Lettre ouverte de Jean Casimir-Perier du 22 février 1905


SUR LA CONSTITUTION



Au directeur du Temps


M. le général Billot et M. le président du Sénat – qui ont, je n’en doute pas, un égal respect pour la Constitution – ne la comprennent pas de même. Leur désaccord s’est révélé vendredi dernier, au Sénat, dans les conditions suivantes :

M. le général Billot. — Et, s’il le fallait, je me rappellerais que, de par la Constitution même que j’ai eu l’honneur de voter, toute espérance ne serait pas encore perdue, alors même que la Chambre des députés aurait voté votre loi ; car le chef de l’État a le pouvoir de provoquer une nouvelle délibération. (Vives réclamations à gauche.)

M. le président. — Monsieur le général Billot, il ne m’est pas possible de vous laisser prononcer ces paroles. Il ne faut pas faire intervenir le chef de l’État dans cette discussion, ni surtout faire appel à lui contre la volonté des Chambres. (Vifs applaudissements à gauche. – Réclamations à droite.)

M. le général Billot. — C’est tout au long dans la Constitution. (Dénégations à gauche.)

Le général Billot s’est borné à invoquer le texte de l’article 7 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, qui dispose que le président de la République peut, par un message motivé, demander aux deux Chambres une nouvelle délibération qui ne peut être refusée. Le président du Sénat estime qu’il n’est pas possible de faire ainsi intervenir le chef de l’État dans une discussion.

Comment les orateurs doivent-ils s’exprimer à l’avenir ? La lecture de la Constitution est-elle désormais interdite aux sénateurs ?

Il est certain que c’est une très mauvaise lecture. Armé du volume sur l’organisation des pouvoirs publics, on aurait le droit de dire à la tribune : « Je regrette que M. le président de la République ait déposé ce projet de loi. » Car c’est, aux termes de la Constitution, le président de la République qui a l’initiative des lois.

Un autre pourrait s’écrier : « La loi a été violée ; pourquoi M. le président de la République ne surveille-t-il pas, n’assure-t-il pas l’exécution des lois ? » Car c’est le président de la République qui en est chargé par l’article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875.

Un orateur s’élève contre l’emploi de la troupe au cours des incidents d’une grève ; il pourrait mettre en cause le président de la République. C’est lui qui dispose de la force armée (article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875).

S’agit-il de politique extérieure ? C’est lui qu’il faut accuser si l’on conteste les avantages ou si l’on dénonce les périls d’un traité, car, de par le texte constitutionnel, c’est lui qui négocie et ratifie les traités.

Mais s’il n’est pas permis de faire intervenir le président de la République en citant la Constitution, qui les sénateurs peuvent-ils faire intervenir ? Les ministres ? J’en doute fort. M. le président du Sénat pourrait très légitimement faire remarquer que la Constitution ne parle guère d’eux et qu’elle ne leur donne aucune attribution, aucun pouvoir. Ils sont responsables, cela est vrai. De ce qu’ils ont fait ? Non. De ce que le président de la République a fait. Voilà le texte constitutionnel. Et je rends cet hommage à M. le président du Sénat, qu’il est – en France du moins – le premier qui ait publiquement signalé cet imbroglio.

Je pourrais m’étendre sur ce sujet, et je le ferai peut-être un jour ; bornons-nous aujourd’hui à examiner comment les espérances du général Billot pouvaient être réalisées et comment il était possible que les Chambres fussent appelées à délibérer une seconde fois sur la loi militaire.

Voilà un texte législatif que deux ministres de la guerre, que deux cabinets ont successivement soutenu et fait adopter.

Est-ce à M. Berteaux, est-ce à M. Rouvier que M. le général Billot pouvait demander de signaler aux Chambres tous les périls que le projet présente, selon lui, et de provoquer eux-mêmes une seconde délibération, dans le dessein de faire définitivement repousser ce qu’ils ont victorieusement défendu ?

Le général Billot s’est cru permis de lire la Constitution, et il a fait appel au chef de l’État. Qu’espère-t-il de lui ?

Le président de la République peut adresser au Parlement un message motivé pour demander une nouvelle délibération, mais le message doit être contresigné par un ministre, et les idées du message ne peuvent être défendues que par le ministère.

Le général Billot a trouvé impossible pour le président du conseil et le ministre de la guerre de se contredire et d’inviter le Sénat à suivre leur exemple en se déjugeant ; il charge le président de la République de le leur demander. Car le président ne peut rien lui-même : il peut valablement mettre sa signature à côté d’une autre si on le lui demande ; mais, sauf sa démission, tout ce qu’il est seul à signer ne constitue qu’un autographe de collection.

Il était donc bien inutile de parler de lui et de le faire intervenir : c’était simplement souligner son impuissance.

Permettez-moi d’ajouter qu’il est tout à fait extraordinaire d’invoquer ici l’exemple du président des États-Unis et de rappeler l’usage heureux que Cleveland a souvent fait du droit de veto. Les ministres ne sont, à Washington, que les interprètes de la pensée du président, et le droit de veto appartient personnellement à celui-ci ; il en use quand un projet de loi a été adopté malgré ses ministres, il en use selon les inspirations de sa conscience et de son patriotisme.

En France, il semble, au premier abord, que la Constitution de 1875 attribue au chef de l’État à peu près tous les pouvoirs que lui donnait la Constitution de 1848. Quelle erreur !

Le président de 1848 était tout-puissant ; le président tel que l’a voulu l’Assemblée nationale est réduit à l’impuissance. Pourquoi ?

L’article 64 de la Constitution de 1848 donnait expressément au président le droit de nommer et de révoquer ses ministres parce qu’il dispensait du contreseing les actes par lesquels le président les nommait ou les révoquait ; depuis 1875, même un décret révoquant un ministre doit être contresigné. Par qui ? C’est ce qui reste à trouver. Si le maréchal de Mac-Mahon a obtenu la démission de Jules Simon, aucun de ses successeurs n’a cru affirmer son autorité en s’exposant à implorer en vain la retraite d’un ministre. Quand les ministres sont les interprètes des volontés de la majorité du Parlement, il est du reste facile d’apercevoir à qui resterait, en cas de conflit entre le président et le cabinet, la victoire finale.

La Constitution de 1848 édictait la responsabilité du président ; les textes actuels proclament l’irresponsabilité du chef de l’État et la responsabilité de ses ministres.

Parmi tous les pouvoirs qui lui semblent attribués, il n’en est qu’un que le président de la République puisse exercer librement et personnellement, c’est : la présidence des solennités nationales.

M. le général Billot — et il n’est pas le seul — a oublié que si la Constitution parle du pouvoir législatif, elle ne prononce pas le nom du pouvoir exécutif, et que toutes les attributions en apparence dévolues au président sont, non ses attributions, mais celles du pouvoir exécutif. Or, le pouvoir exécutif n’est pas le président irresponsable, mais les ministres responsables.

Puisque la Constitution n’est pas comprise de même par deux sénateurs éminents, il est probable que beaucoup de Français ne la comprennent pas du tout, et peut-être n’est-il pas inutile de provoquer les controverses qui peuvent permettre aux citoyens d’un pays libre de se mettre à peu d’accord sur ce qu’elle veut dire.

Agréez, je vous prie, monsieur le directeur, l’expression de mes sentiments dévoués.

Casimir-Perier