrifiés, tous prennent la fuite et s’éloignent du lieu de cette scène de vertige. L’indignation qui les animait tantôt contre Tchatka fit place à une crainte mêlée de respect pour lui  ; ils n’osèrent plus l’approcher. Le pouvoir surnaturel de la pierre Wah-kon fut reconnu, et celui qui avait su commander au feu du ciel fut honoré dans le camp du titre de Wah-Kon-Tangha, c’est-à-dire, l’homme de la grande médecine.

Voici maintenant l’explication de toute cette puissance prétenduement surnaturelle : le rusé sauvage s’était préparé de longue main au rôle qu’il venait de jouer. Il avait creusé la pierre jusqu’à moitié quelques jours auparavant et l’avait chargée d’environ une livre de poudre. Une traînée de la même poudre, dissimulée soigneusement, partait de l’endroit où il était assis vers le trou pratiqué dans la pierre. Tchatka saisit un moment favorable pour allumer un amadou ou bois à mèche, et au même instant que l’on vint annoncer la mort de son oncle, il mit le feu à la traînée, et la pierre éclata tout à coup.

Ces ruses et cette perfidie du Gaucher doivent certes paraître bien simples dans le monde civilisé, mais parmi les pauvres sauvages, le cas est bien différent  ; ils ignoraient encore, alors, l’usage destructeur du poison et de la poudre, ces deux terribles agents. Il n’est donc point étonnant qu’ils n’y virent que du Wah-kon, c’est-à-dire, du surnaturel et de l’incompréhensible.

À sa mort, Istagon laissa un grand nombre d’amis, surtout parmi les guerriers qui lui avaient été sincèrement attachés, à cause de sa bravoure. Plusieurs d’entre eux, moins crédules que les autres, n’eurent plus que des regards sévères et menaçants pour Tchatka, chaque fois qu’il se montrait en public. Celui-ci vivait très-retiré et quittait rarement sa loge ; le dédain et l’aversion à son égard étaient donc peu remarqués. D’ailleurs, Tchatka n’était pas sans appui. Comme je l’ai déjà fait observer, sa parenté était nombreuse : les membres de sa famille réunis aux partisans sur lesquels il pouvait compter, formaient le quart de tout le camp, ou environ quatre-vingts loges.

Tchatka était persuadé qu’un grand coup était encore nécessaire pour gagner à lui les indécis, les mécontents et les incrédules. Les circonstances se prêtaient admirablement à son dessein ; il fallait agir pendant que les prodiges de la pierre mystérieuse étaient encore frais dans la mémoire de tous. Il arrive du reste assez ordinairement qu’à la mort d’un chef, une tribu considérable se partage en différentes bandes, surtout lorsque quelque désaccord les divisait antérieurement. Tchatka se renferma donc, pendant plusieurs jours, dans sa loge, sans communiquer, en apparence, avec personne. On était dans l’attente de quelque autre merveille ; on discutait déjà les causes et les motifs de cette longue retraite ; on se perdait en conjectures ; tout le monde était néanmoins persuadé qu’une nouvelle manifestation, soit bonne soit mauvaise, allait avoir lieu. Le cinquième jour de la retraite de Tchatka, un mécontentement assez général se manifesta parmi les sauvages ; ils voulurent se disperser.

Mais le fameux Tchatka, cette Grande Médecine, l’espoir des uns et la terreur des autres, à quoi s’occupait-il si tranquillement dans sa loge  ? À rien autre chose qu’à faire un tambour ou tchant-cheê-ga-kabo, d’une dimension telle, que jamais sauvage n’avait conçu l’idée d’en construire un semblable. Quelque temps auparavant, dans la préméditation de son exploit, il avait scié secrètement dans le sens du diamètre un morceau d’un gros arbre creux, très-propre à son dessein. La hauteur était d’environ trois pieds, sur deux de large  ; cette section ne ressemblait pas mal à une baratte. L’une des extrémités fut couverte d’une peau de cabri  ; l’autre reçut un fond de bois. Il employa plusieurs jours à façonner, à couper, à gratter l’intérieur de ce singulier tambour, afin de le rendre plus léger. Sur l’extérieur de son tchant-cheê-ga-kabo, il peignit les figures d’un ours gris, d’une tortue et d’un taureau-buffle, puis trois grands génies de l’olympe indien. Tout l’espace compris entre ces trois horribles figures représentait des têtes humaines sans chevelure, au nombre d’environ quatre-vingts. Un chef Pied-Noir, sans chevelure, était représenté peint en noir sur la peau du tambour, et barbouillé de vermillon.

Tchatka avait achevé son œuvre et fait ses préparatifs. Au milieu de la nuit, la voix du terrible chef se fit entendre, accompagnée du bruit de son tchant-cheê-ga-kabo, qui retentit dans tout le camp. Comme s’il sortait d’une extase, il fait à haute voix ses invocations au Grand Esprit et à tous ses manitous favoris  ; il les remercie des grandes faveurs dont ils venaient de nouveau de le combler et dont les effets allaient se faire sentir dans la tribu. Tout le monde obéit à son appel  ; on accourt à sa loge. Les conseillers et les principaux d’entre les braves arrivent les premiers et remplissent bientôt la tente de Tchatka, tandis que des centaines de curieux, vieux et jeunes, se réunissent et attendent au dehors. La curiosité est à son comble  ; on brûle d’apprendre le dénoûment des nouvelles mystérieuses  ; on les demande avec une sorte d’impatience, mêlée d’inquiétude.

Comme préliminaire, Tchatka entonne, au son du singulier tambour, un beau chant de guerre, sans faire attention à la multitude qui se presse autour de lui. En sa qualité de grand homme de médecine, il s’était coiffé d’une toque ornée d’un duvet de cygne  ; son visage et sa poitrine étaient barbouillés de différentes couleurs, ses lèvres enduites de vermillon indiquaient qu’il était avide de sang et respirait le carnage. Lorsque toute la bande se fut rassemblée au devant et autour de sa loge, il se lève, et s’écrie d’une voix de Stentor : «  J’ai rêvé, dit-il, amis et guerriers, j’ai rêvé  !… Pendant cinq jours et cinq nuits, j’ai voyagé dans le pays des âmes  ; moi vivant, je me suis promené au milieu des morts… Mes yeux ont vu des scènes effrayantes  ; mes oreilles ont entendu des plaintes affreuses, des soupirs, des cris, des hurlements  !… Aurez-vous le courage de m’écouter  ?… Pourrai — je permettre que vous deveniez les victimes de vos plus cruels ennemis  ? Car, sachez-le bien, le danger est proche, l’ennemi n’est pas loin.  »

Un vieillard, dont les cheveux blancs annonçaient environ soixante et dix hivers, grand conseiller de a nation et jongleur, répondit : «  L’homme qui aime sa tribu ne cache rien au peuple  ; il parle lorsque le danger est imminent  ; et dès que les ennemis se montrent, il va à leur rencontre. Vous dites que vous avez visité le pays des âmes. Je crois à vos paroles. Moi aussi, dans mes rêves, j’ai souvent conversé avec les esprits des morts. Quoique jeune encore, Tchatka, vous nous avez donné des preuves de votre pouvoir. La dernière heure d’Istagon a été terrible… mais qui oserait se lever pour vous blâmer  ?… Vous avez prédit les deux événements : le chef est mort et la pierre Wah-kon a disparu. Moi aussi, j’ai fait des merveilles lorsque j’étais plus jeune. Je suis vieux aujourd’hui, mais quoique les jambes commencent à me manquer, j’ai encore l’esprit clair. Nous écouterons vos paroles avec attention, et nous déciderons ensuite de la voie que nous aurons à suivre. J’ai dit.  »

Les paroles du vieillard firent une impression favorable sur toute l’assemblée. Peut-être était-il d’accord avec Tchatka. Tous les discours qui suivirent tendaient à opérer un rapprochement vers le meurtrier. Celui-ci, rassuré sur les dispositions de la tribu à son égard, continua son récit avec fermeté et montra une grande confiance dans l’avenir.

