Lettre de La Fontaine à la duchesse de Bouillon


CI. Lettre de La Fontaine à la duchesse de Bouillon, 1687.


LETTRE DE LA FONTAINE À LA DUCHESSE DE BOUILLON.
(1687.)

Madame,

Nous commençons ici de murmurer contre les Anglois, de ce qu’ils vous retiennent si longtemps. Je suis d’avis qu’ils vous rendent à la France, avant la fin de l’automne, et qu’en échange nous leur donnions deux ou trois îles dans l’Océan. S’il ne s’agissoit que de ma satisfaction, je leur céderois tout l’océan même ; mais peut-être avons-nous plus de sujet de nous plaindre de Mme votre sœur, que de l’Angleterre. On ne quitte pas Mme la duchesse Mazarin comme l’on voudroit. Vous êtes toutes deux environnées de ce qui fait oublier le reste du monde, c’est-à-dire d’enchantements, et de grâces de toutes sortes.

Moins d’amour, de ris et de jeux,
Cortége de Vénus, sollicitoient pour elle,
Dans ce différend si fameux,
Où l’on déclara la plus belle
La déesse des agréments.
Celle aux yeux bleus, celle aux bras blancs,
Furent au tribunal par Mercure conduites :
Chacune étala ses talens.
Si le même débat renaissoit en nos temps,
Le procès aurait d’autres suites,
Et vous, et votre sœur, emporteriez le prix
Sur les clientes de Pâris.
Tous les citoyens d’Amathonte
Auroient beau parler pour Cypris ;
Car vous avez, selon mon compte,
Plus d’amour, de jeux et de ris.
Vous excellez en mille choses,
Vous portez en tous lieux la joye et les plaisirs :
Allez en des climats inconnus aux zéphirs,
Les champs se vêtiront de roses.
Mais comme aucun bonheur n’est constant dans son cours,
Quelques noirs aquilons troublent de si beaux jours.
C’est-là que vous savez témoigner du courage,
Vous envoyez au vent ce fâcheux souvenir :
Vous avez cent secrets pour combattre l’orage ;
Que n’en aviez-vous un qui le sût prévenir !

On m’a mandé que Votre Altesse étoit admirée de tous les Anglois, et pour l’esprit et pour les manières, et pour mille qualités qui se sont trouvées de leur goût. Cela vous est d’autant plus glorieux, que les Anglois ne sont pas de forts grands admirateurs : je me suis seulement aperçu qu’ils connoissent le vrai mérite et en sont touchés.

Votre philosophe a été bien étonné, quand on lui a dit que Descartes n’étoit pas l’inventeur de ce système que nous appelons la Machine des animaux ; et qu’un Espagnol l’avoit prévenu1. Cependant, quand on ne lui en auroit point apporté de preuves, je ne laisserois pas de le croire, et ne sais que les Espagnols qui pussent bâtir un château tel que celui-là. Tous les jours je découvre ainsi quelque opinion de Descartes, répandue de côté et d’autre, dans les ouvrages des anciens, comme celle-ci : qu’il n’y a point de couleurs au monde. Ce ne sont que de différents effets de la lumière sur de différentes superficies. Adieu les lys et les roses de nos Amintes. Il n’y a ni peau blanche, ni cheveux noirs ; notre passion n’a pour fondement qu’un corps sans couleur : et après cela, je ferai des vers pour la principale beauté des femmes ?

Ceux qui ne seront pas suffisamment informés de ce que sait Votre Altesse, et de ce qu’elle voudroit savoir, sans se donner d’autre peine que d’en entendre parler à table, me croiront peu judicieux de vous entretenir ainsi de philosophie ; mais je leur apprends que toutes sortes de sujets vous conviennent, aussi bien que toutes sortes de livres, pourvu qu’ils soient bons.

Nul auteur de renom n’est ignoré de vous ;
L’accès leur est permis à tous.
Pendant qu’on lit leurs vers, vos chiens ont beau se battre,
Vous mettez le hola (sic) en écoutant l’auteur ;
Vous égalez ce dictateur
Qui dictoit tout d’un temps à quatre.

C’étoit, ce me semble, Jules César ; il faisoit à la fois quatre dépêches, sur quatre matières différentes. Vous ne lui devez rien de ce côté-là ; et il me souvient qu’un matin vous lisant des vers, je vous trouvai en même temps attentive à ma lecture, et à trois querelles d’animaux. Il est vrai qu’ils étoient sur le point de s’étrangler. Jupiter le Conciliateur n’y auroit fait œuvre. Qu’on juge par-là, Madame, jusqu’où votre imagination peut aller, quand il n’y a rien qui la détourne. Vous jugez de mille sortes d’ouvrages, et en jugez bien.

Vous savez dispenser à propos votre estime ;
Le pathétique, le sublime,
Le sérieux, et le plaisant,
Tour à tour vous vont amusant.
Tout vous duit, l’histoire et la fable,
Prose et vers, latin et françois :
Par Jupiter, je ne connois
Rien pour nous de si souhaitable.
Parmi ceux qu’admet à sa cour
Celle qui des Anglois embellit le séjour,
Partageant avec vous tout l’empire d’Amour,
Anacréon et les gens de sa sorte,
Comme Waller, Saint-Évremond et moi,
Ne se feront jamais fermer la porte.
Qui n’admettroit Anacréon chez soi ?
Qui banniroit Waller et La Fontaine ?
Tous deux sont vieux. Saint-Évremond aussi :
Mais verrez-vous aux bords de l’Hippocrène
Gens moins ridés, dans leurs vers, que ceux-ci ?
Le mal est que l’on veut ici
De plus sévères moralistes :
Anacréon s’y tait devant les jansénistes.
Encor que leurs leçons me semblent un peu tristes,
Vous devez priser ces auteurs,
Pleins d’esprit, et bon disputeurs.
Vous en savez goûter de plus d’une manière ;
Les Sophocles du temps, et l’illustre Molière,
Vous donnent toujours lieu d’agiter quelque point :
Sur quoi ne disputez-vous point ?

À propos d’Anacréon, j’ai presque envie d’évoquer son ombre ; mais je pense qu’il vaudroit mieux le ressusciter tout à fait. Je m’en irai, pour cela, trouver un gymnosophiste de ceux qu’alla voir Apollonius Tyaneus. Il apprit tant de choses d’eux qu’il ressuscita une jeune fille. Je ressusciterai un vieux poëte. Vous et Mme Mazarin nous rassemblerez. Nous nous rencontrerons en Angleterre. M. Waller, M. de Saint-Évremond, le vieux Grec, et moi. Croyez-vous, Madame, qu’on pût trouver quatre poëtes mieux assortis :

Il nous feroit beau voir parmi de jeunes gens,
Inspirer le plaisir, la tristesse combattre ;
Et de fleurs couronnés ainsi que le Printemps,
Faire trois cents ans à nous quatre.

Après une entrevue comme celle-là, et que j’aurai renvoyé Anacréon aux Champs-Élysées, je vous demanderai mon audience de congé. Il faudra que je voie auparavant cinq ou six Anglois, et autant d’Angloises (les Angloises sont bonnes à voir, à ce que l’on dit). Je ferai souvenir notre ambassadeur de la rue Neuve-des-Petits-Champs2 et de la dévotion que j’ai toujours eue pour lui. Je le prierai, et M. de Bonrepaux, de me charger de quelques dépêches. Ce sont à peu près toutes les affaires que je puis avoir en Angleterre. J’avois fait aussi dessein de convertir Mme Hervart, Mme de Gouvernet et Mme Éland, parce que ce sont des personnes que j’honore ; mais on m’a dit que je ne trouverois pas encore les sujets assez disposés. Or je ne suis bon, non plus que Perrin Dandin, que quand les parties sont lasses de contester. Une chose que je souhaiterais avant toutes, ce seroit que l’on me procurât l’honneur de faire la révérence au monarque, mais je n’oserois l’espérer. C’est un prince qui mérite qu’on passe la mer afin de le voir, tant il a de qualités convenables à un souverain et de véritable passion pour la gloire3. Il n’y en a pas beaucoup qui y tendent, quoique tous le dussent faire, en ces places-là.

Ce n’est pas un vain fantôme
Que la gloire et la grandeur ;
Et Stuart, en son royaume,
Y court avec plus d’ardeur
Qu’un amant à sa maîtresse.
Ennemi de la mollesse,
Il gouverne son État
En habile potentat ;
De cette haute science
L’original est en France.
Jamais on n’a vu de roi
Que sût mieux se rendre maître,
Fort souvent jusqu’à l’être
Encor ailleurs que chez soi.
L’art est beau, mais toutes têtes
N’ont pas droit de l’exercer :
Louis a su s’y tracer
Un chemin, par ses conquêtes.
On trouvera ses leçons
Chez ceux qui feront l’histoire :
J’en laisse à d’autres la gloire,
Et reviens à mes moutons.

Ces moutons, Madame, c’est Votre Altesse, et Mme Mazarin. Ce seroit ici le lieu de faire aussi son éloge, afin de le joindre au vôtre ; mais comme ces sortes d’éloges sont une matière un peu délicate, je crois qu’il vaut mieux que je m’en abstienne. Vous vivez en sœurs : cependant il faut éviter la comparaison.

L’or se peut partager, mais non pas la louange.
Le plus grand orateur, quand ce seroit un ange,
Ne contenteroit pas en semblables desseins
Deux belles, deux héros, deux auteurs, ni deux saints.

Je suis avec un profond respect, etc.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Voy. le Dictionnaire de Bayle, à l’article Pereira.

2. L’hôtel de la Sablière y étoit situé, ainsi que celui de Mme Hervart.

3. Telle étoit la réputation que sa bravoure avoit faite à Jacques II, même à la veille de sa chute. Cette lettre est de septembre 1687.