Lettre sur la poésie

Lettre sur la poésie : poésies de Mme  Edmée Burguerie
Chez l’auteur (p. 1-8).

LETTRE SUR LA POÉSIE
CHEZ L’AUTEUR
27, rue de la Félicité
BATIGNOLLES.
PAR
THALÈS BERNARD
PARIS
1868
Prix : Deux Francs.
POÉSIES DE Mme  EDMÉE BURGUERIE
e outros em quem poder não teve a morte.
Canoexe.

Quelque temps avant sa mort, une dame fort distinguée, de la famille de Ginguené, Mme  Burguerie, qui pressentait peut-être sa fin prochaine, me confia ses nombreux manuscrits, en me chargeant de les faire paraître lorsque j’en trouverais l’occasion. Je viens accomplir aujourd’hui une partie de ma tâche, tâche que j’avais déjà commencée, du vivant même de la défunte, en publiant, dans la Revue de la province, des inspirations de choix qui n’avaient point passé inaperçues.

Avant d’analyser les poésies de Mme  Burguerie, je me permettrai de présenter quelques observations sur la période littéraire comprise entre les années 1840 et 1860. Cette période sera marquée plus tard d’un sceau de sottise et d’impuissance, par la bassesse des idées qu’elle vit éclore à Paris. Vainement la province donnait l’exemple d’un idéalisme soutenu ; vainement la poésie était défendue, dans nos départements, par M. Adolphe Paban, un coloriste de premier ordre, par M. Achille Millien, par M. Auguste Lestourgie, par M. Adrien Peladan, directeur de la France-littéraire de Lyon, par le marquis de Laincel, qui, du haut des tours du château de Suze, décochait des flèches acérées contre le matérialisme de la capitale. Les femmes mêlaient leurs voix à ce concert régénérateur, et il suffira de nommer parmi elles, pour la démonstration de notre thèse, Mlle  Mélanie Bourotte, qui tient aujourd’hui, d’une main ferme, le sceptre de la poésie religieuse.

Malgré d’aussi nobles accents, le réalisme triomphait à Paris en prétendant copier la nature dans ce qu’elle a de plus révoltant. Évidemment, cette doctrine représentait une réaction des idées positivistes contre la poésie. Sous la restauration, les poëtes avaient créé une espèce de catholicisme mythologique ; ils avaient abusé de la lyre sacrée, des chœurs des bienheureux, des Éloas et des Abadonnas. La philosophie positive, imaginée par Auguste Comte pour mettre l’athéisme à la place de la religion, n’est que la face philosophique du mouvement littéraire. Gâtés par une civilisation dépravée, les poètes parisiens abandonnèrent l’idéal pour la réalité ; un Balzac commença par décrire l’intérieur monotone des familles bourgeoises ; ses disciples en arrivèrent à photographier des charognes, et la peinture servit malheureusement cette tendance qui portait l’homme à copier la nature aveuglément, au lieu de faire un choix parmi ses créations. On avait cependant l’opinion de Raphaël, on avait aussi celle de Goethe. Tous deux ont expliqué, avec la clarté la plus complète, comment la nature, malgré son art secret, offre des disparates et des parties défectueuses que l’esprit de l’homme ne doit point admettre. La Bruyère a dit : « Le choix des pensées est invention. » Appliquons cet axiome aux manifestations de l’art, et disons que le véritable génie de l’artiste ne consiste pas à regarder la nature, et à la reproduire telle qu’elle est, mais à en choisir les tableaux, à les modifier suivant un idéal intérieur, à les accommoder en un mot à l’intelligence de l’homme.

Le développement du réalisme rendit injuste à l’égard de la poésie idéaliste qui, depuis 1840, s’était développée abondamment. Les feuilletonistes prétendirent que la poésie était morte, le public indifférent les crut sur parole, et tous ceux qui avaient osé traduire en vers les émotions de leur cœur furent enterrés doublement, une première fois par la mort, une seconde fois par l’oubli.

Cette observation devient encore plus évidente lorsqu’on jette les yeux sur le rapport que vient de publier M. Théophile Gautier, qui prétend décrire officiellement les courbes capricieuses auxquelles se livre volontiers la Muse. En tête de ce volumineux travail, M. Ustazade Sylvestre de Sacy a rédigé une espèce de complainte qui jure parfaitement, eu égard à son ton lamentable, avec ces prétendues espérances d’avenir que M. Ustazade de Sacy nous décoche à la fin, comme fiche de consolation. C’est une insulte jetée à la face de la génération présente que ce procès-verbal de décadence ; mais pour constater les tendances de la jeunesse faut-il aller, dans la boîte à momies, choisir des poëtes déjetés, décharnés, disséqués par le temps, munis d’abat-jours verts et de rotins d’aveugles, avec lesquels en cherchant leur chemin, ils frappent sur les tibias du public et sur les faïences de Théophile Gautier ? Sans doute, il y a eu des choses hideuses dans la poésie moderne, on a étalé à plaisir des charognes en décomposition, on a fait grouiller les asticots sur les chairs putrides, on a essayé de donner à tout l’entourage la couleur ignoble et l’odeur fétide qui caractérisaient une poésie digne du bagne ; mais à côté de cette décomposition, il y a la sève et la vie, en dehors même des vieux bouquins que M. Ustazade déclare relire seuls, et où il prétend renfermer tout l’essor de l’esprit humain. Eh quoi ! si l’on arrêtait à l’époque classique proprement dite l’activité de l’intelligence, alors la littérature française ne posséderait ni Hugo, ni Lamartine, ni Chateaubriand, ni Bernardin de Saint-Pierre, ni Auguste Barbier, ni Hégésippe Moreau, et nous en serions réduits à relire en baillant La mort d’Hippolyte et Les embarras de Paris.

On éprouve une véritable répulsion à avaler ce morceau d’éloquence gourmée de M. Ustazade, qui ne ressemble en rien à un joyeux compagnon conduisant une bande en gaîté, mais plutôt au médecin des morts, guidant un cortège funèbre vers le trou final. Il est vrai que, comme l’académicien le déclare lui-même avec mélancolie, le ministre lui avait signifié qu’il n’avait à parler ni de la philosophie, ni de l’histoire, ni du roman, ni de la poésie, ni du théâtre. Il ne restait donc à M. Ustazade qu’à jaser sur lui-même, ou à nous faire connaître son opinion spéciale sur les envies des femmes grosses.

Plus équitable est M. Théophile Gautier, un critique d’un rare talent, à coup sûr, qui, après être sorti lui-même des Orientales, veut à toute force se créer une école, en niant la beauté morale dans l’art, mais au moins a-t-il cet incontestable mérite de faire venir à lui la jeunesse, de lui apprendre à se connaître, en lui donnant ses théories, comme il est naturel, ce qui mènerait la poésie à n’être plus qu’une peinture ou plutôt qu’un vernis d’assiette, où le dessin aurait, d’ailleurs, ce fini qu’on admire dans l’art chinois.

Avec une sympathie dépourvue de tout sentiment de jalousie, M. Théophile Gautier rappelle les titres de gloire de Victor Hugo, de Lamartine, de Musset, de M. Emmanuel des Essarts. Et ici il faut reconnaître, à son honneur comme à celui de M. Arsène Houssaye, qu’ils ont constamment tenu des recueils littéraires à la portée de la jeunesse ; tandis que les grands maîtres, drapés dans leur gloire, n’ont rien voulu faire de semblable. Quel éclat Victor Hugo n’aurait-il pas donné à un journal sur le titre duquel son nom eût flamboyé ! Mais Lamartine est le seul qui ait voulu d’une publication périodique, en n’y installant que sa prose ; et les jeunes poëtes se sont tristement repliés sur eux-mêmes, en voyant qu’ils n’avaient pas d’appui. N’y eût-il eu cependant dans le journal de Lamartine, qu’une partie consacrée à la grammaire, elle n’eut pas été superflue pour enseigner que le complément doit toujours concorder à son sujet, et que, en conséquence, cette période de Lamartine ne vaut rien :

Comme on voit en automne un couple solitaire
De cygnes amoureux,
Partir, en s’embrassant, du nid qui les rassemble,
Et vers les doux climats qu’ils vont chercher ensemble,
S’envoler deux à deux.

Un couple qui s’envole deux à deux ! Voilà qui est plus curieux que l’abat-jour vert des académiciens et les charognes de M. Baudelaire, auquel on pardonnerait son cynisme, s’il avait été sincère, mais ce n’était évidemment que le fruit d’un système destiné à étonner la conscience publique. M. Veuillot a dit quelque part : « j’écris pour faire écumer les gens. » Baudelaire écrivait lui, pour « épater le bourgeois », système qui le conduisit à la police correctionnelle, comme plusieurs autres de ses onctueux confrères.