«  Que ceux qui ont des oreilles bienveillantes pour moi m’entendent  ; ceux qui n’en ont point n’ont qu’à se retirer  !… Vous me connaissez : je suis un homme de peu de paroles  ; mais ce que je dis est la vérité, et les événements que je prophétise arrivent. Pendant cinq jours et cinq nuits, mon esprit a été transporté parmi les esprits des morts, surtout parmi ceux de nos proches parents et amis. Nos amis, dont les ossements blanchissent dans les plaines et sont emportés par les loups dans leurs retraites  ; nos amis, qui n’ont point encore été vengés, errent çà et là dans des endroits marécageux, au milieu des pluies et des neiges, dans des déserts arides et glacés, où il n’y a ni fruits, ni racines, ni animaux d’aucune espèce pour les nourrir. C’est une contrée de ténèbres, où les rayons du soleil ne pénètrent jamais. Nos morts y sont sujets à toutes les privations : au froid, à la soif et à la faim. C’est nous, leurs amis, leurs parents et leurs frères, qui sommes la cause de leurs longues souffrances et de leurs affreux malheurs. Leurs plaintes et leurs soupirs m’étaient insupportables  ; je tremblais de tous mes membres  ; mes cheveux se hérissaient sur la tête  ; je croyais mon sort fixé au milieu d’eux, lorsqu’un esprit bienfaisant vint me toucher la main et me dit : — « Tchatka, retourne à l’endroit que tu as quitté. Rentre dans ton corps, car ton temps pour venir habiter ce pays n’est point encore venu. Retourne, et tu seras le porteur de bonnes nouvelles à ta tribu. Les mânes de tes parents défunts seront vengés et leur délivrance même approche. Dans ta loge, tu trouveras un tambour orné de figures  ; tu apprendras bientôt à en connaître la signification. » — L’esprit me quitta au même instant. Sortant alors de mon rêve,’j’ai trouvé mon tambour peinturé tel que vous — le voyez ici. Lorsque mon corps s’est ranimé, je me suis aperçu qu’il n’avait point changé de position. Pendant quatre jours et quatre nuits, j’ai eu la même vision, toujours accompagnée de plaintes et de reproches sur nos défaites récentes vis-à-vis des Pieds-Noirs. La cinquième nuit, un manitou m’adressa de nouveau la parole et me dit : « Tchatka, à l’avenir le tchant-cheê-ga sera ton Wah-kon… Lève-toi… Suis sans délai le sentier de la guerre qui mène chez les Pieds-Noirs. Aux sources de la Rivière-au-Lait, trente loges de tes ennemis se trouvent campées. Pars à l’instant, et après cinq jours de marche tu arriveras à leur camp. Le sixième jour, tu y feras un grand carnage. Chaque tête peinte sur le tambour représente une chevelure, et toutes ces chevelures réunies apaiseront les mânes de tes parents et amis défunts. Alors seulement ils pourront quitter l’affreuse demeure où tu les vois, pour entrer dans les belles plaines où règne l’abondance et où les souffrances et les privations sont inconnues… Dans ce moment même un parti de guerre de Pieds-Noirs rôde dans le voisinage du camp. Ils ont épié le moment favorable pour frapper un coup  ; mais, n’ayant pu y réussir, ils sont partis pour aller à la recherche d’un ennemi plus faible. Pars donc sans tarder  ; tu trouveras une victoire aisée, tu ne rencontreras dans le camp pied-noir que des vieillards, des femmes et des enfants. » — Telles furent les paroles du manitou, et il disparut. Je suis rentré dans mon corps  ; je suis revenu à mes sens  ; je vous ai tout dit.[6]  » Ainsi parla cet homme extraordinaire.

Avant de continuer l’étrange histoire de Tchatka et de ses prédictions, il est nécessaire de vous faire observer qu’il avait su gagner et attacher à sa personne plusieurs jeunes gens actifs et les meilleurs coureurs du camp. C’est par eux qu’il apprenait en secret toutes les nouvelles et recevait toutes les informations qu’ils pouvaient recueillir soit sur la chasse, soit sur la proximité, le nombre, la position des ennemis. Dès que le jongleur est au fait de ces choses, il commence sa médecine ou ses incantations, et prophétise ensuite devant le peuple  ; celui-ci ne se doute pas de la fourberie et ne trouve que du surnaturel dans tout ce qui sort de la bouche de l’imposteur.

Mais continuons notre récit. Le discours de Tchatka avait produit l’effet désiré sur l’auditoire. Ces sauvages nourrissaient une haine mortelle contre les Pieds-Noirs  ; haine transmise de père en fils et augmentée par des agressions et des représailles continuelles. On peut se faire une idée de l’instinct des sauvages pour la guerre, en songeant à l’expression significative dont ils se servent pour la désigner : ils l’appellent le souffle de leurs narines. Chaque famille dans le camp comptait plusieurs parents et amis massacrés par leurs redoutables adversaires. Le discours de Tchatka avait donc réveillé dans les cœurs la plus violente soif de vengeance. Le sassaskwi, ou cri de guerre, fut la réponse unanime de tous les guerriers du camp. On alluma partout des feux de joie, autour desquels se formèrent des groupes pour chanter les invocations aux manitous et exécuter la danse des chevelures. Ensuite chacun repassa ses armes ; la scène se changea en un vaste atelier. Les hommes s’occupaient à affiler les haches et les dagues à deux tranchants, à raviver les pointes d’acier des lances et des flèches, à vermillonner les massues et les casse-tête, à brider et à seller les chevaux ; tandis que les femmes raccommodaient les mocassins, les guêtres, les sacs de voyage et préparaient les provisions nécessaires pour l’expédition. Comme cela se fait à l’occasion d’un grand gala, chacun se barbouillait la figure de plusieurs couleurs, selon sa fantaisie, et se paraît des pieds à la tête de ses plus beaux ornements. Jamais un enthousiasme si vif et si unanime à la fois ne s’était manifesté dans la tribu. Tous avaient pleine confiance dans les promesses de Tchatka et comptaient avec assurance sur la victoire. Les guerriers se félicitaient d’avoir enfin trouvé l’occasion de venger la mort de leurs parents et d’effacer la honte et l’opprobre des défaites infligées à la nation. Tout dans le camp respirait la guerre. L’homme qui l’avait excitée se tenait seul à l’écart. Tranquille dans sa loge, à côté de son tambour, il ne voulait ni prendre part aux réjouissances communes, ni se joindre aux chanteurs et à la danse du combat.

