Lettre de Rimbaud à Paul Demeny - 17 avril 1871

Correspondance : Rimbaud à Paul Demeny - 17 avril 1871
Texte établi par Roger Gilbert-LecomteÉditions des cahiers libres (p. 45-47).

Charleville, 17 avril 1871.


Votre lettre est arrivée hier 16. Je vous remercie. — Quant à ce que je vous demandais, étais-je sot ! ne sachant rien de ce qu’il faut savoir, résolu à ne faire rien de ce qu’il faut faire, je suis condamné, dès toujours, pour jamais. Vive aujourd’hui, vive demain !. Demeny ??

Depuis le 12, je dépouille la correspondance au Progrès des Ardennes : aujourd’hui, il est vrai, le journal est suspendu. Mais j’ai apaisé la bouche d’ombre pour un temps.

Oui, vous êtes heureux, vous. Je vous dis cela, — et qu’il est des misérables qui, femme ou idée, ne trouveront pas la Sœur de charité.

Pour le reste, pour aujourd’hui, je vous conseillerais bien de vous pénétrer de ces versets d’Ecclésiaste, cap. II-12, aussi sapients que romantiques : « Celui-là aurait sept replis de folie en l’âme, qui, ayant pendu ses habits au soleil, geindrait à l’heure de la pluie », mais foin de la sapience et de 1830 : causons Paris.

J’ai vu quelques nouveautés chez Lemerre : deux poèmes de Leconte de Lisle, Le Sacre de Paris, Le Soir d’une bataille. — De F. Coppée : Lettre d’un Mobile breton. — Mendès : Colère d’un Franc-tireur. — A. Theuriet : L’invasion. A. Lacaussade : Voe victoribus. — Des poèmes de Félix Franck, d’Émile Bergerat. — Un Siège de Paris, fort volume de Claretie.

J’ai lu là-bas Le Fer rouge, Nouveaux châtiments, de Glatigny, dédié à Vacquerie ; — en vente chez Lacroix, Paris et Bruxelles, probablement.

À la Librairie Artistique, — je cherchais l’adresse de Vermersch, — on m’a demandé de vos nouvelles. Je vous savais alors à Abbeville.

Que chaque libraire ait son Siège, son Journal de Siège, — Le Siège de Sarcey en est à sa 14e éd.; — que j’aie vu des ruissellements fastidieux de photographies et de dessins relatifs au Siège, — vous ne douterez jamais. On s’arrêtait aux gravures de A. Marie, Les Vengeurs, Les Faucheurs de la Mort ; surtout aux dessins comiques de Dräner et de Faustin. — Pour les théâtres abomination de la désolation. — Les choses du jour étaient Le Mot d’ordre et les fantaisies, admirables, de Vallès et de Vermersch au Cri du Peuple.

Telle était la littérature, — du 25 février au 10 mars. — Du reste, je ne vous apprends peut-être rien de nouveau.

En ce cas, tendons le front aux lances des averses, l’âme à la sapience antique.

Et que la littérature belge nous emporte sous son aisselle.

Au revoir,

A. Rimbaud