Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin (« J’ai entrepris de vous donner un conseil… »)


XXXII. Lettre à la duchesse Mazarin, 1676.


Je voudrois bien vous voir faire, à la naissance de la Reine, ce que fit autrefois Bussi d’Amboise[1] à un tournois. Ayant su que tous les grands seigneurs de la Cour devoient faire des dépenses extraordinaires pour leurs équipages et pour leurs habits, il habilla ses gens comme des seigneurs, et marcha vêtu fort simplement, au milieu de ce train si magnifique. La nature fit valoir tellement ses avantages en la personne de Bussi, que Bussi fut les yeux du peuple, et ils voulurent que la parure eût également de la magnificence et de l’invention. Le comte de Guiche se distingua par beaucoup de singularités. Il portoit une aigrette à son chapeau ; et une boucle de diamant qu’il eût souhaité plus gros, pour cette occasion, tenoit le chapeau retroussé. Il avoit au col du point de Venise, qui n’était ni cravate ni collet ; c’étoit une espèce de petite fraise qui pouvoit contenter l’inclination secrète qu’il avoit prise pour la Golille à Madrid. Après cela, vous eussiez attendu une roupille à l’Espagnole, et c’étoit une veste à la Hongroise. Ici, l’antiquité lui revint en tête, pour lui mettre aux jambes des brodequins : mais plus galant que les Romains, il y avoit fait écrire le nom de sa maîtresse, en lettres assez bien formées, dans une broderie de perles. Du chapeau jusqu’à la veste, la bizarria de l’Amirante avoit tout réglé : le comte de Serin régnoit à la veste, et l’idée de Scipion lui avoit fait prendre des brodequins. Pour la Vallière, il se mit le plus extraordinairement qu’il lui fut possible : mais il sentoit trop le François ; et pour dire la vérité, il ne put s’élever à la perfection de la bizarrerie.

Telle étoit la parure de nos Messieurs, quand ils entrèrent dans le Voohout, lieu destiné pour la promenade de la Haye. À peine toutes idées ; vous déferiez cent Midleton et cent Louvigny : que reste-t-il dans l’un et dans l’autre sexe à vous opposer ?


NOTES DE L’ÉDITEUR
  1. Louis d’Amboise, seigneur de Bussi, marquis de Reinel, capitaine de 50 hommes d’armes du Roi, gouverneur et lieutenant général en Anjou, premier gentilhomme de la chambre du duc d’Alencon, se rendit illustre par son savoir, par son courage et par sa politesse. La reine Marguerite en parle avec éloge dans ses Mémoires, et comme d’une personne qui ne lui étoit pas indifférente : elle avoue même qu’on disoit hautement au roi Henri IV, son mari, qu’il la servoit. Bussi fut malheureusement assassiné dans son gouvernement d’Anjou, à l’âge d’environ vingt-huit ans. Le comte de Montsoreau ayant su qu’il voyoit sa femme, la força, le poignard sur la gorge, de lui écrire de se rendre incessamment auprès d’elle. Bussi vint ; et dès que le comte sut qu’il étoit dans la chambre de sa femme, il s’y jeta avec cinq ou six hommes armés. Bussi ne trouvant pas la partie égale, sauta par une fenêtre dans la cour : mais il s’y vit bientôt attaqué par d’autres personnes. Il se défendit longtemps avec une vigueur et une fermeté incroyables, et leur vendit chèrement sa vie. Brantôme n’a pas osé s’étendre sur la mort tragique de Bussi d’Amboise, en donnant l’abrégé de sa vie, dans ses Hommes illustres.