Lettres à la princesse/Lettre010

Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 11-15).
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X


Paris, ce 15 septembre 1862.
Princesse,

Vous êtes bonne comme je l’espérais en me faisant l’honneur de me donner de vos nouvelles et en me permettant ainsi de causer de loin, ce qui n’est pas tout à fait un dédommagement de ne pouvoir vous entendre de près. Je ne veux pas d’un vilain mot que j’ose rayer dans cette lettre tout aimable, c’est celui de démonstration de sympathie : cela mérite mieux et doit se nommer d’un tout autre nom. Mais laissons les noms, et je vois avec reconnaissance et bonheur que vous avez confiance aux choses. Ma vie est si assujettie, mon lendemain est si court, mon présent est si chargé que je n’ose arrêter ma pensée et la laisser errer à son gré sur ce qui en d’autres temps eût fait pour elle un long sujet de rêverie et de douceur habituelle. Mais je fais quelque chose de plus simple et de plus à ma portée, j’en jouis tant que je le peux en réalité, en vous voyant et en m’accoutumant à ce que je me permets tout bonnement de trouver aimable et plein de charme.

J’ai bien pensé à ce départ qui, ce me semble, a tardé d’une couple de jours et dont il m’était venu un bruit vague qu’il pourrait bien tarder davantage. Malgré le plaisir qu’on aurait eu à vous garder, Princesse, je craignais pourtant qu’il n’en fût ainsi ; et, en effet, il eût paru que c’eût été de bien mauvais augure pour la cause que nous aimons, que l’Italie ne vous vît pas cette année. — Cette Suisse que j’ai habitée et que j’ai appréciée alors, a fort changé en effet depuis, et l’écume démocratique est de tout temps fort grossière, et là un peu plus qu’ailleurs. — M. Brenier, qui n’est pas Suisse du tout et qui me paraît le plus poli des gros hommes, laisse prendre bien aisément son nom : je lis ce journal qui m’impatiente ; mais ce qui me frappe, c’est qu’on le laisse chaque jour élever commodément sa tour d’attaque contre la place où l’on est : la tour est déjà à la hauteur des remparts ; il part de là des projectiles ennemis ; et pas un mot, pas un signe du Moniteur n’a remis à leur place les impertinents et les outrecuidants. Je crains toujours qu’ils n’aient des intelligences au dedans. L’opinion du public en est toute déroutée. Triste ! triste ! s’écrie quelque part un personnage de Musset, un abbé, qu’il m’a dit un jour n’être autre que moi-même.

M. Thiers m’est venu voir à l’un de ses passages à Paris : il m’a parlé de vous, Princesse ; il vous savait un peu sévère, mais il vous aime toujours. Je crois que le mot d’infortuné[1], qui est, en effet, tout ce que vous dites et de plus une faute de ton, disparaîtra à une seconde édition.

Ce que vous me dites d’Auguste Barbier est bien fait pour m’étonner, et je ne doute pas, Princesse, que vous n’ayez eu affaire là à un de ces hommes qui se donnent pour ce qu’ils ne sont pas. Auguste Barbier, le vrai, l’auteur des Iambes, est un petit homme court et gros, très-myope, très-bien mis habituellement, fils de notaire et par conséquent riche ou très à l’aise, ayant passé l’âge des folies et n’en ayant jamais fait, même en temps utile ; tout occupé d’art, de lecture, n’ayant jamais retrouvé la belle veine qu’il n’a rencontrée qu’une fois ; poëte de hasard, mais poëte : enfin, je le sais digne de caractère, et, quoique depuis des années ses yeux myopes l’empêchent régulièrement de me reconnaître quand il me rencontre, et qu’il ne me rende jamais mon salut, je n’ai pas cessé de l’estimer et de le considérer comme des plus honorables. Ainsi ce sera un faux Auguste Barbier qui aura profité de équivoque du nom pour escroquer à Son Altesse impériale un de ses bienfaits. — On pourra éclaircir la chose si elle vous paraît, Princesse, en mériter la peine.

J’ai envie, à l’un de mes prochains lundis, de m’occuper de M. de Cavour, à l’occasion de volumes qui ont été publiés sur lui. J’ai fait demander à M. Nigra d’en causer auparavant avec lui pour être dans le vrai du ton. Ce sera une manière d’exprimer à côté de la politique, mais d’un accent bien senti, ce que nous pensons.

Écrivez-vous vous-même, Princesse ? Avez-vous emporté avec vous ce petit cahier où vous jetez vos souvenirs comme ils viennent, et où vous pourrez plus d’une fois soulager votre âme quand vous la sentirez oppressée de quelque énormité trop odieuse dans le présent ? Il n’était que de commencer, et le plus fort est fait. Le fil se dévidera de lui-même.

Je suis bien languissant d’idées et bien nul de nouvelles : j’en voudrais avoir d’un peu vives et amusantes à vous raconter. Mais que puis-je en pareille matière ? Je ne puis, Princesse, que vous offrir des sentiments de reconnaissance, d’affection fidèle et de désir que ces deux mois d’Italie soient pour vous aussi remplis et aussi agréables qu’ils sont vides pour nous.

Daignez agréer, Princesse, l’expression bien sincère de mon respectueux attachement.


J’envoie à l’heureuse colonie impériale de Belgirate une poignée de souvenirs.

  1. « L’infortuné Hudson Lowe. » M. Sainte-Beuve avait déjà relevé cette singulière épithète dans un article qui venait de paraître au Constitutionnel (8 septembre 1802), et qui a été recueilli depuis au tome III des Nouveaux Lundis. Il a pour titre Sainte-Hélène, et pour sujet principal le dernier volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire.