Lettre du 13 et 14 août 1675 (Sévigné)


430. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Versailles, mardi 13e août, à minuit.

Voici la nouvelle du jour. Le Roi vient de dire que le duc de Zell[1] ayant assiégé Trèves, et le maréchal de Créquy s’étant acheminé pour y aller, ce duc avoit quitté le siège, brûlé son propre camp, passé la rivière sur trois ponts, chargé en flanc et battu le maréchal de Créquy, pris son canon et son bagage, l’infanterie défaite, et la cavalerie dans un désordre effroyable. On ne savoit pas ce qu’étoit devenu le maréchal de Créquy. On croit que les ennemis sont retournés à Trèves, qui est sans gouverneur ; car M. de Vignori[2], allant visiter une batterie, fut renversé par son cheval dans le fossé, dont il mourut sur-le-champ. Le pauvre la Marck[3] et le chevalier de Cauvisson[4] ont été tués : on saura demain les autres. Voilà ce que Sa Majesté a dit ; mais à Paris on dit et on croit savoir que c’est une vraie déroute. Toute l’infanterie a été défaite, et la cavalerie en fuite et en désordre[5].

Mercredi 14e août.

J’ai couru tout le matin pour savoir des nouvelles de la Trousse et de Sanzei : on ne dit rien de ce dernier ; on dit que la Trousse est blessé, et puis d’autres disent qu’on ne sait où il est : ce qui paroît sûr, c’est qu’il n’est pas mort, puisqu’on sait le nom de tant de gens au-dessous de lui. La consternation est grande. Rien n’empêche cette armée victorieuse de joindre Montecuculi, qui a passé le Rhin à Strasbourg[6], où malgré la neutralité, on a reçu les troupes allemandes[7]. On ne croit pas que Monsieur le Prince puisse joindre[8] notre armée ; il ne se porte pas bien : quelle conjoncture pour lui et pour sa gloire : Duras est seul à cette armée ; il a mandé au Roi, en le remerciant, que son frère de Lorges méritoit bien mieux l’honneur d’être maréchal de France que lui. Les ennemis sont fiers de la mort de M. de Turenne : en voilà les effets ; ils ont repris courage. On ne peut en écrire davantage mais la consternation est grande ici : je vous le dis pour la seconde fois. Mlle de Méri est en peine de son frère, elle a raison : c’est un beau miracle, si la Trousse s’est sauvé de l’état où l’on nous l’a représenté[9]. Nous ne savons point encore la liste des morts : le nombre en est grand, puisque l’on compte sur les doigts ceux qui se sont sauvés. L’état de la maréchale de Créquy est bien affreux, et de la marquise de la Trousse, qui ne savent point du tout ce que sont devenus leurs maris.



  1. LETTRE 430. Frère du duc de Hanovre (voyez plus bas, p. 61, note 6). Dans l’édition de 1734 « le duc de Lunebourg. »
  2. On a prétendu que M. de Vignori, gouverneur de Trèves, avoit ordre de sortir avec la plus grande partie de sa garnison, et de se joindre au maréchal de Créquy pendant le combat ; mais que n’ayant pas pris la précaution de communiquer son ordre à l’officier principal qui commandoit sous lui dans Trèves, sa mort avoit dérangé toutes les mesures du maréchal de Créquy. (Note de Perrin.) —Nous avons suivi pour la fin de cette phrase le texte de 1754 ; voici la leçon de 1734 : «  car M. de Vignori qui l’étoit, allant voir une batterie, son cheval l’a laissé dans un fossé, où il a été tué. »
  3. Henri-Robert Échallard, comte de la Marck. Voyez tome III, p. 293, note 7, et p. 489, note 3.
  4. Louis de Louet de Cauvisson ; chevalier de Malte en 1642 ; il était frère du marquis de Cauvisson, lieutenant de Roi au gouvernement de Languedoc.
  5. Sur cette déroute de Conz-Saarbruck (11 août), et l’héroïque conduite dans Trèves du maréchal de Créquy, qui fut trahi par la garnison et fait prisonnier (6 septembre), voyez l’Histoire de Louvois de M. Rousset, tome II, p. 174 et suivantes.
  6. Cette ville se gouveruoit alors en république, et n’est soumise à la France que depuis le 30 septembre 1681. (Note de Perrin.) Montecuculi avait passé le Rhin le 7 août.
  7. « Passé le Rhin à Strasbourg, où l’on s’est déclaré pour lui. » (Édition de 1734.)
  8. Dans l’édition de 1754, on lit commander au lieu de joindre.
  9. « Restaient au centre, sous les ordres du marquis de la Trousse, les deux bataillons des gardes et le bataillon de la Couronne ; ils étaient comme noyés au milieu des flots pressés et tumultueux de l’armée victorieuse. Le premier bataillon des gardes disparut sous le choc d’une masse énorme de cavalerie ; ses débris se relevèrent, essayèrent de se rallier, reçurent un nouveau choc, et furent anéantis. Le second bataillon et celui de la Couronne tinrent ferme ; chargés de.tous côtés, mais faisant partout face à l’ennemi, perdant la moitié de leur monde, mais serrant les rangs à mesure, ils parvinrent à gagner un bois, où ils se jetèrent. Le marquis de la Trousse, moins heureux, fut fait prisonnier. » (Histoire de Louvois, par M. Rousset, tome II, p. 176 et suivante.)