Lettre de Chine

Une lettre, qui nous est adressée des parages de la Chine, contient de nouveaux détails sur la mort de M. de Maynard et l’expédition de Basilan. On ne lira pas sans intérêt ces renseignemens qui viennent confirmer, en les complétant, ceux qu’on a déjà pu recueillir sur ce déplorable évènement. La lettre que nous citons est datée du 23 janvier.

« L’île de Basilan, sur laquelle le sang français a coulé il y a deux mois, est située entre 6 et de latitude nord, et 119 et 120° de longitude est. Peut-être va-t-on s’emparer de cette île, au moins le prétexte est bon, et il ne reste qu’à savoir si le pays en vaut la peine. Ce qui est certain, c’est que nous y avons pensé et que nous cherchions, dans cette partie des mers de la Chine, à fonder un établissement colonial ou un poste militaire. Je crois qu’à cet effet on avait jeté les yeux sur l’île de Basilan, voisine de Mindanao, et nominalement dépendante du sultan de Sooloo, habitée par une population féroce et perfide, vouée depuis des siècles à la piraterie, et placée assez avantageusement pour le commerce des Moluques et des Philippines, sur un chemin qui est assez fréquenté en certaines saisons.

« Vers le commencement du mois d’octobre dernier, les corvettes la Sabine et la Victorieuse sont parties de Macao pour une mission qu’on voulait tenir secrète, et qui se couvrait d’un prétexte d’hydrographie. La première, qui est partie de Macao un peu avant l’autre, avait à bord un certain docteur Mallat, qui a résidé long-temps à Manille, et que des protections inexplicables ont fait renvoyer dans l’Indo-Chine avec le titre d’agent colonial. Cet homme paraissait destiné à remplir les fonctions d’interprète du malais, qu’il ne connaît pas, et, jusqu’à un certain point, de commissaire du gouvernement dans l’expédition commandée par le capitaine de la Sabine. Les deux corvettes se sont rendues dans les parages de Basilan ; mais, quand la Victorieuse y est arrivée, elle n’y a plus trouvé la Sabine. Celle-ci avait atteint sa destination le 19 octobre, et procédait à la reconnaissance hydrographique et topographique de l’île Basilan, quand ses travaux furent arrêtés, le 1er novembre, par l’évènement déplorable sur lequel je vais vous donner quelques détails. Il paraît que ce jour-là, malgré l’excessive défiance témoignée par les habitans de l’île, le commandant devait avoir une entrevue avec le chef du village près duquel on était mouillé dans la baie de Maloza. Il était donc dans son canot, bien armé, avec le docteur Mallat, et dirigeait quelques études sur les localités en attendant l’entrevue, lorsqu’un jeune officier, appelé M. de Maynard, obtint de lui la permission d’entrer dans la rivière, avec une de ces petites embarcation qu’on désigne sous le nom de youyou dans notre marine, montée par cinq hommes en tout, y compris l’officier lui-même. Ce jeune homme avait l’ordre d’agir avec la plus grande prudence ; mais on croit que l’ignorance du langage et des préjugés de ces peuples, naturellement défians et féroces, lui fit commettre quelques légèretés, qui amenèrent une rixe. Cela se passait dans la rivière, hors de la vue du grand canot. On a su depuis qu’ayant pris à son bord un des chefs malais, M. de Maynard avait joué avec ses armes, et avait voulu le mener à son commandant ; alors les Malais l’avaient poignardé, et avec lui un matelot qui avait voulu le défendre, emmenant prisonniers les trois autres, parmi lesquels se trouvait un jeune Hollandais de Batavia, engagé à Macao par le docteur, comme sachant le malais et pouvant le lui apprendre. Il paraît que cette catastrophe fut inconnue à bord pendant quelques jours ; on supposa seulement que les cinq personnes qui montaient la petite embarcation avaient été retenues prisonnières, et comme il eût été fort difficile et peut-être dangereux d’entreprendre une expédition militaire pour se faire restituer les captifs et tirer vengeance de cet attentat, le commandant Guérin prit le parti de se rendre à Zanboanga, chef-lieu des établissemens espagnols dans l’île voisine de Mindanao, afin d’engager le gouverneur espagnol, qui est en relations avec toutes ces peuplades, à négocier le rachat des captifs. On l’a obtenu en effet pour l’énorme somme de trois mille piastres ; mais au lieu de cinq hommes, il n’en est revenu que trois, et c’est par eux, ou peut-être avant, qu’on a appris la mort de l’officier et du matelot. Dans l’intervalle, la Victorieuse est arrivée aussi dans la même baie de Maloza, où l’évènement s’était passé ; n’y trouvant pas la Sabine, et alarmée, ou par des rumeurs fâcheuses, ou par l’attitude des habitans, elle partit à son tour pour Zanboanga. Je crois même qu’une expédition de reconnaissance ayant été tentée dans la rivière, dont la barre est très peu profonde à marée basse, les embarcations y coururent des dangers qui hâtèrent le départ du bâtiment.

