Lettre du 1er janvier 1676 (Sévigné)





1676
485. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CHARLES
DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, le premier jour de l’an 1676.
de madame de sévigné.

Nous voilà donc à l’année qui vient, comme disoit M. de Montbazon[1] ; car il n’y a point de naïveté qu’on ne lui fasse dire. Ma très-chère, je vous la souhaite heureuse ; et si vous croyez que l’assurance de la continuation de mon amitié entre dans la composition de ce bonheur, vous pouvez y compter sûrement.

Voilà une lettre de d’Hacqueville, qui vous apprendra l’agréable succès de nos affaires de Provence ; il surpasse de beaucoup mes espérances : vous aurez vu où je me bornois, par les lettres que je reçus il y a peu de jours et que je vous envoyai. Voilà donc cette grande épine hors du pied ; voilà cette caverne de larrons détruite ; voilà l’ombre de M. d’Oppède conjurée ; voilà le crédit de la cabale évanoui, voilà l’insolence terrassée : enfin j’en dirois d’ici à demain. Mais, au nom de Dieu, soyez modestes dans votre victoire : voyez ce que dit le bon d’Hacqueville ; la politique et la générosité vous y obligent. Vous savez ce qu’il vous en coûta pour le syndic d’avoir eu la langue trop longue. Vous verrez aussi comme je trahis son secret pour vous, ma bonne, par le plaisir de vous faire voir le dessous des cartes qu’il a 1676dessein de vous cacher ; mais je ne veux point laisser équivoques dans votre cœur les sentiments que vous devez avoir pour l’ami et la belle-sœur[2] ; car il me paroît qu’ils ont encore fait au delà de ce qu’on m’en écrit, et, pour toute récompense, ils exigent de vous de ne leur faire aucun remerciement. Servez-les donc à leur mode, et jouissez en secret de leur solide et véritable amitié. Gardez-vous bien de lâcher le moindre mot qui puisse faire connoître au bon d’Hacqueville que je vous ai envoyé sa lettre ; vous le connoissez, la rigueur de son exactitude ne comprendroit point cette licence poétique : ainsi, ma bonne, je me livre à vous, et vous conjure de ne me point brouiller avec un si bon et si admirable ami, et à qui nous avons de si grandes obligations. Enfin, ma très-chère, je me mets entre vos mains, et connoissant votre fidélité, je dormirai en repos de ce côté-là ; mais répondez-moi aussi de M. de Grignan ; car ce ne seroit pas une consolation pour moi que de voir courir mon secret par cet endroit.

En voici encore un autre c’est le jour des secrets, comme la journée des souhaits[3]. Votre petit frater est revenu de Rennes ; il m’a rapporté une sotte chanson qui m’a fait rire : elle vous fera voir en vers une partie de ce que je vous disois l’autre jour en prose. Nous avons dans la tête un fort joli mariage, mais il n’est pas cuit : la belle n’a que quinze ans, et l’on veut qu’elle en 1676ait davantage pour penser à la marier. Que dites-vous de l’habile personne dont nous vous parlions la dernière fois, qui ne peut du tout deviner quel jour c’est que le lendemain de la veille de Pâques ? C’est un joli petit bouchon[4] qui nous réjouit fort ;

Cela n’aura vingt ans que dans six ans d’ici[5].

Je voudrois que vous l’eussiez vue les matins manger une beurrée longue comme d’ici à Pâques, et l’après-dînée croquer deux pommes vertes avec du pain bis. Sa naïveté et sa jolie petite figure nous délassent de la guinderie et de l’esprit fichu de Mlle du Plessis.

Mais parlons d’affaires : ne vous a-t-on pas envoyé l’oraison funèbre de M. de Turenne ? M. de Coulanges et le petit cardinal m’ont déjà ruinée en ports de lettres ; mais j’aime bien cette dépense. Il me semble n’avoir jamais rien vu de si beau que cette pièce d’éloquence. On dit que l’abbé Fléchier veut la surpasser, mais je l’en défie ; il pourra nous dépeindre un héros, mais ce ne sera pas M. de Turenne ; et voilà ce que Monsieur de Tulle a fait à mon gré divinement. La peinture de son cœur est un chef-d’œuvre[6], et cette droiture, cette naïveté, cette 1676vérité dont il est pétri, cette solide modestie : enfin tout[7]. Je vous avoue que j’en suis charmée ; et si les critiques ne l’estiment plus depuis qu’elle est imprimée,

Je rends grâces aux Dieux de n’être point Romain[8].

Ne me direz-vous rien des Essais de morale, et du traité de tenter Dieu, et de la ressemblance de l’amour-propre avec la charité ? C’est une belle conversation que celle que l’on fait de deux cents lieues loin. Nous faisons de cela cependant tout ce qu’on en peut faire. Je vous envoie un billet de la jolie abbesse : voyez si elle se joue joliment ; il n’en faut pas davantage pour voir l’agrément de son esprit. Adieu, ma très-aimable et très-chère, je vous recommande tous mes secrets ; je vous embrasse très-tendrement, et suis à vous plus qu’à moi-même.

Je laisse la plume à l’honnête garçon qui est à mon côté droit : il dit que vous aviez trempé votre plume dans du feu en lui écrivant ; il est vrai qu’il n’y a rien de si plaisant.


de charles de sévigné.