Le reproche qu’on peut adresser aux grands poëtes de notre temps, c’est d’avoir cherché à nourrir leur gloire individuelle, plutôt qu’à être utile à la masse des auteurs, malgré mille protestations de libéralisme ; ce reproche, pourtant, tombe plutôt sur l’Académie française que sur des personnages isolés, parce que l’Académie, qui jouit aujourd’hui, par legs, de cinquante mille francs de rente environ, est bien plus à même de faire des libéralités, puisque nous donnons plus volontiers un argent qui ne nous appartient pas. Mais une certaine atmosphère de moisissure empêche les Immortels de marcher ; comme Tithon, ils sont ankylosés, et ne peuvent ou ne veulent faire de démarches auprès d’un Moreau, d’un Murger, d’un Gérard de Nerval, poursuivis à outrance par la maladie, la faim ou le suicide. Le temps n’est pas loin, où le droit de visite, aboli par égard pour la dignité humaine, ne viendra plus empêcher un homme ni pauvre et fier d’attendre un suffrage qui le sauverait. Et on peut même prédire à coup sûr que, pour neutraliser toute influence et tout parti pris, comme les sommes distribuées par l’Académie sont devenues très importantes, il y aura, sur les réclamations de quelque candidat évincé, un comité de contrôle, institué au ministère de l’Instruction publique, comité qui examinera les observations des réclamants. Il est nécessaire qu’il en soit ainsi. Lorsque Boulay-Paty fut couronné par l’Académie française pour son beau poëme sur l’Arc de Triomphe, le ministre de l’Instruction publique, M. de Salvandy, doubla spontanément le montant du prix, imposant ainsi sa noble volonté à l’Institut. Pourquoi donc, dans un cas inverse, c’est-à-dire quand un candidat moins méritant serait préféré à un écrivain de talent, le ministre ne casserait-il pas la décision du cénacle académique ? Ce ne serait que justice.

Pour moi, la plus grande injustice qu’il y ait à reprocher au rapport de M. Théophile Gautier, c’est que l’auteur de Mademoiselle de Maupin ne paraît même pas se douter qu’il y ait en France une province. Après avoir rappelé à notre admiration les titres incontestables de Victor Hugo, de Lamartine, de Barbier, de Méry et de tant d’autres, il passe à son école particulière où il englobe bon gré mal gré Leconte de Lisle, qui,

Célébrant tous les dieux que la Grèce invoqua,
Écrit Héré sans H, et Chiron par un K.

Sans doute, parmi les nombreux débutants dont M. Gautier encourage ainsi les efforts, il y a des jeunes gens de mérite, mais dans les quatre-vingt-huit départements qui entourent le département de la Seine, n’y a-t-il pas une poésie véritable, celle du naturisme, qui, s’appuyant exclusivement sur le cœur et sur la nature, relègue dans les Musées tout le bric-à-brac de M. Gautier, les dieux à panse énorme, les lames de Tolède, la tortue qui soutient le monde, le serpent adicéchen, les vases japonais, les charognes empaillées, les squelettes brandillant au gré du zéphyre, enfin tout l’arsenal romantique dont personne ne veut plus aujourd’hui.

Il n’est pas difficile d’acheter, chez M. Didot, le Dictionnaire mythologique de Jacobi, ni chez Duprat le Dictionnaire sanscrit de Burnouf et Leupol, de s’enfermer chez soi, loin du tumulte de la vie, pour copier péniblement tous les noms barbares qui remplissent les pages, on les aligne en douze pieds, et le tour est fait. Également facile est la haute poésie métaphysique, basculant sur une antithèse, au risque de couler à fond l’écrivain qui l’emploie, si l’équilibre vient à manquer. Vous creusez un puits de l’Inde avec une mer vague qui gargouille au fond ; vous collez un moucheron sur le bord du puits, en prenant garde qu’il ne disparaisse avant d’émettre ses idées, peu connues, du reste, par l’infini de la création. Puis vous partez de là : « infini de la nature ! petitesse de l’être créé ! néant ! existence ! abîme ! vitalité ! » et le moucheron s’endort pendant que vous lui chantez cet hymne à la création.

Laissons cependant un peu l’infini, et Kamadéva, et même les 70 mille pépins de citrouille qui furent l’occasion de la naissance du Gange, écoutons la poésie de province nous parler, et voyons si elle n’a pas de ces accents suaves qui enchantent l’âme, bien autrement que le fouillis moyen âge de M. Théophile Gautier ne satisfait l’esprit.

Je demanderai d’abord au brillant auteur des « Émaux et Camées » pourquoi, imitant la froideur et le dédain de M. Vapereau, il oublie, dans sa nomenclature de la poésie moderne, Hippolyte Violeau, le charmant poëte breton, qui a écrit des pages si pures, dignes d’être appréciées par M. Théophile Gautier, puisqu’il accuse l’homme aux charognes, Baudelaire, d’avoir manqué de candeur et d’ingénuité.

Relisons ensemble, chers lecteurs, la Mère et la Nourrice, de Violeau, qui a ému le cœur de toutes les mères, et nous dirons de concert que si les faïenciers de M. Gautier ont bien de la finesse dans le dessin et beaucoup d’éclat dans le coloris, ils n’atteignent pas le degré d’émotion qui caractérise les strophes si simples du poëte breton.

Adieu de la Nourrice.

Voici l’heure ! au seuil de ma porte
S’arrête l’âne du meunier ;
À ta mère, dans son panier,
Pauvre ange, il faut qu’on te rapporte.
Hélas ! tes frères affligés,
Autour de ton berceau rangés,
Pleurent et ne peuvent comprendre
Pourquoi celle qui m’a donné
Ton petit enfant nouveau-né,
Veut aujourd’hui me le reprendre.

Va cependant, va, mon chéri,
Puisque ta mère te réclame,
Va réjouir une autre femme
Dont le sein ne t’a point nourri.

Devant le fagot de bruyère
Où je réchauffais tes pieds nus,
Avec toi je ne viendrai plus
M’asseoir au foyer, sur la pierre.
Ta mère prendra soin de toi ;
Mais saura-t-elle comme moi
D’eau bénite asperger tes langes,
Et renouveler chaque soir
Le petit morceau de pain noir
Qui préserve des mauvais anges ?

Tu me regretteras sans doute,
Et lorsqu’aux champs tu reviendras,
Peut être tu reconnaîtras
Ma chaumière au bord de la route,
Si tu pouvais te souvenir !..
Tiens, regarde bien le menhir
Et la croix où l’oiseau se pose ;
Vois, mon amour, regarde encor ;
Là des genêts aux grappes d’or,
Ici des champs de trèfle rose,

Mais ta mère craint ma tendresse,
Ah ! tu ne reviendras jamais !
En disant combien je t’aimais,
Elle accuserait sa faiblesse,
On ne voit point l’oiseau léger
Laisser aux soins d’un étranger
Son nid éclos dans la charmille ;
En vain tout refleurit aux champs,
Parmi les trésors du printemps
Il ne veut rien que sa famille.

Mes larmes seraient trop amères
Si je n’espérais plus te voir ;
À ta porte j’irai m’asseoir
Un jour, avec tes petits frères,
Devant nous tu devras passer,
Et tu voudras nous embrasser ;
Retourner avec nous peut-être…
Ô mon Dieu ! qu’il en soit ainsi !
Oui, j’irai bientôt… mais aussi
Si tu n’allais pas nous connaître !

Adieu, qu’un ange t’accompagne
Et te garde dans le chemin !
Adieu ! tu chercheras demain
Ta pauvre mère de Bretagne.
Pourquoi n’es-tu pas mon enfant ?

Ici, le bon Dieu nous défend
D’éloigner les fils qu’il nous donne ;
Pour eux il nous dit de souffrir ;
Aussi nous aimons mieux mourir
Que de les céder à personne.

Va cependant, va, mon chéri,
Puisque ta mère te réclame,
Va réjouir une autre femme
Dont le sein ne t’a point nourri.

Restons dans ces données du sentiment maternel et filial, en citant les strophes du poëte Léontie, qui n’est pas seulement un sincère ami de la Muse, mais qui a aussi bien mérité de l’érudition, en recueillant les Chants populaires de la Flandre, et en composant un recueil volumineux qui sera bientôt soumis aux suffrages des mille partisans de cette nouvelle branche de la poésie :


Souvenir filial.

Est-il vrai ? jusqu’à toi ma voix s’est fait entendre ?
Pour ton chant plein d’espoir, ô poëte merci !
Mon intime douleur tu devais la comprendre,
Car ta mère était morte, et tu l’aimais aussi.

Avant l’heure funèbre où s’éteint l’espérance
De ton plus cher trésor le ciel l’a dépouillé,
Et moi, je garde au cœur paisible en apparence,
Un nom, saint entre tous, que les pleurs ont mouillé.

Au monde insouciant cachons bien nos alarmes,
Mais, puisque tu l’as dit, nos deux âmes sont sœurs ;
Un instant devant Dieu, laissons couler nos larmes,
À pleurer ceux qu’on aime il est quelques douceurs.

Tu ne la connus point ma bonne et sainte mère,
Ce vénérable front de blancheur couronné ?
Elle m’avait voué ses jours, sa vie entière,
Hélas ! elle mourut pour m’avoir trop donné…

Quand Dieu me la reprit, mon âme eut le vertige ;
Longtemps, humble jouet de troubles décevants,
Je crus rêver ; — depuis, comme une herbe sans tige
Je subis ma douleur et roule à tous les vents !

