Lettres à M. Domenger/Lettre 15


Paris, le 22 mars 1850.

J’ai lieu de croire que le décret qui autorise l’échange d’immeubles de l’hospice de Mugron arrivera à la préfecture des Landes le jour où cette lettre vous parviendra. Je me suis assuré que le Président de la République l’a signé ; que le secrétariat du ministère de l’Intérieur en a fait donner l’ampliation, et que le bureau des hospices se tient prêt. — Le reste vous regarde.

Il y a déjà deux ou trois jours que j’ai donné l’ordre à mon éditeur de vous expédier trois exemplaires de ma discussion avec Proudhon, et trois de mon discours sur l’enseignement, dégénéré en brochure ; car mon rhume est devenu extinction de voix. — Ce n’est certes pas que je veuille vous faire avaler trois fois ces élucubrations ; mais je vous prie de donner de ma part un exemplaire de chaque à Félix et à Justin.

Les journaux me dispensent de vous parler politique. Je crois que l’aveuglement réactionnaire est dans ce moment notre plus grand danger : on nous mène à une catastrophe. Quel moment choisit-on pour faire de telles expériences ? Celui où le peuple paraît se discipliner et renoncer aux moyens illégaux. Le grand parti dit de l’ordre a rencontré cent trente mille adversaires aux élections et n’y a mené que cent vingt-cinq mille adhérents. Quel va être le résultat des lois proposées ? Ce sera de faire passer immédiatement quarante ou cinquante mille individus de droite à gauche, de donner ainsi à la gauche plus de force et le sentiment du droit, et de concentrer cette force sur un moins grand nombre de journaux, ce qui revient à lui communiquer plus d’homogénéité, de suite et de stratégie : cela me semble de la folie. Je l’avais prévu du jour où Bordeaux nous envoya les Thiers et les Molé, c’est dire des ennemis de la République. Aujourd’hui nous sommes comme à la veille de 1830 et de 1848 : même pente, même char et mêmes cochers. Mais alors l’esprit pouvait saisir le contenu d’une révolution ; aujourd’hui qui peut dire ce qui succédera à la République ?