Lettre du 11 septembre 1675 (2) (Sévigné)




443. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Orléans, mercredi 11e septembre.

Enfin, ma bonne, me voilà prête à m’embarquer sur notre Loire : vous souvient-il du joli voyage que nous y fîmes[1] ? J’y penserai souvent quoique votre Rhône soit terribilis[2], je voudrois être aussi près de me confier à sa prud’homie. Il ne faut point que je prétende à vivre agréablement sans vous. Je vous écrirai de tous les lieux où je pourrai : j’attends demain de grand matin une lettre de vous, que j’ai dit qu’on m’adressât ici. Vous dites que l’espérance est si jolie ; hélas ! il faut qu’elle le soit encore au delà de ce que vous dites, pour nourrir plus de la 1675moitié du monde, comme elle fait : je suis une des plus attachées à sa cour.

J’emporte du chagrin de mon fils : on ne quitte qu’avec peine les nouvelles de l’armée ; je lui mandois l’autre jour[3] qu’il me sembloit que j’allois mettre ma tête dans un sac, où je ne verrois ni n’entendrois rien de tout ce qui va se passer sur la terre. Il ne croit pas qu’il se fasse de détachement que vers la mi-octobre. S’il nous répond du détachement, nous le connoissons assez pour répondre de l’attachement : ainsi vous n’avez pas à souhaiter pour lui[4]. M. de la Trousse reviendra bientôt sur sa parole ; il n’aura point le gouvernement de Philippeville[5] : nous ne saurions deviner encore ce que la fortune lui garde ; souvent c’est un coup de mousquet : Dieu l’en préserve ! Je vis, le matin que je partis, le grand maître[6] et la bonne Troche, qui me mena à la messe, et attendre mon carrosse chez Mme de la Fayette, où je trouvai le marquis de Saint-Maurice, qui vient d’Angleterre dire la mort de son duc[7] : c’est la cérémonie.

Je m’en vais d’Orléans jouer de mon reste, et me mêler de vous dire encore des nouvelles : vous devinerez les auteurs. Il est certain que l’ami et Quanto[8] se sont 1675véritablement séparés mais la douleur de la demoiselle est fréquente, et même jusques aux larmes, de voir à quel point l’ami s’en passe bien : il ne pleuroit que sa liberté, et ce lieu de sûreté contre la dame du château[9] ; le reste, par quelque raison que ce puisse être, ne lui tenoit plus au cœur : il a retrouvé cette société qui lui plaît[10] ; il est gai et content de n’être plus dans le trouble, et l’on tremble que cela ne veuille dire une diminution, et l’on pleure ; et si le contraire étoit, on pleureroit et on trembleroit encore : ainsi le repos est chassé de cette place. Voilà sur quoi vous pouvez faire vos réflexions, comme sur une vérité: je crois que vous m’entendez.

Pour l’Angleterre, Kéroual[11] n’a été trompée sur rien ; elle avoit envie d’être maîtresse du Roi[12] , elle l’est : il couche quasi toutes les nuits avec elle[13], à la vue de toute la cour ; elle a un fils qui vient d’être reconnu, à qui on a donné deux duchés. Elle amasse des trésors, et se fait redouter et respecter de qui elle peut ; mais elle n’avoit pas prévu de trouver en son chemin une jeune comédienne[14], 1675dont le Roi est ensorcelé : elle n’a pas le pouvoir de l’en détacher un moment ; il partage ses soins, son temps et sa santé entre elles deux. La comédienne est aussi fière que la duchesse de Portsmouth : elle la morgue, elle lui fait la grimace, elle l’attaque, et lui dérobe souvent le Roi ; elle se vante de ses préférences. Elle est jeune, folle, hardie, débauchée et plaisante ; elle chante, elle danse, et fait son métier de bonne foi. Elle a un fils du Roi, et veut qu’il soit reconnu. Voici son raisonnement : « Cette duchesse, dit-elle, fait la personne de qualité ; elle dit que tout est son parent en France ; dès qu’il meurt quelque grand, elle prend le deuil[15] : eh bien ! puisqu’elle est de si grande qualité, pourquoi s’est-elle faite p…. ? Elle devroit mourir de honte : pour moi, c’est mon métier, je ne me pique pas d’autre chose. Le Roi m’entretient, je ne suis qu’à lui présentement. Il m’a fait un fils, je prétends qu’il doit le reconnoître, et je suis assurée qu’il le reconnoîtra, car il m’aime autant que sa Portsmouth. » Cette créature tient le haut du pavé, et décontenance et embarrasse extraordinairement la duchesse. Voilà de ces originaux qui me font plaisir. J’ai trouvé que d’Orléans je ne pouvois vous rien mander de meilleur : du moins sont-ce des vérités.