Lorsqu’on fut prêt pour le départ, plusieurs vieillards vinrent comme députés vers Tchatka, pour le prier de se mettre à la tête des guerriers et de les conduire en personne. Il leur répondit : — «  Il y a quelques jours, vous avez été les témoins de tout ce qui s’est passé, de la haine que je me suis attirée de la part d’un grand nombre en prédisant deux événements importants. Je suis trop jeune  ; je ne suis point un chef habile  ; choisissez un homme d’une plus grande expérience et plus âgé que moi, pour conduire les braves à la mêlée et à la victoire. Je resterai ici. Laissez-moi à mes rêves et à mon tambour.  »

Les députés reportèrent la réponse à leurs camarades  ; mais ceux-ci insistèrent de nouveau pour que Tchatka se mît de leur parti. Une nouvelle députation, formée cette fois des plus proches parents d’Istagon, vint trouver Tchatka au nom de tout le camp, et lui annonça que désormais il serait leur chef de guerre, qu’il conduirait le camp, que tous lui promettaient respect et obéissance. Après quelques hésitations, Tchatka se rendit à leurs instances et dit : «  Amis et parents, j’oublie tous les torts que j’ai essuyés. Si mes prédictions s’accomplissent, si nous trouvons le campement pied-noir que j’ai indiqué, si nous arrachons à nos ennemis autant de chevelures qu’il y a de têtes scalpées marquées sur mon tambour, croirez-vous à ma grande médecine  ? Si je vous dis que, le second jour après notre départ, nous découvrirons la piste du parti de guerre qui a passé près de notre camp, si nous tuons sur le champ de bataille le grand chef des Pieds-Noirs, et que vous le voyiez, tel qu’il est représenté sur mon tambour, sans chevelure et sans mains  ; si tout ce que j’ai prédit s’accomplit à la lettre, m’écouterez-vous et répondrez-vous à l’avenir à mon appel  ?   » — Tous acceptèrent à l’envi.

Aussitôt Tchatka se lève, et entonne avec énergie le chant de guerre au son du tambour et aux acclamations de la tribu. Il rejoignit ensuite sa bande, mais sans prendre d’armes, n’apportant pas même un couteau. Il ordonna de fixer son tambour sur le dos d’un bon cheval, qu’un de ses fidèles espions et coureurs de plaines et de forêts conduisait par la bride à ses côtés.

Pour mieux faire comprendre l’événement qui se prépare, un mot d’explication sur les chefs indiens est ici nécessaire. Chaque nation est divisée en différentes tribus, et chaque tribu compte plusieurs villages. Chaque village a son chef, auquel on obéit, pourvu que celui-ci, par ses qualités personnelles, sache inspirer le respect ou la terreur. Le pouvoir du chef est souvent nominal, quelquefois son autorité est absolue, et sa renommée ainsi que son crédit s’étendent au loin  ; alors toute la tribu à laquelle il appartient le reconnaît comme général. C’était le cas parmi les Assiniboins du temps de Tchatka. Le courage, l’adresse et l’esprit d’entreprise peuvent élever un guerrier aux plus grands honneurs, surtout si son père ou son oncle a été chef avant lui, et s’il est issu d’une famille nombreuse, prête à maintenir l’autorité et à venger les querelles de ce nouveau favori du Grand Esprit. Cependant, parvenu à la dignité de chef et installé par les anciens et les guerriers, avec toutes les cérémonies requises, il ne s’arroge pas même alors les signes extérieurs de son rang et de sa dignité  ; il sait trop bien que la place qu’il occupe ne tient qu’à un faible fil qui peut se casser aisément. Il faut donc qu’il sache se concilier l’affection de ses sujets inconstants, ou les maintenir soumis en leur inspirant la crainte. Il n’est pas rare de trouver dans un village bon nombre de familles qui ont plus d’aisance que le chef, s’habillent mieux que lui, sont plus riches en armes, chevaux et autres possessions. Comme les chefs teutons des anciens temps, il obtient la confiance et l’attachement de ses soldats, d’abord par sa bravoure personnelle et plus souvent par des présents, qui ne servent qu’à l’appauvrir davantage. Si le chef manque de gagner la faveur de ses gens, ils mépriseront son autorité et le quitteront à la moindre opposition qu’ils rencontreront de sa part  ; car les usages indiens ne comportent aucuns moyens par lesquels le chef pourrait faire respecter ou renforcer son pouvoir.

Il arrive rarement, chez les tribus de l’Ouest, qu’un chef parvienne à exercer une grande puissance à moins qu’il ne soit à la tête d’une nombreuse parenté. J’ai rencontré des villages entiers composés de parents et de descendants du chef  ; ces sortes de familles nomades ont un certain caractère patriarcal, et sont généralement les mieux gouvernées et les plus pacifiques. Le chef y est moins un maître qu’un père  ; il n’a autre chose à cœur que le bonheur de ses enfants. On peut dire, en général, des nations indiennes, qu’étant peu unies entre elles, déchirées même par les jalousies et les discordes, il est bon que le pouvoir soit restreint et dispose de peu de force.

Retournons à Tchatka, le grand chef élu de la principale bande de la nation des Assiniboins. Il se trouvait donc à la tête de plus de quatre cents guerriers. Ils marchèrent le reste de la nuit et pendant toute la journée du lendemain, avec les plus grandes précautions et en bon ordre, afin d’éviter toute surprise de la part de l’ennemi. Quelques éclaireurs seulement parcouraient et battaient la campagne tout à l’entour, laissant sur leur passage des jalons ou des baguettes plantées en terre et inclinées de manière à indiquer la route que la petite armée avait à suivre. Vers le soir, ils entrèrent dans une partie épaisse de bois, sur le bord d’un mince ruisseau, y érigèrent à la hâte une espèce de parapet ou de défense avec des troncs d’arbres secs, et passèrent une nuit tranquille. Dans la matinée du second jour, ils rencontrèrent des troupeaux innombrables de buffles, et s’arrêtèrent quelques instants pour renouveler leurs provisions.[7] Vers le soir, un des éclaireurs revint sur ses pas et communiqua en secret avec Tchatka. Ensuite après avoir marché encore plusieurs milles, le chef, au son de son tambour, rassembla tous ses guerriers, et leur montrant du doigt une haute colline à quelques milles de distance, il leur apprit qu’ils y verraient les traces du parti de guerre pied-noir dont il avait rêvé avant de quitter le camp. Plusieurs cavaliers partirent aussitôt pour aller reconnaître l’ennemi. À l’endroit indiqué, ils trouvèrent que le sentier avait été foulé par environ quatre-vingts à cent chevaux. Tous les guerriers redoublèrent d’ardeur et de confiance dans leur nouveau chef. Les deux jours suivants n’offrirent rien de remarquable. On s’arrêta encore dans la soirée du cinquième jour, sans avoir découvert le moindre indice de la proximité du camp ennemi. Les éclaireurs, sauf celui qui avait communiqué secrètement avec Tchatka, étaient allés, durant la journée, dans différentes directions sans rapporter la moindre nouvelle. Plusieurs des plus anciens guerriers commencèrent à murmurer à haute voix, disant «  que le jour prédit où ils devaient rencontrer les ennemis était passé.  »