En vain, la poésie ou la science austère
M’appelant aux hauteurs ou la Foi s’exila,
Me dit : « Détache un peu tes regards de la terre »
Moi, je fixe sa tombe et je dis : « Elle est là !.. »

Je vais baiser le seuil de la chambre déserte,
Où nul depuis sa mort n’a voulu pénétrer,
Et, serrant de mes mains, ma plaie encore ouverte,
Ainsi qu’un pauvre enfant, je me mets à pleurer…

Mais à quoi bon des pleurs ? il faut lutter et vivre ;
Le cœur toujours rempli d’amertume ou de fiel,
L’homme doit s’avancer vers le but qui délivre ;
Le bonheur est un fruit qu’on ne goûte qu’au ciel.

Si j’écrivais une anthologie française, je glanerais dans les recueils de MM. Louis Goujon, de Châlons, de l’abbé Fayet, de Mlle Bourotte, de M. Monavon, de Grenoble, et de bien d’autres encore. Mais l’espace me manque, et je me contente de remarquer que ce qui fait l’antithèse insoluble, nécessaire, avec la poésie de Paris, c’est le sentiment moral opposé au scepticisme ou à l’indifférence artistique de celle-ci. Écoutez M. Francisque Tronel, qui se permet tout-à-coup d’apostropher Goethe, le disciple de Voltaire, à propos de Werther. Où a-t-il puisé cette audace de se prendre corps à corps avec un géant ? Dans le sentiment moral, plus fort encore que le sentiment de l’art, et le vrai régulateur des sociétés.


Après une lecture de Werther.

Gœthe, quel noir levain soulevait ta pensée,
Quand, sans craindre qu’un jour t’étreignît le remords,
Ton génie enfantait la fatale odyssée
Où Werther s’abandonne aux baisers de la mort.

L’espérance, avant toi, salutaire rosée,
Tombait sur l’âme ardente et calmait son transport,
Mais ta muse en a fait une affreuse risée,
Et grâce à toi, l’on pose en victime du sort.

La Germanie a vu, sous ses antiques dômes,
Des blasés de vingt ans, cadavéreux fantômes,
Du foyer paternel ensanglanter le seuil.

Ah ! si ton livre est lu dans soixante idiomes,
Si la gloire a pour toi consumé ses arômes,
Que de mères en pleurs te reprochent leur deuil !

Pour choisir dans une autre gamme, comme dit M. Théophile Gautier lui-même, dont le rapport n’est peut-être qu’un amalgame, je transcrirai encore ici l’excellente poésie de M. Petit-Senn, poëte suisse, qui a attrapé à la fois la rondeur de Marot, et la finesse et le coloris de La Fontaine dans les Trois verres de vin, amusante composition où rien ne manque, ni le dessin précis des figures, ni la passion insensée qui trouble l’esprit, ni la moralité finale adressée narquoisement à la jeunesse.


Les trois verres de vin.

Dans un joyeux festin dont j’ai triste mémoire,
À côté d’Isabeau le sort m’avait placé ;
Yeux louches, nez camus, bouche immense, et peau noire,
Voilà dans un seul vers son visage tracé !

Son humeur répondait à la triste figure
Que bons plats et bons vins pouvaient seuls dérider ;
À table, elle savait remplir outre mesure,
Son assiette, son verre, et surtout les vider.

Par malheur, entre nous était une bouteille
D’un vin vieux, le meilleur qu’ait produit le raisin,
Qui, d’un monstre hideux ferait une telle merveille,
Pour qui le sablerait auprès d’un tel voisin.

Le premier verre bu, jugez de ma surprise,
Les deux yeux d’Isabeau me parurent d’accord,
Son nez se redressa, sa peau devint moins bise,
Et sa bouche sourit moins grande que d’abord.

Je lampe un second verre, et je la vois parée
Des grâces qui sortaient de la dive liqueur,
Puis un troisième hélas ! et mon âme égarée
Sollicita sa main en lui livrant mon cœur.

Elle devint ma femme : Oh ! depuis cette époque,
J’ai pris Bacchus en haine, et la vigne en horreur,
Je ne bois plus de vin, son odeur me suffoque,
Et l’aspect d’un flacon me remplit de terreur !

La vérité n’est pas dans le jus de la treille,
Et si les Grecs, jadis, la cherchaient dans un puits
Morbleu ! je le sais trop, au fond d’une bouteille,
Elle est encore moins, comme j’ai vu depuis.

Pour choisir une femme, il faut un œil sévère,
Il faut à la raison allumer son flambeau,
Car si, pour sa lunette on veut prendre son verre,
On risque ainsi que moi d’épouser Isabeau.


Parmi les poëtes que nous venons de nommer, il en est plusieurs qui n’ont pas attendu les suffrages de la presse parisienne pour percer jusqu’ici ; d’autres ont été moins heureux, et c’est de l’un de ceux-là que, comme je l’ai dit, je veux m’occuper.

Mme Burguerie appartient à cette classe de poëtes méconnus, pour lesquels il est temps que justice se fasse. Douée d’une timidité extrême, elle imprima à peine de son vivant une dizaine de morceaux, mais elle composait avec une grande activité, et initiait ses amis aux diverses productions de sa plume. Je ne m’étendrai pas sur sa vie privée, qui n’offre aucun incident remarquable, et qui, par conséquent, n’eut pas d’influence sur sa poésie.

Mme Colback-Burguerie naquit à Rennes, en 1797. Par son père, elle descendait d’une famille noble, par sa mère, elle était parente de Ginguené et elle regardait cette descendance comme un engagement contracté envers la vie littéraire. Son éducation fut très-libérale, et mélangée de sentiments de nature et de sentiments de civilisation. Pendant que Mme Burguerie apprenait l’italien, l’espagnol, la musique, elle contractait des goûts archéologiques bien rares chez une femme, en se promenant dans la vieille ville de Rennes, où l’hôtel de la corne de Cerf, était alors dans toute sa splendeur. Rennes ne formait qu’un fouillis inextricable de vieilles rues tortueuses, de clochers édentés, de tavernes enfumées où la jeunesse bretonne s’exerçait à l’éloquence, en offrant au dieu Bacchus des libations qui n’avaient rien de mesquin. C’est ainsi que Mme Burguerie prit un goût très-vif pour les cités d’autrefois, et nous l’avons connue à Paris, admirant Notre-Dame, Saint-Germain-l’Auxerrois et les tourelles du pays latin.

Par les soins de son père, elle recevait une éducation littéraire très complète. Tous les soirs, après le dîner, on la faisait descendre dans la bibliothèque, et là, son père lui ouvrait l’esprit par des conversations ingénieuses, qui, dépourvues de tout pédantisme, n’en portaient que plus de fruit. Voici quelques vers composés à quatorze ans par Mme Burguerie. Ils montreront qu’elle avait déjà le sentiment du rhythme et qu’elle était destinée à écrire :

Arbres majestueux, dont le superbe ombrage
Au gré du doux zéphir, s’inclinait mollement,
Vous, de ce beau vallon, de ce beau paysage
 Le plus bel ornement !

Quoi, vous êtes tombés ? Ah ! quelle main hardie
Osa plus, que jadis les autans furieux ?
Qui put voir, sans frémir, couché sur la prairie
Ce qui fut dans les cieux ?

Mes yeux cherchent en vain votre cime élevée,
Peupliers enchanteurs dont les rameaux naissants
Venaient, lorsque Zéphir succédait à Borée,
M’annoncer le printemps.

Si parfois quelque ami, dans mon modeste asile,
Blâmait la solitude et vantait les plaisirs,
« Ah ! disais-je, la paix de ce séjour tranquille
Suffit à mes désirs. »

Trop heureux, mille fois ! celui dont la sagesse
Fuit tout attachement qui domine et séduit ;
Ces beaux arbres, hélas ! possédaient ma tendresse,
Un cruel les détruit !

Ah ! que sur toi le ciel épuise sa colère
Ô mortel inhumain, vil esprit destructeur !
Que ta main sacrilège en ta froide carrière
Ne cueille pas de fleur.

Dans le climat brûlant où s’élevait Carthage,
Puisses-tu, du soleil, ressentant tous les feux,
Appelant à grands cris la fraîcheur et l’ombrage,
Former d’impuissants vœux !

Je me hâterai d’en finir avec la vie privée de Mme  Burguerie, en disant qu’elle épousa de bonne heure un homme capable de la comprendre. Elle habita successivement Paris, Nantes et le Havre, où son mari devint directeur de la comptabilité de la Banque, et la nature sublime qu’elle avait devant les yeux, ne contribua pas médiocrement à donner à sa poésie de la force et de l’élévation. C’est ainsi qu’elle termina peu à peu un recueil de plus de vingt mille vers, recueil inconnu, enfoui dans le mystère de l’existence intime, et qui n’en serait peut-être jamais sorti, si l’amitié n’avait dû trahir une modestie hors de saison. C’est sans doute elle-même que Mme  Burguerie voulait peindre dans ces vers consacrés à la marguerite, mais ils ne résument pas son talent d’une manière exacte :

 Moi, je suis du vallon la fleur humble et petite ;
Celle qu’on foule aux pieds, de l’enfant le trésor ;
Qu’un rayon de soleil fait éclore si vite,
Corolle sans éclat, renfermant un cœur d’or.