Que dis-je, du feu ? c’est dans du fiel et du vinaigre que vous l’avez trempée, cette impertinente plume, qui me dit tant de sottises, sauf correction. Et où avez-vous donc pris, Madame la Comtesse, que je ne fusse pas capable de choisir une amie ? Est-ce parce que je m’étois 1676adonné pendant trois ans à une personne qui n’a pu s’accommoder de ce que je ne parlois pas en public, et que je ne donnois pas la bénédiction au peuple[9] ? Vous avez eu du moins grande raison d’assurer que ma blessure étoit guérie, et que j’étois dégagé de ses fers. Je.suis trop bon catholique pour vouloir rien disputer à l’Église. C’est depuis longtemps qu’il est réglé que le clergé a le pas sur la noblesse. Il m’est tombé depuis peu entre les mains une lettre de cette grande lumière de l’Église : il écrivoit à la personne aimée, et la prioit de répondre à sa tendresse par quelque marque de la sienne. Voici ce qu’il lui disoit : « Ne me refusez point, je vous prie, cette grâce, et songez que vous me rendrez un office singulier. » Cela n’étoit-il pas bien touchant ? J’écrivois encore mieux à Mme de Choisy. Je suis redevenu esclave d’une autre beauté brune dans mon voyage de Rennes. C’est Mme de ***, celle qui prioit Dieu si joliment aux Capucins : vous souvenez-vous comme vous la contrefaisiez ? Elle est devenue bel esprit, et dit les élégies de la comtesse de la Suze[10] en langage breton.

La Divine[11] est à nos côtés depuis neuf heures du matin ; elle nous a déjà conté les plus jolis détails du monde 1676de son mal, et nous a dit qu’elle étoit montée[12] à cheval, pour venir voir ma mère, dès qu’elle a été quitte d’un lavement qu’elle avoit été obligée de prendre, à cause d’une brûlaison insupportable qu’elle avoit à l’endroit par où étoit sorti un flux de ventre qui la tourmentoit depuis hier midi. Bon jour et bon an, ma belle petite sœur ; ne vous moquez plus de moi, ni de mon goût, qui est très-bon. J’en juge par l’amitié très-véritable que j’ai pour M. de Grignan, que j’honore de tout mon cœur.



  1. LETTRE 485 (revue en très-grande partie snr une ancienne copie). — Voyez Tallemant des Réaux, tome IV, p. 471 et suivante.
  2. M. de Pompone et Mme de Vins. (Note de Perrin.)
  3. Il y a ici dans notre copie un mot indéchiffrable qui ressemble fort à scachers ou scachets ; c’est évidemment souhaits qu’il faut lire (avec et pour ait) : la lettre est du jour de l’an. Ce membre de phrase est omis dans la seconde édition de Perrin (1754) ; mais dans sa première (1734), il avait imprimé, à l’exemple des éditeurs de 1726 : « comme la journée des dupes ; » et tous ceux qui sont venus après lui ont reproduit cette insignifiante leçon.
  4. Molière a employé ce mot dans un sens analogue (École des Maris, acte II, scène xiv)
    Hai, hai, mon petit nez, pauvre petit bouchon.
  5. Vers d’un sonnet de Benserade écrit, pour le Roi, représentant en 1656 un esprit follet, dans la XIIe entrée du ballet royal de Psyché :
    Cela n’aura vingt ans que dans deux ans d’ici.
    (Œuvres de Bensserade, Paris, 1697, tome II, p. 161.) — Au lieu de six ans, il y a deux ans dans notre manuscrit, comme dans le vers de Benserade. Un peu plus haut, les éditions de 1726 ont prêt, au lieu de cuit ; et pas quinze ans, pour que quinze ans.
  6. Cette peinture est le sujet de la seconde partie de l’Oraison fitnèbre de Mascaron.
  7. Tel est le texte du manuscrit et des deux éditions de Perrin. Dans les impressions de 1726 la fin de la phrase est toute différente : « …Cette vérité dont il étoit pétri ; enfin ce caractère, comme il dit, également éloigné de la souplesse, de l’orgueil, et du faste de la modestie. » Les derniers mots de cette variante sont tirés de Mascaron : « Aussi éloigné…. du faste de la modestie que de celui de l’orgueil. »
  8. Vers de Corneille dans Horace, acte II, scène iii. Mme de Sévigné l’a cité plusieurs fois.
  9. Voyez la lettre du 27 novembre 1675, p. 249, et celle du 8 avril 1676, p. 399 ; voyez aussi Walckenaer, tome V, p. 361.
  10. « Mme de la Suze, Henriette de Coligny, le dernier reste du sang du grand amiral, qui ne sut régler ni sa vie ni son talent, mais qui avait reçu le don de la poésie. » (M. Cousin, la Société française, tome II, p. 243.) Née en 1618, elle était morte le 10 mars 1673. Elle avait été mariée d’abord à un Écossais, Thomas Hamilton, puis au comte de la Suze, de l’illustre maison des comtes de Champagne. La première édition de ses poésies réunies à part est de 1666. Sans parler des recueils où l’on en avait publié antérieurement, il avait paru, deux ans auparavant, sous le titre de Pièces galantes, des morceaux de prose et de vers d’elle et de Pellisson.
  11. Mlle du Plessis.
  12. Étoit montée est le texte de la Haye ; dans l’édition de Rouen on lit : « elle avoit monté. » Perrin a omis toute l’apostille de Charles de Sévigné.