Mais Tchatka les arrêta tout court et leur dit : — «  Vous semblez douter de mes paroles  ? Sachez que le temps n’est point passé. Dites plutôt que le temps est arrivé. Vous semblez encore bien jeunes en expérience, et cependant un grand nombre d’hivers ont fait blanchir vos têtes  ! Où croyez-vous trouver les loges de vos ennemis  ? Est-ce dans la plaine ouverte ou sur le sommet d’une colline, d’où l’œil aperçoit tout ce qui se meut à l’entour  ? Et vous voudriez rencontrer les ennemis dans un moment où ceux qui devraient protéger leurs femmes et leurs enfants sont loin  ? L’ours et le jaguar cachent leurs petits dans des antres et au fond des forêts impénétrables  ; la louve les abrite dans un trou  ; le chevreuil et le cabri les couvrent de foin. Lorsque vous chassez les élans et les cerfs, avant de tirer dessus ne regardez-vous pas d’abord à travers les arbres et les broussailles ? Lorsque vous allez à la poursuite des blaireaux et des renards, vous cherchez soigneusement leurs gîtes. Maintenant que quelqu’un aille examiner le petit bois près du gros rocher, au bout de la plaine où nous sommes.  »

Aussitôt plusieurs sauvages des plus courageux et des plus expérimentés vont à la découverte. À la faveur des ténèbres, ils entrèrent tout doucement dans la petite forêt et firent toutes leurs observations sans être aperçus. Vers minuit, ils revinrent trouver Tchatka et leurs compagnons disant : «  qu’ils avaient découvert le campement pied-noir dans l’endroit indiqué par le chef  ; que les loges n’étaient habitées que par des vieillards, des femmes et des enfants  ; qu’ils avaient pu distinguer très-peu de jeunes gens  ; que tous les chevaux étaient partis.  » Cette nouvelle remplit de joie ces féroces guerriers. Le reste de la nuit se passa en chants et en danses de guerre avec accompagnement du gros tambour  ; il y eut des jongleries et des invocations aux manitous  ; Tchatka avait été inspiré par eux pendant cinq jours et cinq nuits  ; et ils avaient conduit son esprit dans le pays des âmes.

À la pointe du jour, les quatre cents guerriers assiniboins étaient rangés silencieusement autour des trente faibles loges des Pieds-Noirs. Tout à coup un cri de guerre et de vengeance qu’ils firent retentir à la fois, comme autant de furies altérées de sang, réveilla et remplit d’effroyable épouvante les malheureuses mères et les pauvres petits enfants, qui se trouvaient là sans la moindre protection. Selon leur attente, les Assiniboins ne trouvèrent que peu d’hommes dans le camp  ; tous étaient engagés dans le parti de guerre dont j’ai fait mention. Le petit nombre des jeunes Pieds-Noirs qui étaient là ne pouvaient résister longtemps à tant d’ennemis. Le combat fut court  ; le carnage sanglant et affreux. Les vieillards, les femmes, les enfants furent une proie facile à détruire pour les cruels Assiniboins. Deux jeunes Pieds-Noirs seulement échappèrent à cette horrible boucherie. Un Assiniboin, qui s’était trouvé dans ce combat, en fit plus tard le récit à M. Denig et déclara que, de sa propre main, il avait tué quatorze enfants et trois femmes. M. Denig lui demanda s’il les avait tués à coups de flèches. — «  Quelques-uns, répondit-il  ; mais le reste a péri par le casse-tête et la dague.  » — Il ajouta qu’ils arrachèrent des bras de leurs mères et enlevèrent un grand nombre de petits enfants, et que, chemin faisant, dans leurs chants et danses de chevelures, ils s’amusaient à les écorcher vifs et à leur passer des bâtons pointus à travers le corps, pour les rôtir tout vivants. Les cris perçants de ces innocentes créatures n’étaient rien à l’oreille de ces affreux barbares. Tout ce qu’un cœur inhumain et sans pitié peut inventer de tortures fut mis en pratique dans cette horrible tuerie. Les Assiniboins déclarent qu’ils se rassasièrent de cruautés, pour satisfaire les mânes de leurs parents défunts, la haine implacable et le désir de vengeance nourris depuis longtemps contre les Pieds-Noirs, leurs mortels ennemis. Le nombre de chevelures enlevées surpassa de beaucoup celui des têtes représentées sur le grand tambour.

En retournant à leur pays, dès le premier campement qu’ils firent, un des guerriers vint dire à ses compagnons, et assez haut pour que Tchatka pût l’entendre, «  que le chef pied-noir n’avait été, ni vu ni tué.  » Tchatka répondit : — «  Notre œuvre n’est donc pas achevée : nous aurons une autre rencontre avant de revoir nos foyers. Le chef pied-noir mourra. Je l’ai vu sans chevelure dans mon rêve ; tel il a été peint sur le tambour par les manitous. Sa tête sera scalpée avec son propre couteau.  »

Une pluie légère était tombée la nuit et un brouillard épais obscurcit le ciel pendant la matinée. Toute la bande des guerriers dut se tenir réunie, pour ne point s’égarer. Après une marche de quelques heures, des coups de fusil partirent du front de la ligne et apprirent à ceux de l’arrière-garde qu’une attaque venait de commencer. Chacun se pressa d’aller rejoindre les combattants. C’était la rencontre d’une troupe de vingt à trente Pieds-Noirs avec les guerriers de Tchatka. Malgré toutes les manœuvres de celui-ci pour se tenir à l’abri du danger, il se trouva enveloppé au milieu du combat, ne sachant de quel côté se tourner. Les Pieds-Noirs se défendirent courageusement, mais durent céder à un nombre si supérieur d’adversaires. Plusieurs toutefois s’échappèrent à la faveur du brouillard.

Le cheval de Tchatka fut tué sous lui dans la mêlée : cavalier et coursier roulèrent dans la boue. Au même instant, un Pied-Noir, d’une haute stature et d’une force prodigieuse, voulut porter un coup de lance à Tchatka, mais il ne sut point l’atteindre  ; la lance passa à côté de la tête de son ennemi et pénétra tremblante dans la terre. Il l’attaqua ensuite le couteau en main. Mais Tchatka se releva rapidement de sa chute et, tout poltron qu’il était, ne manqua ni de force ni d’adresse. Il saisit le bras armé de son terrible agresseur et fit de grands efforts pour s’emparer du couteau. Comme la lutte avait cessé au front de la ligne, les Assiniboins, s’apercevant de l’absence de leur chef, retournèrent à sa recherche. Ils le trouvèrent abattu et se défendant encore contre son puissant adversaire. Le Pied-Noir parvint à se dégager et levait déjà le bras pour plonger son couteau dans le cœur de Tchatka, lorsqu’il reçut sur le crâne un coup de casse-tête qui l’étendit sans connaissance. Tchatka alors saisit l’instrument meurtrier et acheva le Pied-Noir. En se relevant, le vainqueur s’écrie : — «  Amis, voici le chef pied-noir, car sa médaille l’annonce et le fait connaître. Je tiens entre mes mains le couteau du Mâttau-Zia (Pied d’Ours), de qui vous connaissez les hauts faits et qui a été, pendant un grand nombre d’années, la terreur de notre nation.  » — Alors avec le même couteau tout ensanglanté, il ôta la chevelure au Pied-Noir et lui coupa les deux mains, pour accomplir le dernier point de sa prophétie. — Elle se répétera de père en fils parmi les Assiniboins, jusqu’à la dernière génération. Après cette victoire, Tchatka reçut son troisième nom, celui de Mina-yougha, ou «  l’homme qui tient le couteau.  »

Toute la tribu fut ivre de joie en voyant les guerriers de l’expédition revenir avec tant de trophées remportés sur leurs plus anciens et leurs plus cruels ennemis. Aussi les danses et les incantations, toujours au son du tambour mystérieux, et les réjouissances publiques se renouvelèrent cent fois pendant Y espace d’une lune ou d’un mois. La gloire de Tchatka et de ses manitous fut célébrée dans tout le camp. On l’acclamait le Mina-yougha et le Wahkon-tangka par excellence, à qui rien ne saurait résister. Il ne perdit point les avantages qu’il avait su conquérir dans l’opinion publique par sa ruse profonde et cruelle. Tout pouvoir dans la tribu lui fut confié, et avant lui jamais chef, parmi les Assiniboins, ne s’était attiré autant de respect et de crainte.