Effectivement, Mme  Burguerie ne fut pas seulement une marguerite. Par la variété et l’éclat de son talent, elle ressemblait plutôt à un parterre, où il y avait à la fois des dahlias et des roses, la couleur éblouissante et le suave parfum. Si elle se montre personnelle dans ses poésies sentimentales, elle est douée aussi d’une faculté objective très-prononcée, union qu’on trouve bien rarement chez une femme.

Dans ses poésies sentimentales, Mme  Burguerie nous apparaît comme un poëte qui connaît ce que la vie offre de plus douloureux. La dédicace de son recueil n’est pas longue : « à ceux qui ont souffert, à ceux qui ont aimé, j’adresse ce livre. » Et elle commence à chanter ainsi :

Des sombres jours d’hiver s’efface le ravage,
L’haleine du midi plane sur ce rivage,
Des plus précoces fleurs hâtant la floraison ;
Tout s’anime au contact de cette brise tiède
Qui, telle qu’un éclair est venue, et succède
À la morte saison.

Quelque chose à la fois de suave et de tendre
Jaillit de la nature entière, et vient étendre
Jusqu’en l’âme de l’homme un sympathique émoi ;
Sous le soleil brillant, on voit s’ouvrir la feuille ;
Notre cœur rétrograde, et, tout pensif, effeuille
Le passé, malgré soi.

Dans le lilas fleuri, la gentille fauvette
Chante ; et de ces accents si doux qu’elle répète
Accompagne de l’âme un chant intérieur ;
Un de ces vagues chants, qui, de notre pensée,
Aux lèvres ne vient pas… et qui l’avait bercée
Dans un âge meilleur.

D’autre fois elle se montre abattue par le deuil de la nature ; il semble que celle-ci, en cédant à l’hiver, ait enlevé toute énergie au poëte qui la contemple :

Les bois ont perdu leur feuillage,
L’aquilon gémit tristement ;
L’oiseau déserte le bocage
Et tout parle d’isolement.
Oh ! que vous pesez sur mon âme,
Jours froids et sombres de l’hiver !
Viens, doux printemps, mon cœur réclame
Tes parfums et ton manteau vert.
Ici, comme une chrysalide
Qui voudrait rompre sa prison,
Se débat mon esprit, avide
D’un plus consolant horizon.

C’est la manière de Mme  Burguerie de regarder la nature pour y puiser des impressions ou pour lui communiquer les siennes. En voyant les oiseaux de mer franchir l’azur immense ; en suivant de l’œil cet Océan toujours agité, qui se berce dans l’infini ; en tressaillant à chaque grondement de la foudre qui traversait les cieux, Mme  Burguerie identifiait son âme avec le monde extérieur, et s’habituait à représenter ses pensées sous forme de paysage :

 L’horizon est bordé d’une ceinture grise,
La mouette, en criant, vole et rase les flots ;
Sur la falaise nue où soupirait la brise
Tout est morne, aucun bruit n’éveille les échos.

Que l’on ne croie pas cependant que la mélancolie vint l’envahir constamment. Dès que la nature souriait, elle reprenait courage :

 Un seul rayon du beau soleil d’automne
Fait resplendir le front chauve des bois.

C’est ainsi qu’elle parlait, et, rendue à la poésie, elle écrivait des pièces de sentiment où règne encore la mélancolie, mais dont le charme est indéfinissable.

Le chef-d’œuvre de Mme  Burguerie, en ce genre, est le Souvenir d’enfance, que nous citerons en entier, malgré quelques légères imperfections. L’auteur, arrêtée par la mort, n’a pas eu le temps de les faire disparaître, et nous ne nous croyons pas le droit de modifier des vers auxquels nous ôterions, peut-être, leur grâce touchante, en leur donnant un peu plus de correction.

 Sentiers ombreux, que ma joyeuse enfance
D’un pied léger parcourut tant de fois ;
Sentiers fleuris où mon adolescence
D’un vague oracle interrogeait la voix ;
Bois parfumé, votre tremblante ogive
Couvrait alors un front insouciant ;
Et de l’espoir la douceur fugitive
Sur moi versait son présage riant !
Rien n’est changé dans ce séjour champêtre :
Là, les coteaux, les genêts toujours verts,
Le serpolet, et, plus loin, le vieux hêtre
Brave toujours les glaces des hivers.
Voici le frêne envahi par la mousse,
M’offrant encor un siège tortueux ;
Près du vallon, plein d’une herbe si douce,
Le châtaignier du chemin montueux.
Site charmant, où mon regard retrouve
À chaque pas quelque cher souvenir,
Tu viens mêler à tout ce que j’éprouve,
Un vif regret que je ne puis bannir.
Ah ! sur ta grâce en vain erre ma vue,
Site enchanteur, feras-tu revenir
Mes jeunes ans, et ma gaieté perdue
Que je croyais ne voir jamais finir ?
Ici, partout ma pensée attendrie
Met près de moi les êtres que j’aimais !
Ceux dont les yeux, dont la voix si chérie
Ne vibre plus, sont fermés pour jamais.

Toi, qui créas cette grâce charmante
Dont la nature est parée au printemps,
En nous faisant le don d’une âme aimante
À son bonheur tu n’as donné qu’un teins !
Et, moins heureux que ce frais paysage
Qui dort l’hiver, pour renaître aussi beau,
Nous n’avançons, dans notre court passage,
Que vers un but sinistre… le tombeau.
Ô fleurs des champs ! fragiles paquerettes
Que j’appelais mes sœurs, et dont souvent
J’interrogeais de mes mains indiscrètes
La fine feuille en la jetant au vent,
Mes douces fleurs, je suis moins orgueilleuse ;
Un petit fil, de votre nom, a lui
Dans mes cheveux[1]… et me rend sérieuse,
Je ne suis plus votre sœur aujourd’hui !
Je vous revois, mais d’un mystique oracle
Je ne viens pas redemander l’arrêt ;
L’amour sincère est trop rare miracle,
Et l’amitié trop vite disparaît.
Sur le gazon votre blanche auréole
Me plaît toujours ; ma main vous cueillera
En souvenir du printemps qui s’envole
Et de tous ceux que rien ne me rendra !
Croissez, croissez, fleurissez, chaque année,
Parez ce val qui de mes jeunes ans,
Vit rayonner la phase fortunée,
Et qui doit voir un jour mes pas pesants.
Adieu ! — L’enfant viendra jouer encore
Sur votre mousse… et les adolescents,
Lorsque le jour fuit et se décolore,
Vous mêleront à leurs rêves naissants :

C’est le destin ! l’un naît, quand l’autre tombe,
Plein d’allégresse, ignorant nos douleurs,
Et le buisson qui recouvre une tombe,
N’est pour l’enfant qu’une touffe de fleurs !

En 1846, Mme  Burguerie, qui se trouvait alors à Rennes, eut, malgré son goût pour la vie retirée, une querelle assez vive avec des dames de province qui lui contestaient la faculté poétique. La discussion s’échauffa. On railla l’auteur du Souvenir d’enfance, qui tomba d’abord dans une sorte de marasme, en se demandant avec naïveté si les quinze mille vers qu’elle avait déjà écrits n’étaient qu’un déplorable fatras. Soudain elle se relève, elle prend une décision : « C’est aux maîtres de la littérature que je m’adresserai, dit-elle, et leur témoignage sera souverain pour moi : S’ils me condamnent, je jetterai mes vers au feu et je briserai ma plume. »

Elle envoya donc ses poésies à Victor Hugo, à Lamartine, à Alfred de Musset. Avec quelle anxiété elle attendit la réponse ! Le facteur n’arrivait pas, la lettre désirée n’apparaissait point, et les belles dames sans esprit triomphaient du pauvre poëte.

Un jour pourtant on apporte une missive. À l’écriture hardie tracée sur l’enveloppe, on reconnaît la fougue impétueuse du génie. La lettre était de Victor Hugo. Voici ce qu’elle contenait :

« Les vers ressemblent à l’âme dont ils sortent et dont ils sont le rayonnement.
« Votre âme doit-être bien belle, Madame.
« Je mets tous mes hommages à vos pieds. »

Victor Hugo.

Le lendemain arrive une lettre de M. de Lamartine ; le surlendemain une lettre d’Alfred de Musset, toutes deux pleines d’un sympathique encouragement. Nous les citerons de même, pour montrer que Mme  Burguerie avait raison de frapper si haut :

« M. de Lamartine a lu avec attendrissement et reconnaissance la lettre affectueuse de Mme  Edmée Burguerie et les vers touchants qui l’accompagnent. La poésie le récompense bien généreusement de son premier culte en inspirant de si tendres accents aux cœurs dans lesquels il a été assez heureux pour éveiller une émotion, une sympathie ou un enthousiasme. M. de Lamartine aurait voulu qu’un moment de loisir lui permit de répondre à Mme  Burguerie dans cette langue des vers qu’elle parle si bien : mais il ne peut que lui exprimer en deux mots tous ses sentiments d’affection et de gratitude. »

« Je remercie les strophes oubliées qui me renvoient après tant d’années un si tendre écho de sympathie.

