LettresCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 274-275).


II

À M. DESHERBIERS, AU MANS.


Je t’envoie, mon cher oncle, ces poèmes dont tu as entendu une partie. Lire et entendre sont deux, comme tu sais ; mais tu ne seras pas pour eux plus sévère que moi, et je te demande toute la franchise possible.

Je te demande grâce pour des phrases contournées ; je m’en crois revenu. Tu verras des rimes faibles ; j’ai eu un but en les faisant, et sais à quoi m’en tenir sur leur compte ; mais il était important de se distinguer de cette école rimeuse, qui a voulu reconstruire et ne s’est adressée qu’à la forme, croyant rebâtir en replâtrant.

Ma préface est impertinente ; cela était nécessaire pour l’effet ; mais elle n’attaque personne, et il est très facile de lui prêter différents sens.

Quant aux rythmes brisés des vers, je pense là-dessus qu’ils ne nuisent pas dans ce que l’on peut appeler le récitatif, c’est-à-dire la transition des sentiments ou des actions. Je crois qu’ils doivent être rares dans le reste. Cependant Racine en faisait usage.

Je te demanderai de t’attacher plus aux compositions qu’aux détails ; car je suis loin d’avoir une manière arrêtée. J’en changerai probablement plusieurs fois encore.

J’ai retranché du dernier poème plusieurs choses un peu trop matérialistes, et y ai laissé dominer le dandysme, qui est moins dangereux. Je cherche à éviter les ennemis, et n’y réussirai très probablement pas ; mais je crois que jusqu’à présent, mon père, qui lit les journaux très exactement, a plus peur que moi. La critique juste donne de l’élan et de l’ardeur. La critique injuste n’est jamais à craindre. En tout cas, j’ai résolu d’aller en avant, et de ne pas répondre un seul mot.

Tout cela d’abord est assez amusant ; je ne peux pas m’empêcher de rire toutes les fois que je me rencontre étalé.

J’attends tes avis. Mes amis m’ont fait des éloges que j’ai mis dans ma poche de derrière. C’est à quatre ou cinq conversations avec toi que je dois d’avoir réformé mes opinions sur des points très importants ; et depuis j’ai fait bien d’autres réflexions. Mais tu sais qu’elles ne vont pas encore jusqu’à me faire aimer Racine.

Adieu donc, mon bon oncle. Aime-moi toujours, et crois que je te le rends du meilleur de mon cœur. Je n’ai qu’un regret ; c’est de ne t’avoir pas auprès de moi pour me servir de guide et d’ami.

Ton neveu,
Alfred de Musset.
Janvier 1830.