En véritable pacha ou mormon moderne, il se choisit trois femmes à la fois, sans même les consulter. Deux de celles-ci avaient déjà été fiancées à deux jeunes guerriers très-influents. Malgré les réclamations de ceux-ci, les parents des jeunes filles se crurent très-honorés d’appartenir à la famille du Grand Chef, par le choix qu’il avait fait de leurs enfants, et ils les conduisirent à la loge de Tchatka. Pour maintenir la paix dans son nouveau ménage et mettre les mécontentes de bonne humeur, il donna ordre à un de ses affidés d’empoisonner secrètement les deux prétendants. Il partit pour la chasse afin de se mettre à l’abri de tout soupçon. À son retour, on lui apprit la nouvelle de la mort de ses rivaux  ; il se contenta de dire : «  Ceux qui sont capables de me contrarier dans la moindre des choses, ou qui méprisent mon pouvoir, sont dans le plus grand danger de perdre misérablement la vie.  »

C’est ainsi que l’agent principal de Tchatka, dans l’exécution des nombreux empoisonnements ordonnés par ce monstre, s’acquittait de son mandat. Nous devons dire un mot sur les rapports que ces deux scélérats entretenaient ensemble. L’agent était proche parent du chef. Sa taille était d’environ cinq pieds  ; son corps était très-robuste. Il avait perdu l’œil droit dans une querelle  ; au-dessus de l’autre pendait une grande loupe, qui partait du milieu du front et s’étendait jusque sur la mâchoire. Il avait le nez aplati, de grosses lèvres, une large bouche béante laissant voir deux solides rangées de dents blanches. Il cachait son laid frontispice sous des touffes épaisses et crasseuses de cheveux noirs, collés ensemble avec de la gomme et de la résine mêlée de vermillon. Pendant plusieurs années qu’il visita le fort Union, à l’embouchure de la Roche-Jaune, il fut la terreur des enfants, car il était impossible de rencontrer une figure humaine plus affreuse et plus dégoûtante. Les marques de mépris qu’il recevait partout à cause de son extérieur ignoble, avaient fait naître en lui une haine implacable contre sa propre race. Le rusé Tchatka, s’étant aperçu des avantages qu’il retirerait d’un être de cette nature pour l’exécution de ses atroces desseins, se l’était associé depuis longtemps. Il le traitait avec bonté, lui faisait des présents, captivait sa confiance et flattait ses penchants vicieux. Il pouvait toujours compter sur ce misérable chaque fois qu’il s’agissait de faire du mal. N’avait-il pas administré si adroitement le poison aux deux jeunes guerriers, qu’aucun soupçon n’était tombé sur lui ni sur Tchatka  ? La perpétration de ce crime avait même ajouté un fleuron de plus à la réputation de Wahkon-tangka, qui, de loin comme de près, disposait à son gré de la vie de ses sujets.

Pendant les premières années que Tchatka fut à la tête de sa tribu, le succès couronna toutes ses entreprises, et son renom parcourut toute la contrée. Cependant, il arrivait parfois que ses guerriers étaient battus par l’ennemi. Dans ces occasions, il était toujours le premier à prendre la fuite, donnant pour excuse que sa Grande Médecine (son tambour) l’enlevait malgré lui. Il fallait le croire sur parole, sans quoi le téméraire qui aurait osé douter était certainement un homme perdu.

En 1830, il essuya sa première grande défaite de la part des Pieds-Noirs, laissant sur la plaine au delà de soixante guerriers tués, et un nombre à peu près égal de blessés. Le prestige qui jusqu’alors avait entouré son nom commença à lui manquer. Vers ce même temps, la Compagnie de Pelleteries venait d’approvisionner le fort Union. Il avait été pourvu pour deux années de marchandises en vue de la traite avec les nations indiennes dans le haut Missouri.

Dans l’espoir de réparer la perte qu’il venait d’essuyer, et de ranimer le courage de ses soldats, de «  couvrir les morts,   » c’est-à-dire de faire cesser le deuil dans les familles, Tchatka promit avec assurance «  qu’il rendrait riches tous les gens de sa tribu et les chargerait de dépouilles en telle abondance, que leurs chevaux seraient incapables de les transporter. Il avait eu de nouveau un grand rêve  ; rêve, ajoutait-il, qui ne devait pas les tromper pourvu qu’ils entrassent dans ses desseins et qu’ils fussent fidèles dans l’exécution de ses ordres.  » Son plan était de s’emparer du fort Union avec une bande de deux cents guerriers choisis. Tchatka vint s’y présenter en effet  ; il affecta naturellement une grande amitié pour les blancs  ; tâcha de faire accroire au surintendant qu’il faisait route, avec sa bande, pour le pays des Minatarees ou Gros-Ventres du Missouri, ses ennemis  ; qu’il avait besoin de quelques munitions de guerre, et comptait continuer son chemin à la pointe du jour. L’hospitalité lui fut accordée avec bienveillance. Le chef avait si bien joué son rôle hypocrite, que la précaution ordinaire de désarmer les hôtes et de mettre leurs armes sous clef fut négligée en cette occasion. Le plan que Tchatka avait communiqué à ses guerriers était de se retirer dans les chambres du fort et, à un signal donné, de massacrer, pendant leur sommeil, tous ceux qui s’y trouveraient. Par un heureux hasard, quelques jours avant cette entreprise, tous les employés canadiens, au nombre d’environ quatre-vingts, étaient venus au fort Union pour prendre des marchandises destinées aux Corbeaux et aux Pieds-Noirs. Malgré ce renfort, les sauvages auraient pu réussir dans leur perfide dessein, si un incident imprévu n’était venu les trahir et mettre à découvert leur affreux projet. Un des guerriers assiniboins avait une sœur mariée à un négociant canadien. Désireux de sauver la vie à sa sœur qui était venue au fort avec son mari, et de la mettre à l’abri de tout danger au moment de la mêlée, il lui communiqua, sous le sceau du secret, les intentions du chef, et l’invita à venir passer la nuit dans une autre chambre, afin qu’il pût mieux la protéger. La femme promit de ne rien dire  ; mais, malgré cela, elle prévint son mari du danger qui les menaçait tous. Le mari aussitôt se rendit auprès du surintendant du fort et lui exposa le danger de la situation. On appela les employés, les uns après les autres, sans éveiller le moindre soupçon. Ils quittèrent leurs appartements, furent armés en un clin d’œil, prirent possession des bastions et des points importants de la place. Toutes les précautions étant prises, Tchatka et les principaux braves de sa bande furent invités à se rendre au salon du commandant. Celui-ci aussitôt leur reprocha ouvertement leur noire perfidie. Les sauvages nièrent le fait de la conspiration. Malgré leurs protestations, le commandant leur donna le choix, ou de quitter le fort à l’instant même, ou d’en être chassés par la bouche des gros fusils (canons) qui étaient braqués contre eux. Tchatka, sans hésiter, accepta pour lui et les siens la première proposition et se retira confus et chagrin d’avoir perdu une belle occasion de s’enrichir des dépouilles de ses ennemis les blancs.

Tchatka avait enfin épuisé son sac à médecine, ou sa provision de poisons. Ses amis du nord avaient refusé de lui en fournir davantage, il voulut cependant s’en procurer encore  ; car le poison était pour lui l’unique moyen de se débarrasser de ceux qui pouvaient s’opposer à son ambition et contrarier ses plans. Il faisait ses coups avec tant d’adresse et si secrètement, que les sauvages étaient dans la ferme persuasion qu’ils dépendaient tous de la volonté du chef pour vivre ou pour mourir. De là leur soumission absolue à ses moindres caprices. Ce peuple, libre auparavant comme les oiseaux dans l’air, fut réduit, pendant longtemps, à l’état de vils esclaves obéissant au moindre signe d’un tyran aussi lâche que cruel.

Dans le courant de l’année 1836, Tchatka se présenta de nouveau au fort Union, à la tête d’une bande de chasseurs. Ils y étaient venus pour vendre leurs pelleteries, leurs peaux de buffles, de castors, de loutres, de renards, d’ours, de biches, de chevreuils, de grosses cornes, en un mot les produits de leurs chasses, et recevoir, en échange, du tabac, des couvertures de laine, des fusils, des munitions, des couteaux, des dagues et des lances. Les pelleteries appartenaient en grande partie à Tchatka  ; il les offrit pour une petite quantité de tabac, disant secrètement à son acheteur : «  J’ai absolument besoin, coûte que coûte, d’une bonne quantité de poison, et je vous supplie de m’en procurer  ; sans quoi, le crédit qui m’entoure au milieu de mes guerriers m’abandonnerait sans retour.  » La proposition fut repoussée avec horreur, et Tchatka reçut, pour toute réponse, de sévères reproches sur la scélératesse de sa demande et sur ses infâmes procédés. Ces reproches demeurèrent sans effet sur ce cœur pervers, endurci par une longue série de crimes les plus inouïs. Il quitta le fort mécontent, irrité, furieux d’avoir été frustré dans son espoir.

Pendant les années 1837 et 1838, Tchatka conduisit plusieurs partis de guerre, avec des alternatives de bonne et de mauvaise fortune. On s’aperçut qu’il vieillissait  ; que ses manitous et son Wah-kon lui devenaient moins fidèles  ; que ses prédictions ne se réalisaient plus  ; que ceux qui trouvaient à redire à ses arrangements continuaient à vivre malgré lui. Plusieurs même osèrent, sur ce point, lui porter des défis.

Au printemps de 1838, la petite vérole se déclara parmi les tribus indiennes du haut Missouri. Les ravages de cette terrible maladie changèrent la position de Tchatka vis-à-vis de son peuple. Le beau camp de Tchatka, composé de douze cents guerriers, fut réduit, en peu de temps, à quatre-vingts hommes seulement, capables de porter les armes. D’autres tribus passèrent par de plus rudes épreuves’encore. Ce fléau compta au delà de dix mille victimes parmi les Corbeaux et les Pieds-Noirs  ; les Minatarees ou Gros-Ventres furent réduits de mille à cinq cents  ; les Mandans, la plus noble race des Indiens du haut Missouri, comptaient six cents guerriers avant la maladie, et se trouvèrent réduits après à trente-deux, d’autres disent à dix-neuf seulement  ! Un très-grand nombre se tuèrent de désespoir, quelques-uns avec leurs lances ou d’autres armes de guerre, mais la plupart en se précipitant d’un rocher élevé qui se trouve sur le bord du Missouri. Dans le courant de l’année suivante, Tchatka forma le dessein de s’emparer, par stratagème, du grand village des Mandans, d’enlever les chevaux et tous les effets qu’il y trouverait. Ce village était alors permanent et situé dans le voisinage du fort Clarke. Environ cinq milles plus bas, habitaient les Arickaras, nouveaux alliés des Mandans, qui comptaient environ cinq cents guerriers et avaient échappé à la contagion, parce qu’ils étaient allés chasser au loin pendant que le fléau ravageait leur pays. Les Arickaras faisaient partie anciennement de lg nation des Pawnees, sur la rivière Nébraska ou Platte.

Tchatka ignorait la position des Arickaras vis-à-vis des Mandans, et n’avait guère songé à la proximité où vivaient ces deux tribus. Ayant rassemblé les restes de ses guerriers, il leur communiqua son dessein en ces termes : — « Nous irons offrir le calumet de la paix aux Mandans. Ils l’accepteront avec joie ; car ils sont faibles et ils espèrent trouver en nous un appui contre les Sioux, leurs ennemis. Aussitôt que nous serons dans le village, et admis sous des apparences d’amitié, nous nous éparpillerons dans les loges ; puis à un même moment, nous ferons main basse, avec nos dagues et nos coutelas, sur tout ce qui reste de Mandans. Ils ne pourront pas s’échapper, et tout ce qu’ils possèdent sera à nous. » — Le plan parut praticable et fut admis.

Le secret de cette expédition ne vint aux oreilles de personne. Les guerriers passèrent par le fort Union pour s’y procurer la poudre et les balles nécessaires et quelques livres de tabac pour fumer la paix. Arrivés en vue du village, ils s’arrêtèrent et firent aux Mandans des signaux d’amitié, les priant de venir les rejoindre. Tchatka se plaça sur une haute colline, d’où il observa tout ce qui se passait alentour, et, au son du tambour, se mit à chanter ses invocations à ses manitous. Il députa douze hommes de sa bande, portant un petit drapeau et le calumet de la paix, avec ordre de le fumer à moitié chemin. Par bonheur pour les Mandans, quelques Arickaras, au retour de leur chasse, s’étaient arrêtés parmi eux. O. r, entre tous les sauvages du haut Missouri, les Arickaras passent pour les plus fourbes. Tchatka, contre son attente, allait être pris dans ses propres filets. Venu pour frapper une petite bande mandane isolée, et retourner chez lui avec des dépouilles et des chevelures, il était tombé dans le piège qu’il voulait tendre aux autres.

Après que les députés assiniboins se furent réunis aux Mandans pour fumer paisiblement le calumet ensemble, les perfides Arickaras se retirèrent en toute hâte pour aller annoncer à leurs chefs cette réunion si subite et si imprévue. L’occasion était bonne de commettre une vilenie. Ils arrivent  ; leur camp est bientôt sur pied, le cri de guerre retentit. En peu d’instants on s’arme et les chevaux sont sellés. Les Arickaras avaient les plus grands avantages sur leurs ennemis. Cachés par une lisière de forêts dans la vallée basse du Missouri, ils se rendirent en silence et sans bruit vers le village des Mandans.

La cérémonie que les sauvages appellent fumer le calumet de la paix se prolonge ordinairement pendant plusieurs heures.