« Je ne dois pas oublier de vous dire qu’avant de quitter Basilan, la Sabine avait laissé, sur un îlot que les pirogues des indigènes visitaient souvent, un écrit en malais, portant qu’on viendrait bientôt tirer une vengeance terrible des mauvais traitemens qu’on ferait éprouver aux prisonniers. On assure qu’il fut déposé en même temps sur l’îlot un autre écrit, signé Mallat, annonçant la prise de possession de Basilan au nom de S.M. le roi des Français.

« Quand les prisonniers eurent été rendus, et les deux corvettes réunies à Zanboanga, le commandant Guérin résolut de retourner à Basilan, et, le 27 novembre, une expédition de cent soixante hommes, commandée par M. Vialette, lieutenant de vaisseau, second de la Sabine, a remonté la fatale rivière et a tiré une première vengeance de l’assassinat du 1er. Arrêtée par une forte palissade, elle en a délogé les Malais, auxquels elle a tué beaucoup de monde ; mais nous avons perdu deux hommes, et il y en a eu plusieurs autres grièvement blessés. Pour redescendre avec la marée, il a fallu se retirer sans compléter la victoire.

« Après cette expédition, la Victorieuse est partie pour Manille, où elle a encore trouvé la frégate la Cléopâtre, le bateau à vapeur l’Archimède, et l’amiral Cécille, commandant de la division, qui faisait ses préparatifs pour aller à Basilan. L’amiral, en arrivant à Manille avec M. de Lagrenée, le 15 décembre, y avait appris la première partie des évènemens que je vous ai rapportés, et s’était aussitôt déterminé à partir pour les lieux qui en avaient été le théâtre. La construction de quelques bateaux plats nécessités pour un débarquement par la nature des lieux ayant exigé trois semaines, l’amiral n’a pu mettre à la voile que le 8 janvier, avec l’Archimède. La Victorieuse est partie peu après. On ignore le but ultérieur de l’expédition et s’il y aura autre chose qu’une vengeance complète. M. et Mme de Lagrenée, ainsi que la plus grande partie de la légation de France en Chine, sont embarqués sur la Cléopâtre et l’Archimède, qui doivent aller ensuite les promener à Batavia.

« Notre ambassadeur trouve fort commode de se promener ainsi sur les bâtimens de l’état ; c’est un cadeau de 200,000 francs qu’on lui a fait en lui donnant la mission de Chine. Aussi se propose-t-il de retourner en France par le cap Horn. En attendant, l’Angleterre étend et affermit chaque jour sa puissance dans ces parages. Hong-Kong prend un accroissement prodigieux, et cependant on dit aussi que les Anglais veulent garder la grande île de Chusan. On leur laissera prendre le monde entier ; mais la pyramide finira par tomber. Avec quelle insolence ils parlent de notre marine et du prince de Joinville !

« Les Espagnols avaient par hasard à Manille une frégate de 50 canons qu’ils ont dépêchée au sud avec des troupes, quelques jours avant le départ de la Cléopâtre. Ils pourraient avoir leur mot à dire dans cette question, et sont inquiets des projets qu’on attribue depuis long-temps à la France sur l’île de Mindanao et les groupes voisins. Quoi qu’il en soit, toutes ces îles, qui sont des repaires de féroces pirates, méritent de fixer l’attention des puissances maritimes ; l’Angleterre ne se fait pas faute d’y ordonner souvent des exécutions terribles, et finira sans doute par y prendre quelque position. Nous pourrions en faire autant ; mais il faut bien choisir et ne pas reculer si l’on commence.


« P. S. La Victorieuse et la Sabine ont tiré vengeance de l’attentat du 1er novembre. L’assassin de M. de Maynard a été mortellement blessé dans l’affaire du 17. C’est au moins ce que l’on a dit partout aux deux corvettes, qui, après cette expédition, ont fait le tour de l’île et ont revu des marques de soumission de la part de toutes les peuplades, dont quelques-unes sont agricoles, et qui d’ailleurs sont toutes ennemies entre elles. Dans cette reconnaissance, les deux corvettes ont trouvé un port magnifique, dont nos marins se montrent ravis. Il n’est pas certain que les nouvelles apportées à Manille par la Victorieuse n’aient pas engagé l’amiral à modifier ses plans, à moins toutefois que la prise de possession ne soit décidée, ce qui est peu probable ; car, s’il s’agissait d’occuper une île comme Basilan, les différens travaux que nécessiterait une opération de cette nature ne permettraient pas à l’amiral d’aller à Batavia, où il se rend avec M. |et Mme de Lagrenée sur la frégate la Cléopâtre. »