Lettre de Sainte-Beuve à Émile Zola, 10 juin 1868

Lettre de Sainte-Beuve à Émile Zola, 10 juin 1868
Calmann Lévy, éditeur (IIp. 314-317).

DL.

à m. émile zola.


Ce 10 juin 1868

Cher Monsieur,

Je ne sais si je vous enverrai cette lettre, car je ne me sens aucun droit de critique privée sur Thérèse Raquin, et il me faudra bien une troisième sommation pour que je vous obéisse.

Votre œuvre est remarquable, consciencieuse, et, à certains égards même, elle peut faire époque dans l’histoire du roman contemporain.

Selon moi, cependant, elle dépasse les limites, elle sort des conditions de l’art à quelque point de vue qu’on l’envisage ; et, en réduisant l’art à n’être que la seule et simple vérité, elle me paraît hors de cette vérité.

Et tout d’abord, vous prenez une épigraphe que rien ne justifie dans le roman. Si le vice et la vertu ne sont que des produits comme le vitriol et le sucre, il s’ensuivrait qu’un crime expliqué et motivé comme celui que vous exposez n’est pas chose si miraculeuse et si monstrueuse, et on se demande dès lors pourquoi tout cet appareil de remords qui n’est qu’une transformation et une transposition du remords moral ordinaire, du remords chrétien, et une sorte d’enfer retourné.

Dès les premières pages, vous décrivez le passage du PontNeuf : je connais ce passage autant que personne et par toutes les raisons qu’un jeune homme a pu avoir d’y rôder. Eh bien ! ce n’est pas vrai, c’est fantastique de description : c’est comme la rue Soli, de Balzac. Le passage est plat, banal, laid, surtout étroit, mais il n’a pas toute cette noirceur profonde et ces teintes à la Rembrandt que vous lui prêtez. C’est là une manière aussi d’être infidèle.

Vos personnages d’ailleurs, si vous les avez faits exprès plats et vulgaires (excepté la jeune femme qui a quelque chose d’algérien) sont ressemblants, bien présentés, analysés en conscience, copiés avec probité. A vrai dire, si peu idéaliste que je sois, je me demande bien si le crayon ou la plume ont nécessairement pour objet de choisir des objets vulgaires, sans nul agrément (je me le suis même demandé déjà au sujet de Germinie Lacerteux de mes amis les Goncourt) ; je me suis persuadé qu’un peu d’agréable, un peu de touchant, n’est point entièrement inutile, ne fût-ce que sur un point ou deux, dans un tableau même qu’on veut faire parfaitement triste et terne. Mais enfin je passe. Il y a un endroit où je trouve particulièrement du talent, au sens de l’invention : c’est dans la hardiesse des rendez-vous : la page sur le chat, sur ce qu’il pourrait dire, est charmante et cela ne rentre plus dans la copie pure et simple.

Je trouve encore un grand talent d’analyse et de vraisemblance (le genre admis) dans les scènes préparatoires de la noyade, et dans celles qui suivent immédiatement.

Mais là je m’arrête, et le roman me semble faire fausse route. Je prétends qu’ici vous manquez à l’observation ou à la divination. C’est fait de tête et non d’après nature. Et, en effet, les passions sont féroces. Une fois déchaînées, tant qu’elles ne sont pas assouvies, elles n’ont pas de cesse. Si Clytemnestre et Egisthe, s’aimant à la fureur, n’avaient pu se posséder complètement qu’à côté du cadavre tout chaud et saignant d’Agamemnon, le cadavre d’Agamemnon ne les aurait pas gênés, au moins pour les premières nuits. Aussi je ne comprends rien à vos amants, à leurs remords et à leur refroidissement subit, avant d’être arrivés à leurs fins. Ah ! plus tard, je ne dis pas. Quand la passion principale est satisfaite, on réfléchit, on voit les inconvénients : le chapitre des remords commence…

Vous voyez mes objections, cher Monsieur. Ce qui ne m’aveugle pas sur le mérite technique et d’exécution de bien des pages. Je désirerais seulement que le mot de vautrer se rencontrât moins souvent, et que cet autre mot brutal, qui reparaît sans cesse, ne vînt pas accuser la note dominante, qui n’a nullement besoin de ce rappel pour ne pas se laisser oublier.

Vous avez fait un acte hardi : vous avez bravé dans cette œuvre et le public et aussi la critique. Ne vous étonnez pas de certaines colères ; le combat est engagé ; votre nom y est signalé : de tels conflits se terminent, quand un auteur de talent le veut bien, par un autre ouvrage, également hardi, mais un peu détendu, où le public et la critique croient voir une concession à leur gré, et tout finit par un de ces traités de paix qui consacrent une réputation de plus.

Tout à vous.

Sainte-Beuve

P.S. – Voici un aphorisme moral qui, selon moi, atteint votre roman par le milieu : « Une passion, une fois déchaînée, ne s’éteint point, ne se coupe point brusquement par le remords, comme la fièvre par la quinine, avant de s’être assouvie. »