Lettres à Sergio Solmi sur la philosophie de Kant/Lettre 6

SIXIÈME LETTRE

On s’étonnera, dit Kant, qu’après tous les travaux de la Critique, il puisse y avoir encore place pour des conseils de méthode à l’égard de la Raison pure. En réalité, la raison doit se donner des règles ; non pas dans son usage scientifique ; ici elle n’en a pas besoin. Pourquoi ? Parce que, l’objet étant nécessaire à ses démarches, elle est redressée par l’expérience ; ici l’erreur n’est pas à craindre. Au contraire, lorsque la raison n’a égard qu’à elle-même, c’est-à-dire autant qu’elle considère seulement les concepts, elle est sujette à se laisser prendre aux illusions qu’elle a elle-même découvertes.

Il faut d’abord revenir sur la différence entre la mathématique et la métaphysique. La seconde procède uniquement par concepts, la première par construction de concepts. Mais combien d’hommes éminents ont été, tel Leibniz, trompés par cette apparence, que la Mathématique, arrivant à une connaissance par les concepts, semble promettre à la métaphysique un succès certain ! Il y a donc beaucoup à dire sur la discipline de la raison à l’égard d’elle-même. C’est ainsi que se montrent ce que Kant nomme les maximes de la raison, qui certes ne sont pas des règles : on voudrait dire qu’elles sont plutôt les lois morales de la pensée. On comprend qu’il y ait une morale de la Raison pure, entendez des précautions qui la préservent de se laisser aller à la facilité naturelle. Par exemple, dans l’usage polémique, la raison ne doit jamais s’aventurer dans le domaine des objets absolus, où, par exemple, le matérialisme s’établit comme une métaphysique trompeuse. D’où cette règle que la raison doit s’en tenir à la défensive, et se garder absolument de l’offensive, attendu qu’il est impossible de prouver qu’un objet fantastique, pensé seulement par concepts, comme la matière, n’est pas ; c’est aussi impossible que de prouver par concepts qu’il existe. C’est pourquoi la célèbre réfutation de l’idéalisme, qui s’achève dans la dialectique, consiste seulement à refuser la preuve par concepts de l’existence des choses hors de nous ; et c’est pourquoi il suffit de la conscience de soi pour poser cette existence, non point comme la conséquence d’une preuve. Car cette preuve courrait les risques de toute preuve et conduirait à un idéalisme sceptique qui n’est pas plus raisonnable que l’idéalisme dogmatique. Il faut donc ici comme partout que la raison s’oppose à l’envahissement du dogmatisme et ne le réfute qu’en détruisant ses arguments, ce qui concerne la possibilité de juger l’âme éternelle, et Dieu, et la vie future, comme existant.

La morale se présente ici à l’état de pureté, comme il est naturel, puisque la raison n’a plus égard qu’à elle-même. Et la morale n’est jamais que la règle de la raison, considérée comme supérieure à la frivole existence. Et, de fait, il serait insensé de vouloir diviniser l’existence, et fonder ainsi les devoirs de la raison, ainsi que la religion le fait trop souvent. Ce serait manquer au respect de soi-même et de la réalité seulement formelle du devoir. Il se confirme, en ces chapitres de la Critique, que la morale kantienne est déjà fondée, chose remarquable, sur la négation attentive de tout dogmatisme. Ainsi sont éclaircis les concepts de croyance, de science et de foi, et une sorte d’ascétisme de la pensée à l’égard d’elle-même. Ces idées sont rarement comprises. C’est qu’il faut les prendre dans la Méthodologie transcendantale.

Pourquoi faut-il, dans le choix des hypothèses, préférer l’unité, et, comme disait Aristote, ne pas multiplier les êtres ? Non pas certes d’après l’expérience, qui, là-dessus, ne nous apprend rien. Il s’agit de bien penser, c’est-à-dire pour l’honneur de bien penser. On parlerait mal en disant que les justes hypothèses, par exemple les vues de Descartes sur l’atome, sont plus vraies que les autres. Non pas plus vraies, mais plus dignes de l’esprit.