« De toutes les immortalités que votre affection me prodigue, je ne désire que celle-là : l’immortalité d’un sentiment recueilli, compris et béni par quelques cœurs. »

Lamartine.
Madame,

« J’ai lu avec un vif plaisir les charmants vers que vous avez bien voulu m’adresser. Une marque de simpathie[2], quand elle est sincère est toujours précieuse. Elle l’est doublement quand elle vient d’une personne d’esprit et de talent.

« Agréez, madame, mes compliments et mes remercîments. »

Alfred de Musset.

Voilà donc Mme  Burguerie dûment installée dans sa fonction de poëte, grâce à la consécration qui lui ont donnée des hommes illustres ! Elle commence par rabattre le caquet de ses bonnes amies, en faisant voir les lettres qu’elle a reçues. Pleine de reconnaissance, elle écrit de nouveau à Lamartine, à Hugo, à Musset, mais elle leur écrit dans la langue qu’ils lui ont permis d’employer. Voici une strophe parmi celles qui furent envoyées à l’auteur de Namouna. S’il avait, ce jour là, le cerveau libre, il dut être touché de leur ton simple et vrai.

Mille grâces à vous, dont l’âme grande et bonne
Daigne sourire aux vers du poëte sans nom !
Génie et simple cœur, ah ! c’est bien la couronne
Dont à votre berceau la nature fit don.

La poésie adressée à Victor Hugo est dans un ton lyrique beaucoup plus élevé, car Mme  Burguerie se proportionnait au degré intellectuel de ses protecteurs. L’enthousiasme de la reconnaissance y éclate à chaque ligne ; mais ce n’est pas seulement à l’heure où elle recevait des encouragements légitimes, que Mme  Burguerie songeait au noble poëte qui a écrit les Orientales. Elle fit comme La Fontaine à l’égard de Fouquet ; elle n’abandonna pas un grand homme lorsqu’il fut proscrit. Nous présenterons aux lecteurs une strophe composée après 1848, et dont les deux derniers vers sont remarquables par leur harmonie imitative.

 Là-bas, là-bas, au milieu de la brume
Il est une île où commande l’Anglais ;
Terre d’exil ! où vit et se consume
Un noble cœur, né pour quelque palais.
Que fait-il là ? quel espoir le soulage ?
De quels travaux remplit-il son esprit ?
— Légers oiseaux, vous qui rasez la plage,
Ô goëlands ! parlez-moi du proscrit.

Désormais sûre d’elle même, Mme  Burguerie laissa un libre cours à sa faculté poétique, et c’est alors que le côté objectif de son talent commence à se développer, mais elle excelle toujours dans l’épître badine, maniant le style enjoué avec une grâce charmante, qui rappelle l’attrait de sa conversation. Les vacances adressées à un avocat distingué, mort aujourd’hui, M. Hamon, alors rédacteur en chef du Progrès de Rennes, sont un modèle dans ce genre, la verve y court d’un bout à l’autre et le refrain, tombant toujours juste, décèle un art de composition qui par malheur manque quelquefois aux fantaisies du poëte.

Du barreau quittez la galère ;
Laissez-là cet air magistral
Qui d’un sage vous fait l’égal ;
Air qui, soit dit sans vous déplaire,
(Excusez un aveu sincère)
Me semble trompeur quelque peu…
Au lourd ennui crions : arrière !
Du plaisir ranimons le feu.
La sagesse est en décadence !
Il faut vous tenir prêt à tout :
Écoutez résonner partout ;
« Hurrah ! nous sommes en vacance ! »

Les livres sont abandonnés,
Au plaisir chacun s’évertue,
On part, on vient, on se remue…
Tous ces jeunes fronts couronnés
Portent leur gloire dans la rue ;
— Bien des triomphes y sont nés.
Les frais souvenirs de l’enfance
Ont au cœur un écho bien doux,
Faisons les revivre pour nous…
Hurrah ! nous sommes en vacance.

Que de courses au fond des bois !
Du ruisseau le gentil murmure
A pour basses, sous la verdure,
De folles et joyeuses voix ;
Et l’on emporte la ramure
Du chevreuil réduit aux abois.
Parfois sur l’onde on se balance,
On fait ricocher les cailloux
En répétant dans des chœurs fous,
Hurrah ! nous sommes en vacance.

Les sournois ennemis du bruit
Aux vergers déclarent la guerre ;
Aux rêveurs laissant la fougère,
D’un doigt preste, ils cueillent le fruit,
Et font crier la ménagère
Qui, tout en grondant, les poursuit.
Bah ! c’est un mois de turbulence !
L’an prochain, qui sera debout ?
Le vrai sage jouit de tout :
Hurrah ! nous sommes en vacance.

Souvent le long d’un vert sentier,
Courbé sous la flexible branche,
Un front près d’un autre se penche…
Oubliant l’univers entier
Pour une marguerite blanche,
Et l’on consulte le sorcier…
À l’heure où sourit l’espérance,
Les oracles des fleurs sont doux ;
Nous les cherchâmes aussi, nous !
Hurrah ! nous sommes en vacance.

Et nous que l’âge rend rêveurs,
Un instant faisons volte-face :
Avant que l’automne s’efface
Glanons quelques tardives fleurs,
Et pour la nature et sa grâce
Reprenons nos jeunes ardeurs.
Pendant l’ère de renaissance
Que nous donne la fin d’août,
Que chacun fasse son va-tout !
Hurrah ! nous sommes en vacance,

Partons, et qui m’aime me suit.
Hurrah donc ! par-dessus nos têtes
Jetons notre bonnet de nuit ;
Allons où le sort nous conduit,

Bravant les sots et les tempêtes,
Employons ce temps qui s’enfuit,
Et que le cœur donne ses fêtes
Dans quelque verdoyant réduit.
Nargue de tout prêcheur qui tance !
S’il lutte, qu’il ait le dessous ;
Pour un mois nous sommes absous,
Hurrah ! nous sommes en vacance !

Parmi les manuscrits de Mme  Burguerie, figurent un grand nombre de contes en vers, le Pied, Fulgence, les Bains de la rue Basse, le Feu, la Jonchée ; des ballades empruntées aux chants populaires de la Bretagne (quelques unes sont d’une dimension considérable et forment de véritables poëmes) ; des satires, ou l’on remarque un singulier talent d’observation. À force de considérer le monde, Mme  Burguerie l’avait trouvé peu satisfaisant. Tous les rêves de la jeunesse étaient partis ; la poésie des premiers jours n’avait plus la même fraîcheur, car les illusions sont femmes, et, comme les femmes, elles perdent leur beauté avec les années. Pour se consoler, Mme  Burguerie défendait éloquemment la poésie dans son épître à M. Tardieu, l’aimable auteur des Roses de Noël et de Mignon :

Un matin que mon cœur était plein de tristesse
Et que mon front pâli penchait découragé,
J’allai de l’amitié chercher avec vitesse,
Ce regard par lequel tout nous semble allégé.
Je dis l’oppression dont j’ai l’âme saisie
En écoutant parler contre la poésie ;
La vanter dans la prose, et blâmer cependant
Le moule poétique, au reflet plus ardent !
Et ce mauvais vouloir, envieuse tendance,
Qui voudrait abolir le rhythme et la cadence ;
Qui, ne ressentant point de transports chaleureux,
Se moque des esprits rêveurs et généreux ;
Dresse partout l’obstacle où le poète échoue,
Et, sitôt abattu, lui jette de la boue.

Il fallait pourtant à l’intelligence pénétrante de Mme  Burguerie une satire plus générale, plus accessible à la foule, qui se soucie fort peu qu’on attaque la poésie ou qu’on la défende. Elle se mit donc à écrire des satires dans lesquelles, sans jamais arriver à la caricature, elle outrait à dessein les vices et les ridicules des hommes. Les amis du poëte s’étonnèrent lorsque cette nouvelle face de son talent se révéla. On se demandait comment la jeune fille qui avait pleuré sur des peupliers abattus, comment la gracieuse personne dont la plume avait laissé échapper des poésies fugitives si ravissantes, savait conduire un pinceau imprégné de si mordantes couleurs et peindre l’humanité comme Sterne ou Swift. C’est dans la Dame Patronesse, que Mme  Burguerie a déployé son talent d’observation. Rien de mieux réussi que le portrait de ces deux vieilles femmes, qui, grelottant dans leurs mantes fanées, oublient les morsures de la bise pour débiter leurs cancans. Nous ne reproduirons que la première partie de cette satire ; dans la seconde, Satan emporte aux enfers l’âme de la dame Patronesse, et la sinistre cavalcade, passant à travers les landes de Bretagne, jette des éclats de rire stridents, qui font frémir le paysan attardé.

Aux portes d’une église, un matin, vers midi,
Deux vieilles s’abordaient, l’air très-fort refroidi
À causer prêtait peu. L’on sortait de la messe,
Messe de Requiem — pour une patronesse
D’œuvres diverses, et, chacun comme toujours,
À ses impressions laissait prendre leur cours.
Nos vieilles, grelottant dans leurs mantes fanées,
À dire leur avis se montraient acharnées,
Comme femmes, sachant un tel sujet à fond.