On allait en finir et on se disposait à entrer dans le village, lorsque tout à coup retentit le cri de guerre des Arickaras, qui s’élancent en avant. À la première décharge des fusils et des flèches, les douze députés assiniboins restent sur le carreau. Leurs chevelures sont aussitôt enlevées et leurs cadavres horriblement mutilés. Ce fut l’affaire d’un moment. Ensuite trois cents Arickaras, poussant des hurlements de victoire, se précipitent vers la colline, pour continuer le massacre des Assiniboins. Au premier signal de l’attaque, Tchatka s’élance sur son coursier et prend la fuite. Tous ses partisans le suivent. Mais la plupart des Assiniboins, étant à pied, sont bientôt rejoints par leurs ennemis à cheval, et tombent sous les coups de ces derniers. Plusieurs d’entre eux cependant se défendirent en braves, malgré leur infériorité numérique, et quoique grièvement blessés, eurent le bonheur de gagner la forêt et d’échapper au carnage. Après le combat, les cadavres de cinquante-trois Assiniboins étendus çà et là dans la plaine demeurèrent sans sépulture et furent dévorés par les loups et les vautours.

Mais le grand chef, le conducteur de la nombreuse tribu assiniboine, qu’était-il devenu  ? Qu’avait-il fait durant le combat  ? Ce fameux Tchatka, ce Wah-kon-tangka, ce Mina-yougha, le héros au grand tambour enfin, avait pris la fuite monté sur son excellent coursier. Les Arickaras, dont les chevaux étaient plus frais, s’élancèrent à sa poursuite. En l’approchant, ils firent sur lui une décharge générale et tuèrent sa noble bête sous lui. Tchatka se relève sur-le-champ. La forêt est tout près  ; s’il peut l’atteindre, il lui reste une lueur d’espérance pour la conservation de sa vie. Il se dirige de ce côté  ; il court à toutes jambes  ; la peur semble lui prêter des ailes  ; tout vieux qu’il est, il gagne du terrain et atteint le but de sa course avant que les ennemis lancés à sa poursuite puissent l’atteindre. Quelques-uns de ses soldats, témoins de cette prodigieuse fugue, octroyèrent à Tchatka le nom de Tatokahnan ou cabri, l’animal le plus agile de nos plaines.

Tchatka rejoignit ses soldats dans la forêt. Trente seulement avaient échappé au casse-tête et au scalpel des Arickaras  ; la plupart étaient blessés, et quelques-uns mortellement. Voilà ce qui restait maintenant de cette bande si formidable de douze cents guerriers  ! Tchatka baissait la tête et osait à peine les regarder. Tout son peuple avait disparu. Deux de ses fils venaient de tomber dans ce dernier combat. Son tchant-cheêga-tangka, ou grand tambour, était tombé entre les mains des ennemis  ; son cheval favori avait été tué. Luimême même était vieux  ; ses jours de gloire et de bonheur étaient passés. Il n’avait plus à conduire des gens sur lesquels il pût exercer son influence et à l’aide desquels il pût accomplir ses exécrables desseins d’empoisonnement.

Après cette défaite, la troupe de Tchatka étant devenue trop faible pour former un camp à part se réunit aux gens du nord  ; ceux-ci forment une autre branche de la puissante nation assiniboine. Dès lors, Tchatka cessa de s’occuper des affaires publiques. Il continua toutefois à passer pour un grand homme de médecine, et fut encore consulté parfois dans les occasions solennelles et dangereuses. Il ne cessa, jusqu’à sa mort, d’inspirer à tous ceux qui l’approchaient un certain respect mêlé toutefois d’appréhension et même de terreur.

Telle vie, telle mort, dit l’ancien proverbe  ; c’est assez ordinairement le cas. La fin de ce méchant homme ne fut pas moins remarquable que la vie qu’il avait menée. Voici ce qu’un témoin oculaire en rapporte. Je cite l’autorité de M. Denig, mon ami intime et homme de toute probité. C’est de lui que je tiens tous mes renseignements sur les Assiniboins  ; il a résidé au milieu d’eux pendant plus de vingt-deux années.

Dans l’automne de 1843, les gens du nord se rendirent au fort Union pour faire l’échange ou la traite de leurs pelleteries. Le premier qui se présenta à l’entrée du fort pour serrer la main de M. Denig fut le vieux Tchatka, qui, en riant, lui dit : «  Mon frère, je suis venu au fort pour mourir au milieu des blancs.  » — M. Denig n’ajoutant aucune importance à ces paroles, le vieillard les répéta une seconde fois et ajouta : — «  Avez-vous compris ce que j’ai dit  ? Cette visite au fort est ma dernière. Je mourrai ici  !   » — M. Denig s’informa alors de la santé de Tchatka, et lui demanda s’il avait éprouvé quelque mal. Il interrogea en même temps d’autres Indiens. Tous lui assurèrent que Tchatka était bien portant comme à l’ordinaire  ; mais qu’avant de quitter le village, il leur avait cependant prédit «  que sa dernière heure était proche, et qu’avant le soleil couchant du lendemain, son esprit s’envolerait au pays des âmes. ». Les officiers du fort, informés de cette étrange nouvelle, firent appeler Tchatka pour l’interroger sur sa prédiction. Ils craignaient quelque tour de sa part, en se rappelant toutes les fourberies et les cruautés qu’il avait exercées envers sa tribu, ainsi que sa noire trahison et ses trames odieuses contre les gens du fort, en 1831. Il leur déclara qu’il se portait bien et qu’il n’avait éprouvé aucun mal. «  Je vous le répète, encore, continua-t-il, mon temps est venu ;… mes manitous m’appellent ;… je les ai vus dans mon rêve  ; … il faut que je parte… Oui, demain le soleil ne se couchera point dans sa loge empourprée, avant que mon esprit ne s’envole au pays des esprits.  » — Dans la soirée, il prit un bon souper et dormit ensuite paisiblement  ; les autres Indiens veillèrent et s’amusèrent toute la nuit. Le lendemain, Tchatka se présenta de nouveau au bureau de M. Denig, et fut pris d’un léger crachement de sang. On voulut l’engager à prendre un remède, mais il le refusa en disant : — «  Tout est inutile. Désormais la vie m’est devenue insupportable. Je veux et je dois mourir, je vous l’ai dit.  » — Peu après, il sortit du fort avec les autres Indiens, et se rendit sur les bords de la rivière. Il eut bientôt une seconde hémoptysie plus violente que la première. On le plaça sur un traîneau pour le transporter dans le camp indien  ; mais avant d’y arriver, il tomba sur le bord du chemin, en proie aux convulsions les plus horribles. Ce fut, selon toutes les apparences, le poison qui termina aussi sa triste carrière, ce poison qu’il avait donné lui-même dans une foule d’occasions à ses malheureuses victimes, durant le cours de sa longue et coupable administration comme chef.

Le corps inanimé de ce trop fameux sauvage fut porté en grande cérémonie dans le village indien, situé à vingt-deux milles de distance du fort. Toute la tribu assista à ses funérailles. Le cadavre, après avoir été peinturé, paré des plus bizarres ornements et enveloppé dans une couverture écarlate et une belle peau de buffle brodée en porc-épic,[8] fut élevé et attaché entre deux branches d’un grand arbre, au milieu des cris confus et des lamentations de la multitude.

L’ascendant que le nom et les actions de ce grand criminel exercèrent sur l’esprit de toute la tribu assiniboine, fut tel que l’endroit où reposent ses restes est encore de nos jours l’objet d’une haute vénération. Les Assiniboins ne parlent de Tchatka qu’avec crainte et respect. Ils croient que ses mânes gardent l’arbre sacré sur lequel il repose  ; qu’il a le pouvoir de leur procurer des chasses abondantes de buffles et d’autres animaux, ou de faire éloigner ces bêtes de leur pays. C’est pourquoi, chaque fois qu’ils passent dans ce parage, ils ne manquent pas d’offrir des dons et des sacrifices ; ils présentent le calumet aux esprits tutélaires et aux mânes de Tchatka. Il est, selon leur calendrier, le Wahkon-tangka par excellence, le plus grand homme de génie qui ait jamais paru dans la nation.

