Lettres à Herzen et Ogareff/De Mme Bakounine à Ogareff

Lettres à Herzen et Ogareff
Deux lettres de Mme Bakounine à Ogareff (1872)



DEUX LETTRES DE Mme BAKOUNINE À OGAREFF


9 février 1872, Locarno.


Nicolas Platonovitch,


La misère frappe à notre porte. Si nous n’avions pas payé hier 317 francs de loyer, notre propriétaire nous aurait donné congé. Nous étions donc forcés de faire une « lettre de change » de 300 francs que nous nous sommes engagés à payer à la Banque nationale de Locarno, à la fin de ce mois. Dans le cas contraire nous aurions eu l’huissier. Nicolas Platonovitch, vous comprendrez facilement mon désespoir, ma terreur ; ce n’est pas la crainte de perdre tous nos effets qui me l’inspire, mais après un tel scandale il ne nous sera même plus possible de rester à Locarno. J’ai déjà épuisé toutes mes ressources et je ne sais plus que faire. Michel ne possède rien et j’ai encore deux enfants sur les bras. Nicolas Platonovitch, vous qui êtes l’ancien ami de Michel, faites votre possible pour nous secourir, sauvez-nous de cette honte amère, de recevoir la visite de l’huissier. Répondez-moi, répondez au plus vite, je vous supplie, au nom de tout ce qu’il y a de saint pour vous.

Pardonnez-moi l’incohérence de ma lettre, mais je suis tellement accablée que mon esprit perd sa lucidité. Je vous écris à l’insu de Michel, qui serait contre l’envoi de cette lettre.


Antonie Bakounine.


Répondez-moi à l’adresse de Paulo Gaverali, Farmacista, Locarno. Pour Mme Antonie (sur l’enveloppe intérieure).



Nicolas Platonovitch.


Je ne vous ai pas répondu de suite, parce que j’étais très attristée, j’avais l’espoir que vous trouveriez moyen de nous porter secours. Je me trompais. Pardonnez-moi l’inquiétude, le trouble inutile, que ma lettre vous a causé. N’en dites rien à Michel. Pourquoi faire ! « Arrive qu’arrive » ; nous ne sommes pas les premiers et nous ne serons pas les derniers à connaître la véritable misère. Jusqu’ici nous avions la chance de pouvoir nous esquiver chaque fois qu’elle nous menaçait, mais à présent, semble-t-il, nous serons obligés de lui payer aussi notre tribut.

Quant à la famille Herzen, les relations que Michel entretenait avec elle me sont presque inconnues. Je suis si étrangère à la vie extérieure, à tout ce qui est en dehors de mes enfants. Vous, Nicolas Platonovitch, qui connaissez bien les Herzen, vous pouvez en décider vous-même.

Pardonnez-moi la brièveté de ma lettre et excusez aussi si je vous l’envoie non affranchie ; actuellement nous sommes « à la lettre, sans le sou ».


Votre dévouée Antonie Bakounine.

18 février 1872. Locarno.