Je me porte très-bien, ma bonne : je me trouve fort bien[16] d’être une substance qui pense et qui lit ; sans cela notre bon abbé m’amuseroit peu : vous savez qu’il est occupé des beaux yeux de sa cassette[17] ; mais pendant qu’il la regarde et la visite de tous côtés, le cardinal Commendon[18] me tient une très-bonne compagnie. Le temps et le chemin sont admirables : ce sont de ces jours de cristal où l’on n’a ni froid ni chaud ; notre équipage nous mèneroit fort bien par terre : c’est pour nous divertir que nous allons sur l’eau. Ne soyez point en peine de Marie, elle me fait tout comme Hélène. Je préviens votre inquiétude : ma santé est parfaite ; je la gouverne dans la vue de vous plaire. Je vous aime, ma très-chère bonne : cette tendresse fait ma plus douce et ma plus charmante occupation. Je vous embrasse mille fois de tout mon cœur.

Je ne me vante pas d’être amie de Monsieur le Premier[19] ; mais je l’ai vu assez souvent chez M. de la Rochefoucauld, chez Mme de Lavardin, chez lui, et deux fois chez moi : il me trouve avec ses amis, et vous savez les sortes de réverbérations que cela fait[20].



    Mémoires de Gramont, p. 394 et 395 de l’édition Pourrat : suivant cette note, elle mourut en 1691.

  1. LETTRE 443. — En 1654, d’après Walckenaer. Voyez la Notice, p. 89, et Walckenaer, tome V, p. 268.
  2. Dans l’édition de la Haye (1726) : « soit terrible et fasse peur ; » et à la fin de la phrase : « me confier à lui. »
  3. Dans l’édition de 1754 : « Je lui mandois, comme à vous, l’autre jour. » Voyez plus haut, p. 120, lettre du 6 septembre. — Les mots qu’il me sembloit manquent dans l’édition de Rouen (1726).
  4. Ce morceau, depuis : « Il ne croit pas, etc., » n’est que dans l’édition de la Haye (1726).
  5. Vacant par la mort du marquis de Vaubrun. (Note de Perrin.) — Ce gouvernement fut donné, comme nous l’avons dit plus haut, au sieur de Madaillan, « officier d’un mérite singulier, qui étoit lieutenant de Roi de cette place. » (Gazette du 21 septembre.)
  6. Le duc du Lude.
  7. Charles-Emmanuel, due de Savoie, mort le 12 juin 1675. Voyez la lettre du 19 juin 1675, tome III, p. 484.
  8. Dans l’édition de 1725, qui ne contient qu’un fragment de cette lettre, on lit : le Roi, au lieu de l’ami ; et Quanto est remplacé par trois points. Dans l’édition de la Haye il y a trois astérisques à la place de chacun de ces deux noms ; dans celle de Rouen, des points.
  9. La Reine. Voyez Walckenaer, tome V, p. 244.
  10. « Le repos qui lui plaît. » (Édition de la Haye, 1726.)
  11. Louise-Renée de Penancoët de Kéroualle, créée en 1672 duchesse de Portsmouth en Angleterre, et en 1684 duchesse d’Aubigny en France, pour elle et pour Charles de Lenox, duc de Richemont, son fils. (Note de Perrin, 1754.) Elle avait été menée en Angleterre par Madame Henriette en 1670. Voyez tome II, p. 546, et la Correspondance de Bussy, tome II, p. 254. Les lettres d’érection de la terre d’Aubigny en duché pairie, signées Louis, et sur le repli : « par le Roi, Colbert, » sont du mois de janvier 1684.
  12. De Charles II.
  13. C’est le texte des éditions de 1725 et 1726. Perrin a remplacé couche par passe.
  14. Elle se nommoit Nell Gwin. (Note de Perrin, 1754.) Les éditions antérieures la nomment Nelgouine. — Voyez sur elle une note des
  15. Mme de Kérouel avoit pris un grand deuil pour le roi de Suède ; à quelque temps de là le roi de Portugal vint à mourir ; Nelgouine parut avec un carrosse drapé, et disoit : « La Kérouel et moi avons partagé le monde : elle a les rois du Nord, et moi ceux du Midi. » (Note des éditions de 1726.)
  16. Dans sa seconde édition, Perrin a substitué : « je me sais bon gré » à « je me trouve fort bien. »
  17. Voyez tome III, p. 234.
  18. La vie du cardinal Commendon, par M. Fléchier. (Note de Perrin.) Elle a été écrite en latin par Gratiani, évêque d’Amélia. L’original (de Vita Commendonis cardinalis libri IV) fut imprimé à Paris, par les soins de Fléchier, en 1669, et la traduction de Fléchier parut en 1671.
  19. Henri de Béringhen, premier écuyer de la petite écurie du Roi.
  20. « Et vous savez que ces sortes de réverbérations font beaucoup. » (Édition de la Haye, 1726.)