— Ma chère, disait l’une avec un air profond,
En couchant son index près du nez sur la joue,
Ma chère, en vérité, ceci, je vous l’avoue,
M’est un fait bien connu ; la défunte vraiment,
La digne âme ! a laissé tout par son testament
À l’église, à l’hospice ; enfin en œuvres pies !

— Hé, hé, dit l’autre alors, nous voyons des harpies
Qui pensent racheter ainsi leurs vieux péchés ;
De ces gens, qui pour soi de tendresse touchés,
Croient qu’ils font à prix d’or l’existence future.
Ils n’ont jamais vu qu’eux dans toute la nature ;
Ils ont usé de tout, ils ont tout possédé,
Et s’ils eurent beaucoup, ils ont beaucoup gardé !
Léguer ainsi son bien me semble une manière
D’en disposer encor pour soi ; car la prière
Accordée en retour est bien près d’un marché…
— Oh ! oh ! quel vilain mot. — Tant pis, il est lâché !

— Vous êtes, Mame Hubert, dans une erreur profonde.
Seigneur ! voilà pourtant comme juge le monde !
Dieu béni, je le sais bien moi, rien n’est plus faux,
Dans ce cas-ci, toujours, mais mettre au même taux
Tout le monde aujourd’hui, c’est la grande manie.
Une telle femme est une femme bénie
De qui la voit agir. À l’église d’abord
Elle était assidue… et l’on se faisait fort
De compter sur sa main pour la bourse à la quête.
Pour la communion elle fut toujours prête
À vêtir des enfants dès qu’on le réclamait.
Qui plus promptement qu’elle incessamment formait
L’association de quelque loterie ?
Mettant les plus beaux lots ! jamais, je le parie,
Nul n’a dû se donner, pour placer les billets,
Autant de mouvement ; prenant ses affiquets,
Car pour aller partout il faut se faire belle,
Elle allait, elle allait !… L’esprit le plus rebelle
À la sainte vertu que prêcha le Sauveur
Ouvrait sa bourse alors, vaincu par sa ferveur.
Dieu ! que sa charité fournissait d’éloquence
À sa voix, près du riche ! et sans inconséquence
On ne pouvait près d’elle user de faux-fuyants ;
Les cœurs les plus rétifs devenaient bienveillants.
Ah ! ma chère ! c’était un plaisir de l’entendre !
Elle savait trouver un air si doux… si… tendre !
« Laissez-vous donc aller, — disait-elle, — une fois !
Pour un don au malheur, Dieu vous en fera trois ;
C’est d’un si bon exemple ! et votre moindre offrande
Mise en avant, parfois en attire une grande…
Vous n’avez pas d’argent ? donnez-nous quelque objet
Pour notre loterie ! et sans aucun projet
Certes ! de caresser la vanité suprême
Dont le cœur est fautif quelquefois pour qu’on aime
À suivre des bons cœurs l’exemple édifiant,
Sur l’objet qu’à nos soins chacun va confiant,
Nous attachons toujours le nom du donataire !
Les tièdes sont menés par cela… Sur la terre
Quand le but est si bon, il ne faut aux moyens
Pas beaucoup regarder… nous sommes des chrétiens
Mais de pauvres pécheurs, hélas ! et dans la lice
Où l’amour du bien guide, il est plus d’un supplice. »
Parlez vrai, Mame Hubert, à ces paroles-là,
Resteriez-vous donc raide, ainsi que vous voilà ?
— Hé, hé, Mame Martin, je suis raide et pour cause.
D’abord il fait très-froid ici, voilà la chose,
Et puis, d’une cousine à quelque loin degré
On m’a parlé, je crois ; et moi, bon gré mal gré,
Je ne puis trouver bien qu’on lèse sa famille.
— Laissez donc ! ce sont-là les propos dont fourmille
Un esprit incrédule ! une cousine ? après ?
Pour agir nous avons tous nos motifs secrets ;
Une cousine ! eh bien, voyez la belle affaire.
Elle peut travailler, comme chacun doit faire ;
Avec ça, qu’il est bon d’obliger un parent !
Babillages, ma chère, envie, au demeurant
On croit à ce qu’on voit. — Hé, hé, de l’apparence
Je sais qu’on se contente souvent ; l’ignorance
Profite aux deux côtés… mieux que plus de savoir.
Le dehors vous suffit ? Dans le fond j’aime à voir,
Et ne possède point la foi vaste et robuste
Qui croit à l’homme entier, où mon œil voit un buste
— Ma chère Mame Hubert, c’est un fort vilain lot
Que l’incrédulité ; jamais le dernier mot
Ne me reste, avec vous, et j’y mettrai bon ordre ;
Sur les gens vertueux vous aimez trop à mordre.
— Et soudain toutes deux se tournèrent le dos
D’un air de chats fâchés. — A-t-on vu, quels propos,
Cette madame Hubert devient impertinente ?
Et sa sortie était au moins inconvenante ;
C’est une femme à fuir, elle ne croit à rien !
À l’entendre, vraiment, être femme de bien
Serait fort difficile. — Ah ! que la pauvre vieille,
Disait madame Hubert, montre le bout d’oreille !
La défunte, à l’office, en mante de velours,
Lui parlait quelquefois ; alors, comme toujours,
La voisine d’un pied se trouvait rehaussée ;
N’importe, j’ai bien fait de dire ma pensée,
Hé, hé, je le prétends, la pure charité
Ne se paillette point de tant de vanité.

Avec sa facilité presque universelle, Mme  Burguerie ne pouvait manquer d’aborder le théâtre, qui rapporte à la fois de la gloire et de l’argent. Ç’aurait été un grand triomphe pour elle, si elle avait pu faire représenter un drame. Quel coup de massue pour ses bonnes amies de la ville de Rennes, et pour les calfats de Nantes, qui cesseraient peut-être de railler la poésie, si, une fois devenus millionnaires, ils voulaient bien étudier les éléments de la langue française. Mme  Burguerie écrivit successivement : Thérèsa, opéra-comique dont Adam devait faire la musique : Le Connétable de Bourbon, drame en vers ; le Concert d’amateurs, fantaisie lyrique. Dans l’Enlèvement, qui est un drame lyrique à grand spectacle, on trouve un coloris oriental remarquable mêlé à la mélancolie du nord. Ce drame contient comme le Cid de Corneille, des strophes qui coupent le dialogue. J’en citerai quelques-unes, déclamés par l’héroïne de la pièce, que la passion tourmente, et qui invoque toute la nature, pour lui demander ce que son cœur désire.

INEZ, (seule).

Le soleil est caché derrière la colline,
Un vague et doux parfum pénètre tous les sens ;

Dans l’obscure forêt, des étoiles voisine,
L’amoureux rossignol prélude à ses accents.

Mystique heure du soir, chants, parfums, harmonie
Qui dominez les cieux dans votre accord puissant,
Je vous cherche, et toujours votre grâce infinie
Augmente le fardeau de mon cœur languissant.

Oh ! c’est trop de beauté ! ton charme est trop suave,
Immensité du soir ? L’immensité du cœur
S’accroit à le briser ! et, dévorante lave,
Annule mes efforts sous son courant vainqueur.

De rêves enchantés quand toute l’âme vibre,
Quand le sein est tremblant, l’œil humide de pleurs,
À cet appel divin quand répond chaque fibre,
Pour l’être sans appui, qu’il est d’âpres douleurs !

D’un vif et pur bonheur, d’un bonheur sans mesure
Tout me parle soudain, revêt le sentiment ;
Je voudrais le donner, grand comme la nature,
Je voudrais l’éprouver, ne fût-ce qu’un moment.

Tout me serre le cœur ; verdoyante prairie,
Dans les groupes touffus de tes jeunes ormeaux,
L’oiseau joyeux poursuit sa compagne chérie,
Sous la brise folâtre on voit frémir les eaux.

Du frêne traversant la dentelle élégante,
Un rayon argenté tombe sur le gazon.
Le bois s’est éclairé, cette lueur mourante
Semble un regard du ciel caressant le vallon.

Mais il est des regards contenant plus de flamme,
Beaux, au dessus de tout, comme l’étoile aux cieux ;
Ceux qui, parlant si bien le langage de l’âme,
Disent de tous les mots le plus délicieux.

Mon cœur l’a deviné ! — L’existence glacée
Qui fait tous mes instants vides et désolés,
Est-elle en harmonie avec cette pensée
Chantant un lai divin à tous mes sens troublés ?

Hélas, qu’avez-vous tait, qu’avez-vous fait, ma mère,
Quand vous me caressiez, enfant, sur vos genoux ?
Puisque l’affection n’était qu’une chimère
Pourquoi me donner soif de son charme si doux ?

Ô destin, qu’à mon cœur tu montres d’ironie
En m’offrant, pour ami, ce vallon si désert ?
Mais peut-être il vaut mieux que la sèche atonie
D’un monde indifférent ou sottement disert.

Mobiles orangers, quand, assise à votre ombre,
J’arrange les trésors de ce gazon en fleurs,
Laissez, laissez tomber sur mon visage sombre
Votre neige odorante et parfumez mes pleurs.

Peut-être sa fraîcheur apaisera la fièvre
Qui sous ma tempe bat, qui soulève mon sein
J’arrêterai sur vous mes regards et ma lèvre,
De vos arômes purs j’aspirerai l’essaim.