Telles sont les règles de la morale de la pure pensée. C’est bien par une règle de morale que l’on préfère le simple, l’éternel, le Dieu unique. Ainsi pratiquement il y aura d’excellentes preuves de l’existence par la perfection, ce qui était l’essentiel de la fameuse preuve ontologique. Il n’en est pas moins vrai que cette preuve théoriquement, ne vaut rien, et que l’on ne croira en Dieu que si l’on croit d’abord au devoir. Sans cette précaution, on n’aura qu’une religion contemplative, une sorte de quiétisme philosophique. On comprend ici que Kant est bien opposé à un certain genre de dévotion. Il a ouvert une neuve querelle et inventé une nouvelle prière du matin, celle qui demande de mériter le bonheur avant de demander le bonheur ; et l’espoir enfin d’être immortel subordonné à l’éternel, au Dieu véritable, au Dieu intime.

Il s’en faut donc de beaucoup que le premier devoir soit de prouver la morale, c’est-à-dire Dieu qui ordonne. Cet ordre est mauvais, en ce sens qu’il est trop facile d’obéir au maître ; et cela ne fait toujours pas qu’on ait une âme, car il y a un grand doute qui fait l’âme. Il faut choisir, comme disait Lagneau, voulant dire par là que l’existence est un choix de l’ordre moral. Pardonnez-moi, mon cher ami, si je fais figurer l’ascétisme de mon maître Lagneau, qui m’a plus d’une fois scandalisé. Il ne s’agit pas, semblait-il dire, de craindre l’enfer ; il vaudrait mieux le choisir ; et cette réhabilitation de l’inflexible Lucifer, il fallait la deviner, car on ne peut la dire ; c’est un secret de la philosophie. Je terminerai là-dessus en rappelant un grand mot d’Épicure, que la plus grande impiété n’est pas de ne pas croire à Dieu, mais plutôt d’en mal parler. Je ne sais si cette absence de Jésuitisme vous paraîtra aussi agréable qu’à moi. Vous êtes à Rome, mon cher philosophe. C’est de tous les lieux du monde celui où il est le plus difficile de philosopher. Ces querelles ne sont plus de ce temps-ci. J’aurais aimé vivre au temps de George Sand et de ses amis socialistes ; au temps où la charité laïque n’était pas encore en lieux communs. Ne vous étonnez pas si je pense encore à justifier mon maître, qui, ainsi que je l’ai dit, n’estimait pas beaucoup le socialisme, perfection trop facile, admiration de soi plutôt que respect de soi. En quoi, selon mon opinion, il était grandement en avance sur la présente époque, où de telles idées, celles que j’expose ici, vont revenir en honneur, par le déshonneur qui frappe enfin leurs contrefaçons. Il est certain, à la lumière de la Critique, que le socialisme comme parti dépend de cette erreur initiale de vouloir aller du concept à l’existence. Qui l’eût dit, qu’en suivant l’austère Kant, je serais retombé dans la philosophie des partis ? Mon cher, il faut être aussi de son temps, et savoir que Kant est de ce temps-ci et de tous les temps. Comme Platon, qui passe, hélas, pour le théoricien du socialisme. On a raison de penser qu’il faut redresser l’esprit public. Mais surtout sans le flatter ; voilà le difficile. Lagneau se tenait sur cette limite et craignait certaines fautes, comme il parut bien dans ses querelles à Paul Desjardins, dans le temps où celui-ci inclinait à aimer les syndicats, et en même temps allait voir le pape. J’évoque, en vous disant ces confidences d’un radical farouche, le front redoutable et le perçant regard de Lagneau, qui allait jusqu’aux secrets de l’âme. Ma foi, je veux terminer là-dessus, dans cette vue du règne des fins, et je laisse à chacun de découvrir la discipline de sa propre raison, que je voudrais nommer Modestie de la Raison pure. En voilà donc assez, et je remets à ma prochaine lettre d’aborder la morale, à laquelle je viens d’être naturellement amené. Excusez et comprenez cette sorte de Jansénisme, qui n’est certes pas un produit romain. Et écrivez, car vous le pouvez, sur Lagneau dans l’histoire de la philosophie moderne. À vous de cœur.

2 avril 1946.