LettresCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 309-310).


XIX

À SA MARRAINE, À VERSAILLES.


J’ai grogné tout mon soûl ; mais je ne veux pas écrire à cette personne féroce. Non, je ne le veux pas. Ainsi, puisqu’il y a, à Versailles, un beau grand démon et un joli petit génie encore moins méchant qu’il n’est gros, tant pis pour le petit, car il faut que j’écrive.

Dites-moi, marraine, concevez-vous quelque chose de plus inhumain que cette personne ? Elle me dit qu’elle a de l’amitié pour moi. — Moi, imbécile, je le crois bonnement. Je lui répète dans une demi-douzaine de lettres qu’elle est une des personnes du monde que j’aime le plus. — Elle me répond « Venez. » — J’arrive, par la rive gauche, au péril de ma vie, et là-dessus, pour une méchante plaisanterie que je fais à table, — plaisanterie à laquelle vous même n’avez pas fait la moindre attention, — elle me cherche une querelle d’Allemand, ou plutôt de Patagon, au milieu d’une partie d’échecs, que je perds, bien entendu. Elle voit qu’elle me fait une peine affreuse, et alors la voilà qui se met à me frapper à grands coups de bâton sur la tête, avec son charmant sourire, entre ses deux fossettes, et des regards à me donner la migraine. Non ! il n’est pas possible d’être plus sanguinaire. — Et je crois aussi qu’il est bien difficile de s’ennuyer plus cordialement que moi, hier, sur cette infernale avenue de Paris, qui faisait certainement exprès de s’allonger devant moi, comme le nez de Pantalon dans les Pilules du Diable. Marraine, je vous en prie, dites un Pater pour moi, car j’en vais faire une maladie quelconque. Et concevez-vous cette personne (je ne peux décidément pas la nommer) qui m’empêche de boire du vin pur, sous le prétexte que je tousse, et qui m’applique sur le cœur un cataplasme de cent mille coups d’épingle ? Comme c’est rafraîchissant ! on n’aurait qu’à l’aimer tout de bon ! qui sait ? on serait à un joli régime du sirop de groseille, et la torture !

Marraine, je commence à m’ennuyer, même de grogner. Si je perds cette ressource, il n’y aura plus qu’à jeter des fleurs sur ma tombe. Tâchez d’y jeter un petit vergiss-mein-nicht, et soyez sûre qu’il y poussera.

Yours.
Alf. M.
Mardi (26 juillet 1842).

Cette lettre fut communiquée à la personne que l’auteur n’a pas voulu nommer. La réponse de la marraine commence par ces mots : « Il vous est pardonné, parce que vous avez bien plaisanté. » La querelle n’eut pas d’autre suite, et Alfred de Musset retourna à Versailles.