Mais ce n’est point assez ! ce qu’on veut quand on aime
C’est la conviction qu’on n’aime pas en vain ;
Ô nature muette, à ta grâce suprême
Dieu n’a point accordé cet écho tout divin.

Je trouve une analogie singulière entre cet élan passionné de l’héroïne d’un drame inconnu, et une poésie énergique, due à M. Adolphe Paban, jeune poëte d’un grand talent, dont j’ai déjà prononcé le nom au début de cette brochure. Le lecteur remarquera sans peine que chez M. Paban la langue est plus forte et plus savante : C’est l’étude des chefs-d’œuvres de la littérature antique qui donne la raison de cette supériorité :

Si Je pouvais ravir un peu de cette flamme
Que l’Être créateur mit au sein du grand tout,
Ou d’un rayon divin, détaché de mon âme,
Animer l’idéal qui me poursuit partout !

Lorsque sous les forêts, dont la cime palpite
Comme le cœur de l’homme en son émotion,
En face du désert, où la pensée habite,
Je retrempe ma vie à la création ;

Je ne sais quels désirs, nés de ces harmonies
Que tout être module aux clartés du grand jour,
Me pénétrant bientôt de langueurs infinies,
Font couler dans mon sang des effluves d’amour.

Ce sont des mots humains que le zéphir amène,
Des soupirs émanés d’un cœur aérien ;
Sous les taillis émus une ombre se promène
Dont je surprends le souffle et dont je ne vois rien.

Les sources, en glissant sous le roseau qui tremble,
Les étangs couronnés d’iris et de glaïeul.
Et les oiseaux chanteurs et le chêne et le tremble,
Ne murmurent qu’un hymne, hélas ! et je suis seul.

Je suis seul, et dans moi se creuse un si grand vide,
Le monde extérieur me sollicite tant,
Que je voudrais pouvoir, de voluptés avide,
Absorber l’univers dans mon sein palpitant.

Oh ! si je possédais la puissance féconde
Qui tirant de la nuit les jours originels,
Dégageant du chaos l’âme vive du monde,
Fit tressaillir d’un mot les germes éternels,

Me levant comme un Dieu, d’une bouche ravie
Je convierais le ciel à mon sublime émoi,
Et je prononcerais la parole de vie
Sur la forme sans nom qui flotte autour de moi.

Je mettrais dans son sein l’encens chaste des roses,
La pureté des lacs dans ses yeux de lapis,
La chanson de la brise entre ses lèvres roses
Et sur ses cheveux blonds la couleur des épis.

Lui prodiguant à flots les forces engourdies
Qu’enchaîne au fond de nous un pouvoir surhumain,
Comme tous les parfums, toutes les mélodies
Embelliraient cet être échappé de ma main !

Alors le calme saint que Dieu seul envisage
Descendrait pour toujours dans mon cœur délivré,
Et, m’admirant moi-même au fond de mon ouvrage,
Je me reposerais après avoir créé.

Mme  Burguerie n’avait pu réussir à utiliser ses drames, ce qui se comprend de reste, puisqu’elle vivait en province. Dans un accès de mauvaise humeur, elle tourna le dos à Melpomène et écrivit Jeunes et Vieux, comédie en trois actes et en vers. Le directeur de l’Odéon refusa cette pièce sous prétexte qu’elle ressemblait à Philiberte. En réalité Mme  Burguerie n’avait jamais lu Philiberte, et sa comédie, conçue dans l’ancien genre classique, avec une soubrette spirituelle pour pivot, est pleine d’entrain et de gaieté.

Mme  Burguerie employa peu la prose. Elle regardait cette forme de la pensée comme très-inférieure à la poésie, tout en admirant Chateaubriand et Bernardin de Saint-Pierre. Je ne trouve dans ses manuscrits qu’un drame en prose, l’Héritage, non terminé, et une nouvelle : L’Écolier de Saint-Pol de Léon. Le sujet de cette dernière est original. Il y est question d’un personnage mystérieux qui, sous prétexte de finir ses études dans un collège de Bretagne, avait, la nuit, des entrevues secrètes avec des inconnus. Des correspondances lui étaient apportés par eux. Ce personnage était ordinairement assez mal vêtu, mais une indiscrétion fit découvrir que ses malles étaient remplies de vêtement du dernier choix. Cette histoire qui est très-réelle, se passait avant 1830. Or, comme à cette époque, la branche cadette conspirait contre la branche aînée, l’inconnu fut regardé comme un agent de la famille d’Orléans, et un beau jour des gendarmes vinrent l’enlever du collège. Son intelligence hors ligne, et ses grandes connaissances dans l’histoire des mathématiques ont fait supposer que cet agent secret n’était autre que le trop fameux Libri.

Nous avons dit que Mme  Burguerie avait étudié la musique. Elle possédait une fort jolie voix et composait un peu ; elle a mis en musique quelques chansons de Béranger.

Son caractère était affable et généreux. Douée d’un haut sentiment d’élégance, elle sut, quand des revers de fortune vinrent l’atteindre, décorer avec goût sa retraite de la rue de la Fontaine, où une modeste bibliothèque indiquait la femme lettrée, sinon la femme de lettres.

Les tendances intellectuelles de Mme  Burguerie étaient larges et éclairées. Amie du progrès, elle avait un esprit de cosmopolitisme qui lui faisait admettre les chefs-d’œuvre littéraires de tous les pays avec une égale prédilection. Byron, Hugo, Lamartine, Sterne, Cervantès, étaient ses auteurs favoris. Elle n’aimait pas l’histoire. « La réalité me répugne, disait-elle, laissez-moi lire des romans. » et elle en lisait beaucoup, revenant toujours à Paul Féval, qui a tracé, dans Bouche de fer une peinture attrayante de la ville de Rennes, sous la Restauration. Mme  Burguerie était fanatique de sa terre natale : C’était vers la Bretagne que son cœur se portait le plus volontiers ; elle dépeignait, avec un grand sentiment de réalité, les landes immenses où la lune jette sa lueur maladive sur les ajoncs sauvages, les roches grimaçantes que l’Océan furieux assiège sans les miner : puis, s’élançant de la nature dans la civilisation, elle décrivait, avec une rare précision, Concarneau, les foires de Bretagne, le clocher du Crezquer, et elle mettait ainsi dans sa conversation la même variété que dans ses ouvrages. Ce qui a manqué à Mme  Burguerie pour être une femme de talent, c’est un but nettement tracé et un style réellement correct. La province ne peut donner cette justesse d’expression, qui correspond à l’impression reçue. Il faut communiquer avec Paris de bonne heure pour apprendre à écrire. On verra peut-être ici une contradiction avec ce que nous avons dit plus haut en faveur de la province, mais ce serait à tort ; ceux qui vivent trop en province s’alourdissent, ceux qui vivent trop à Paris, se gâtent sous le rapport du cœur. C’est par un échange intellectuel entre la province et Paris, que l’idéal littéraire peut être atteint. Des journaux créés à Paris pour les écrivains de la province ont déjà commencé à remplir ce but.

À l’époque où Mme Burguerie composa la plus grande partie de ses vers, il y avait encore un abîme entre Paris et les départements. Ici, dès qu’un provincial envoyait un manuscrit, on lui parlait de Carpentras ou de Brive-la-Gaillarde, puis on mettait ses vers au panier. L’amélioration qui s’est produite vint trop tard ; Mme Burguerie ne put en profiter. N’ayant point appris à se concentrer, elle écrivait trop et jetait au hasard les fleurs de sa fantaisie, sans s’inquiéter si ces fleurs s’attacheraient au sol par quelque racine.

Sous le rapport du cœur elle était complète, et un cercle d’amis distingués en pourraient rendre témoignage. Mentionnons en premier parmi eux M. Lenz, organiste à Saint-Sulpice, qui sait donner à l’harmonium une expression admirable, et dont les belles compositions se publient en ce moment. À côté de lui nommons M. Folgavez, le plus ancien ami de Mme Burguerie à Paris ; le baron de Lamers, auteur de contes arabes d’une couleur piquante ; M. de Thoury, représentant d’une vieille famille Bretonne à laquelle plusieurs des inspirations de notre poëte sont adressées.

Parmi les amis étrangers, c’est-à-dire parmi ceux qui ne purent se trouver au lit de mort, nous n’oublierons pas M. Dousseau, membre de la société d’Études diverses du Havre, ni M. Béziers, professeur de rhétorique au Lycée de la même ville. Ce dernier a fait paraître, outre un recueil de poésies destiné à rester dans le cercle de l’intimité, un très-intéressant volume de prose, intitulé : les Lectures de Mme de Sévigné.

Malgré l’incomparable dévouement de Mme Lenz, qui s’établit jour et nuit auprès de la malade, Mme Burguerie fut enlevée, au mois de mai 1865, par un hydrothorax, et elle laissa ses amis dans la consternation. Son convoi, suivi par sa famille et par quelques intimes, arriva silencieusement au lugubre cimetière d’Ivry. C’est là qu’elle repose. En hiver, la neige viendra couvrir sa tombe, au printemps, les fleurs y répandront leurs arômes, mais de son âme rien n’est perdu, elle a laissé la meilleure partie d’elle-même dans ses poésies, et c’est là que ses amis la retrouveront toujours.