Les Assiniboins comme les autres Indiens n’enterrent jamais leurs morts. Avec des cordes faites de peaux fraîches, ils fixent les corps entre les branches de gros arbres pour les soustraire à la dent des loups et d’autres animaux voraces. Ces constructions sont assez élevées pour que la main de l’homme ne puisse y atteindre. Les pieds sont toujours tournés vers le soleil levant. Lorsque les arbres qui maintiennent les morts tombent de vétusté, alors les parents des défunts enfouissent tous les ossements gisant sur le sol  ; ils placent les crânes en cercle la face tournée vers le centre. On y trouve d’ordinaire plusieurs têtes de buffles. Au milieu est planté un poteau de médecine, d’environ vingt pieds de haut, auquel des Wah-kons sont attachés pour garder et protéger le dépôt sacré. Les Indiens appellent le cimetière le village des morts. Ils s’y rendent à différentes époques de l’année, pour s’entretenir affectueusement avec leurs parents et amis défunts, et y laissent toujours quelques présents.

Les Assiniboins donnent leur nom à la rivière Assiniboine, le grand tributaire de la rivière Rouge-du-Nord, dans les possessions anglaises du territoire de la baie d’Hudson. Le mot Assiniboin veut dire les gens qui font cuire les pierres. Cette tribu avait anciennement coutume de faire, bouillir sa viande dans des trous creusés en terre et tapissés de peaux crues. On jetait dans l’eau de gros cailloux rougis au feu, jusqu’à ce que la viande fût cuite  ; de là le nom de gens qui font cuire les pierres, ou Assiniboins. Cet usage est abandonné, depuis qu’ils ont pu se procurer des chaudières ou des marmites dans leur commerce avec les blancs. Ils n’ont recours à l’ancien usage que dans les grandes occasions ou festins de médecine. La langue assiniboine est un dialecte de la dacotah ou siouse. Les Assiniboins se sont séparés jadis de la nation des Sioux pour une bagatelle : une querelle entre les femmes des deux grands chefs. Elles avaient trouvé un buffle tué  ; chacune d’elles s’obstinait à avoir tout entier le cœur de l’animal abattu ; des paroles elles en vinrent aux coups, et, dans leur rage, elles manœuvrèrent des ongles et des dents. Les deux grands chefs eurent la folie de prendre chacun fait et cause pour les visages lacérés de leurs tristes et chères moitiés ; la querelle s’envenima de plus en plus et on se sépara on ne peut plus mécontent. Depuis cette époque, les deux tribus sont toujours en guerre.

Je fournis à vos poètes la matière d’une nouvelle Iliade. Voilà deux chefs qui sont, dans leur genre, l’un Achille et l’autre Agamemnon ; si le cœur vous en dit, vous pouvez continuer le rapprochement.

Agréez, etc.

P. J. De Smet, S. J.
  1. La nation des Pieds-Noirs, au nord des États-Unis, est une des plus puissantes parmi les tribus indiennes. Elle compte environ dix mille âmes. Leurs chasses et leurs courses s’étendent jusqu’au 52e degré de latitude nord, et comprennent toute la région supérieure du haut Missouri et de ses tributaires, depuis les montagnes Rocheuses jusqu’au 103e degré de Iongitude.
  2. Le territoire de Nébraska (aujourd’hui l’État) s’étend au nord jusqu’au 43 e degré de latitude septentrionale  ; au sud jusqu’au Kansas  ; à l’est, il a pour limite l’État de Iowa qui le sépare des États de Minnesota et de Missouri  ; à l’ouest, il est limité par les montagnes Rocheuses. (Note de la prés édit.)
  3. Le territoire de Kansas (aujourd’hui l’État) est borné au nord par le Nébraska ; à l’est, par l’État de Missouri ; au sud, par la Réservation ou le Territoire indien des Cherokees ; à l’ouest, par les montagnes Rocheuses. (Note de la prés édit.)
  4. Je me sers du mot voyageurs, terme canadien adopté par les Anglais, pour désigner les chasseurs blancs du désert, race d’hommes toute particulière.
  5. Les Wah-kons ou hommes de médecine, parmi les Indiens américains, et les Panomoosi du nord de l’Asie appartiennent à la même classe. Dans les deux hémisphères, ces sortes de charlatans prétendent guérir les malades par des sortilèges  ; ils prédisent les grands événements, les batailles et le succès des chasses  ; ils se disent inspirés par des manitous, divinités ou esprits  ; ils se retirent ordinairement dans le fond des forêts, où ils jeûnent pendant plusieurs jours et pratiquent quelquefois des pénitences rigoureuses  ; ils battent alors le tambour, dansent, chantent, fument, crient et hurlent comme des bêtes féroces. Tous ces exercices sont accompagnés d’une foule d’actions extravagantes, et de contorsions de corps si extraordinaires, qu’on les prendrait pour des possédés. Ces illuminés sont visités secrètement pendant la nuit par des partisans de leur fourberie et de leur hypocrisie, qui leur transmettent toutes les nouvelles du village et des alentours. Par ces moyens, quand ils sortent de leur retraite et rentrent dans le village, ils en imposent facilement aux gens crédules. La principale partie de leurs prédictions consiste à faire un compte rendu exact de tous les faits saillants qui ont eu lieu depuis leur départ du village : les mariages, les décès, les retours de la chasse et de la guerre, avec toutes les circonstances quelque peu remarquables.
  6. Plusieurs des tribus indiennes célèbrent, vers la fin de l’hiver, la Fête des Songes. Les cérémonies se prolongent souvent de dix à quinze jours. On pourrait plutôt les appeler des bacchanales ou Carnaval, auquel les sauvages eux-mêmes appliquent le nom de Fête des Insensés. Ce sont des jours de grands désordres, où tout ce qu’ils rêvent ou prétendent avoir rêvé doit s’exécuter. Les danses, les chants et la musique forment les principaux éléments de la fête.
  7. Je vous ai souvent parlé des bisons ou buffles improprement dits, sans vous faire connaître suffisamment les grands avantages que les Indiens retirent de ces animaux intéressants. Ils en obtiennent presque tout le nécessaire de la vie. Les peaux leur servent de loges ou habitations, de vêtement, de literies, de brides et de couvertures de selles  ; de vases pour contenir l’eau  ; d’esquifs pour traverser les lacs et les rivières  ; avec le poil, ils font tous leurs lacets et leurs cordages  ; avec les nerfs, ils fabriquent les cordes des arcs et tous les liens nécessaires aux habits, ainsi que la colle dont ils se servent  ; l’omoplate de l’animal leur sert de bêche et de pioche. L’année dernière, cent mille peaux de buffles ont été envoyées du désert aux marchands de Saint-Louis  ; avec le produit de leur vente, les sauvages se procurent des armes et tout ce dont ils ont besoin.
  8. Cette expression est en usage parmi les voyageurs canadiens. Les longs piquants du porc-épic ressemblent à des plumes non taillées  ; les femmes sauvages en tirent une espèce de fil, qu’elles emploient pour broder les habits.