Lettres à la princesse/Lettre146

Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 204-205).

CXLVI


Ce 19 janvier, vendredi.
Princesse,

Je dois à votre intérêt mon bulletin de ce jour. — Je ne vais ni très-bien ni très-mal. Je saurai mieux à quoi m’en tenir demain, et j’espère n’avoir plus qu’à attendre une cicatrisation naturelle.

On me dit que la pièce de Ponsard a réussi[1]. Tant mieux ! C’est un talent honnête, élevé et qui a sa force à lui.

Je suis à vous, Princesse, avec un tendre et respectueux attachement.

  1. Le Lion amoureux, joué pour la première fois au Théâtre-Français, le 18 janvier 1866. — Le surlendemain, M. Sainte-Beuve recevait, en réponse à sa lettre, ce compte rendu éloquent, dont une copie s’est retrouvée dans ses papiers :

    « Samedi (20 janvier 1866)… La pièce de Ponsard a réussi. — Elle m’a ravie — d’abord parce qu’on y parle français, que les sentiments qu’elle fait naître sont français, et qu’elle est jouée admirablement bien : mes vieux sentiments républicains se sont tous réveillés ; — je serais partie avec les républicains pour exterminer les royalistes, ces mauvais Français. — J’ai essayé de siffler lorsque le père de la jeune femme, qui se convertit à la jeunesse d’un général républicain et qu’elle épouse envers et contre tous, auquel Hoche vient de donner sa liberté, quand ce vieil émigré gracié lui dit : « Allons, ma fille, chez les Anglais. »

    » J’ai été contente de moi. Je puis encore sentir vivement et patriotiquement. Mais le public a été forcé d’applaudir malgré lui — il y a des pensées fières et fortes, superbes. J’ai passé une bonne soirée. Les gens qui ne pouvaient critiquer disaient nonchalamment : « Pourquoi remuer tout cela ? » Quel esprit ! quelle faiblesse ! quelle lâcheté ! Quant à moi, comme je ne suis pas assez noble pour avoir eu des parents guillotinés, je n’ai eu que les roses de la Révolution : je l’aime, je la comprends, sans excuser ses crimes ; mais je suis indulgente pour ses erreurs et je voudrais voir tous les Français en sentir la grandeur et la défendre… »