DU MÊME AUTEUR :

Dictionnaire mythologique, traduit de l’allemand de Jacobi. — Paris, Didot, 1846.
Étude sur les variations du polythéisme grec. — Paris, Franck, 1853.
Histoire du polythéisme, 1re livraison. — Paris, Franck, 1854.
La couronne de Saint-Étienne, scènes hongroises, du XVe siècle. — Paris, Krabbe, 1854.
Les rêves du Commandeur. — Paris, Krabbe, 1854.
Adorations, poésies. — Paris, Krabbe, 1855.
Poésies nouvelles. — Paris, Vanier, 1857, couronnées par l’Académie française.
Lettre sur la poésie. — Paris, Vanier, 1857.
Le mouvement intellectuel au XIXe siècle. — Paris, Vanier, 1858.
Poésies mystiques. — Paris, Vanier, 1858, couronnées par l’Académie française.
Béranger à Passy. — Genève, 1858.
Voyage dans la vieille France, de Jodocus Sincerus, traduit du latin. — Paris, Vanier, 1859.
La Lisette de Béranger, avec un beau portrait par Staal. — Paris, Bachelin, 1864.
Notice sur Rodolphe Turecki. — Paris, 1864.
Histoire de la Poésie. — Paris, Dentu, 1864, placée par ordre du maréchal Vaillant, dans les principales bibliothèques de l’Empire.
Orphée aux Enfers, parodie, Paris, 1868.
Mélodies pastorales, cinq livraisons (1856-1868), recueil admis à l’Exposition universelle de 1867, classe de l’Enseignement populaire.
souscripteurs :

Le lieutenant-colonel Staaff ; le marquis de Laincel ; Foucault, professeur de sanscrit ; le docteur Delpech ; Ferdinand de Lanoye ; Pécontal ; Levasseur ; Burgade, bibliothécaire de la ville de Libourne ; Ludovic Lalanne ; Adam Salomon ; Jules Simon ; Alfred Arago ; Madame Loreilhe de Zaigelius ; Édouard Fournier ; Magnabal ; Louis Goujon, homme de lettres ; Thiers, de l’Académie française ; Ernest Lafond, homme de lettres ; Madame la comtesse de Bryas ; le docteur Chanet ; Adolphe Paban, homme de lettres ; l’abbé Fayet ; Nisard, sénateur ; de Longpérier, de l’Institut ; Henri Renard, homme de lettres ; Laurent Pichat ; Patin, de l’Académie française ; le marquis de Lonlay ; Favier, homme de lettres ; Ad. Regnier, de l’Institut ; Edélestand du Méril. ; Chevallier, chef d’institution ; Lebrun, sénateur ; le vicomte de Rougé ; le docteur Piorry ; Paul Juillerat ; Nourrisson, professeur d’Université ; Eug. Pelletan, du Corps législatif ; Ravaisson, inspecteur d’Université ; la marquise de Saffray ; Berlioz ; Dehèque, homme de lettres ; Dollfus, homme de lettres ; Mérimée, sénateur ; Eugène Mathieu ; Ferdinand Denis ; Ambroise Didot ; Brunet de Preslen ; Pauthier ; Rathery ; le colonel Esménard ; Huillard-Bréholles ; Antier ; Amédée Pichot ; Antony Méray, Dupiney de Vorrepierre ; Lafitte, professeur d’astronomie ; Auguste Barbier ; Louis Veuillot ; Alfred Nettement ; Auguste Bernard, homme de lettres ; Michel Chevalier, sénateur ; le baron Larrey ; le vicomte H. de Laborde ; Mourier, vice-recteur de l’Université ; Charles Nisard ; Alfred Maury, de l’Institut ; Émile Augier ; Charles Rabou ; Laverdant homme de lettres ; Octave Feuillet ; Vinet, bibliothécaire de l’École des Beaux-Arts ; Champfleury ; Jacquinet, inspecteur général des Études ; Desbarrolles ; Corbon ; Legouvé ; Jalabert ; Jules Sandrau ; Vapereau ; Rapetti ; Berryer, de l’Académie française ; Émile Barrault ; Ravenel ; Baltard, de l’Institut ; Mignet, de l’Académie française ; Chavée ; Auber, directeur du Conservatoire ; Franck, de l’Institut ; Granier de Cassagnac ; Bourquelot, de l’École des Chartes ; Louis de Loménie ; Camille Flammarion ; de Sainte-Beuve, sénateur ; Goumy, directeur de la Revue de l’Instruction publique ; la Bibliothèque du Sénat ; le général Ambert, sénateur ; l’abbé Pont ; Mademoiselle Adelina Patti ; Crémieux ; le baron Oscar de Watteville ; de Pompéry ; Amédée Achard ; Félicien David ; Caro ; Victor Borie ; de Forgues ; Adolphe Joanne ; le marquis de Chennevières ; Stephen-Liégeard, membre du Corps législatif ; Félix Bouquet, conseiller d’État de l’Empereur de Russie ; Viollet-Leduc, de l’Institut ; Mistral ; Laboulaye, de l’Institut ; le comte Caffarelli ; Demangeat, professeur de droit ; le comte de Carné, de l’Académie française ; Jules Favre ; le baron Henri Blaze ; Béziers, professeur de rhétorique ; Nadar ; Garcin de Tassy, de l’Institut ; Léouzon-le-Duc ; Charles Emmanuel ; le vicomte de Baumefort ; Sax ; Georges Garnier, homme de lettres ; le baron Guerrier de Dumast ; Achille Millien ; Amédée de Roussillac ; Pietri ; Guizot, de l’Académie française ; Édouard Corbière, président de la Chambre de commerce de Morlaix ; Louis d’Étocquigny ; Mademoiselle Nathalie Blanchet ; Saint-René Taillandier, professeur au Collège de France ; Dumas, de l’Institut, sénateur ; Isidore Cahen ; Isaac Hillel ; le comte de Pontmartin ; Ernest Hamel ; Horn ; Madame Guy ; le prince de Broglie ; Lemaire, auteur de la Philosophie de la Liberté ; Robert-Dutertre ; le marquis de Chaumont ; la baronne de Düben ; Trébutien ; Raoult ; Victorien Sardou ; le colonel Lecomte, de Lausanne ; Alexandre Cosnard ; Prosper Delamarre ; Gallet de Kulture ; Germain Delavigne ; Demmin ; Madame Ségalas ; Desnoiresterres ; Gourdon de Genouillac ; Oscar Honoré ; Balard, inspecteur de l’Université ; Charles Fillon ; Léon Guérin ; le Dr Bélouino ; Eug. Loudun ; Waddington, de l’Institut ; Wolowski, de l’Institut ; Mermet ; Paul de Musset ; Marchal de Calvi ; la baronne de Montaran ; Louis Moreau, bibliothécaire à la Mazarine ; Sédillot ; Naudet, de l’Institut ; Rondelet, professeur d’Université ; Eug. Talbot, traducteur de Lucien ; Littré ; Alfred Curtet, de Nantua ; le comte de Vogué ; Francis Wey ; Maquet ; Dupuy de Lôme ; Vincent, de l’Institut ; Regnault, de l’Institut ; Germond de Lavigne ; de Vaucelles, président de l’Union des poëtes ; Autran, de l’Académie française ; Viennet ; le vicomte de la Villemarqué ; Prosper Blanchemain ; Émile Fage, de Tulle ; Louis Martin ; Halévy ; Henri Martin ; G. de la Landelle ; Frédéric Thomas ; Charles Deslys ; Eug. Manuel ; de Goncourt ; Vacquerie ; Boulmier ; Madame Penquer ; le major Pittié ; l’abbé Henri Bellot ; Édouard l’Hôte, vice-président de l’Académie de Dunkerque ; Francisque Sarcey ; Vincent Coat, ouvrier poète, de Morlaix ; Duvelleroi ; la comtesse de Gasparin ; Meyer, inspecteur de l’Instruction primaire ; le docteur Hoefer ; Dallière, bibliothécaire de la Sorbonne ; Moxavon ; Eugène Bazin ; Jules de Gères ; Auguste Chastan ; Fleury, secrétaire de la mairie du Hâvre.

POUR PARAÎTRE PROCHAINEMENT :
La Confession d’un Mystique. Cet ouvrage, d’une dimension très-étendue, est composé à un point de vue objectif, et comprend moins des récits personnels, que le tableau complet de la société au XIXe siècle. L’auteur y met en relief les personnages éminents qu’il a connus, les alchimistes d’Avignon, Lamennais, Béranger, Auguste Comte, le Père de Ravignan, et fait, en racontant la Révolution de Février, l’histoire des doctrines qui la préparèrent, en montrant la liaison de celles-ci avec le mouvement littéraire et social de la Restauration. De nombreux paysages, empruntés soit au Midi, soit au Nord de la France, donnent à ce livre un caractère d’art, sans que, par là, il perde jamais rien sous le rapport de la vérité historique.

  1. Cheveux blancs, appelés Marguerites de cimetière, en Bretagne.
  2. Ce mot est orthographié ainsi dans l’original