Gil Blas du 17 février 1885 (p. 1-14).

LETTRE D’UN FOU



Mon cher docteur, je me mets entre vos mains. Faites de moi ce qu’il vous plaira.

Je vais vous dire bien franchement mon étrange état d’esprit, et vous apprécierez s’il ne vaudrait pas mieux qu’on prît soin de moi pendant quelque temps dans une maison de santé plutôt que de me laisser en proie aux hallucinations et aux souffrances qui me harcèlent.

Voici l’histoire, longue et exacte, du mal singulier de mon âme.

Je vivais comme tout le monde, regardant la vie avec les yeux ouverts et aveugles de l’homme, sans m’étonner et sans comprendre. Je vivais comme vivent les bêtes, comme nous vivons tous, accomplissant toutes les fonctions de l’existence, examinant et croyant voir, croyant savoir, croyant connaître ce qui m’entoure, quand, un jour, je me suis aperçu que tout est faux.

C’est une phrase de Montesquieu qui a éclairé brusquement ma pensée. La voici : « Un organe de plus ou de moins dans notre machine nous aurait fait une autre intelligence.

… Enfin, toutes les lois établies sur ce que notre machine est d’une certaine façon seraient différentes si notre machine n’était pas de cette façon. »

J’ai réfléchi à cela pendant des mois, des mois et des mois, et, peu à peu, une étrange clarté est entrée en moi, et cette clarté y a fait la nuit.

En effet, — nos organes sont les seuls intermédiaires entre le monde extérieur et nous. C’est-à-dire que l’être intérieur, qui constitue le moi, se trouve en contact, au moyen de quelques filets nerveux, avec l’être extérieur qui constitue le monde.

Or, outre que cet être extérieur nous échappe par ses proportions, sa durée, ses propriétés innombrables et impénétrables, ses origines, son avenir ou ses fins, ses formes lointaines et ses manifestations infinies, nos organes ne nous fournissent encore sur la parcelle de lui que nous pouvons connaître que des renseignements aussi incertains que peu nombreux.

Incertains, parce que ce sont uniquement les propriétés de nos organes qui déterminent pour nous les propriétés apparentes de la matière.

Peu nombreux, parce que nos sens n’étant qu’au nombre de cinq, le champ de leurs investigations et la nature de leurs révélations se trouvent fort restreints.

Je m’explique. — L’œil nous indique les dimensions, les formes et les couleurs. Il nous trompe sur ces trois points.

Il ne peut nous révéler que les objets et les êtres de dimension moyenne, en proportion avec la taille humaine, ce qui nous a amenés à appliquer le mot grand à certaines choses et le mot petit à certaines autres, uniquement parce que sa faiblesse ne lui permet pas de connaître ce qui est trop vaste ou trop menu pour lui. D’où il résulte qu’il ne sait et ne voit presque rien, que l’univers presque entier lui demeure caché, l’étoile qui habite l’espace et l’animalcule qui habite la goutte d’eau.

S’il avait même cent millions de fois sa puissance normale, s’il apercevait dans l’air que nous respirons toutes les races d’êtres invisibles, ainsi que les habitants des planètes voisines, il existerait encore des nombres infinis de races de bêtes plus petites et des mondes tellement lointains qu’il ne les atteindrait pas.

Donc toutes nos idées de proportion sont fausses puisqu’il n’y a pas de limite possible dans la grandeur ni dans la petitesse.

Notre appréciation sur les dimensions et les formes n’a aucune valeur absolue, étant déterminée uniquement par la puissance d’un organe et par une comparaison constante avec nous mêmes.

Ajoutons que l’œil est encore incapable de voir le transparent. Un verre sans défaut le trompe. Il le confond avec l’air qu’il ne voit pas non plus.

Passons à la couleur.

La couleur existe parce que notre œil est constitué de telle sorte qu’il transmet au cerveau, sous forme de couleur, les diverses façons dont les corps absorbent et décomposent, suivant leur constitution chimique, les rayons lumineux qui les frappent.

Toutes les proportions de cette absorption et de cette décomposition constituent les nuances.

Donc cet organe impose à l’esprit sa manière de voir, ou mieux sa façon arbitraire de constater les dimensions et d’apprécier les rapports de la lumière et de la matière.

Examinons l’ouïe.

Plus encore qu’avec l’œil, nous sommes les jouets et les dupes de cet organe fantaisiste.

Deux corps se heurtant produisent un certain ébranlement de l’atmosphère. Ce mouvement fait tressaillir dans notre oreille une certaine petite peau qui change immédiatement en bruit ce qui n’est, en réalité, qu’une vibration.

La nature est muette. Mais le tympan possède la propriété miraculeuse de nous transmettre sous forme de sons, et de sons différents suivant le nombre des vibrations, tous les frémissements des ondes invisibles de l’espace.

Cette métamorphose accomplie par le nerf auditif dans le court trajet de l’oreille au cerveau nous a permis de créer un art étrange, la musique, le plus poétique et le plus précis des arts, vague comme un songe et exact comme l’algèbre.

Que dire du goût et de l’odorat ? Connaîtrions-nous les parfums et la qualité des nourritures sans les propriétés bizarres de notre nez et de notre palais ?

L’humanité pourrait exister cependant sans l’oreille, sans le goût et sans l’odorat, c’est-à-dire sans aucune notion du bruit, de la saveur et de l’odeur.

Donc, si nous avions quelques organes de moins, nous ignorerions d’admirables et singulières choses, mais si nous avions quelques organes de plus, nous découvririons autour de nous une infinité d’autres choses que nous ne soupçonnerons jamais faute de moyen de les constater.

Donc, nous nous trompons en jugeant le Connu, et nous sommes entourés d’Inconnu inexploré.

Donc, tout est incertain et appréciable de manières différentes.

Tout est faux, tout est possible, tout est douteux.

Formulons cette certitude en nous servant du vieux dicton : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. »

Et disons : vérité dans notre organe, erreur à côté.

Deux et deux ne doivent plus faire quatre en dehors de notre atmosphère.

Vérité sur la terre, erreur plus loin, d’où je conclus que les mystères entrevus comme l’électricité, le sommeil hypnotique, la transmission de la volonté, la suggestion, tous les phénomènes magnétiques, ne nous demeurent cachés, que parce que la nature ne nous a pas fourni l’organe, ou les organes nécessaires pour les comprendre.

Après m’être convaincu que tout ce que me révèlent mes sens n’existe que pour moi tel que je le perçois et serait totalement différent pour un autre être autrement organisé, après en avoir conclu qu’une humanité diversement faite aurait sur le monde, sur la vie, sur tout, des idées absolument opposées aux nôtres, car l’accord des croyances ne résulte que de la similitude des organes humains, et les divergences d’opinions ne proviennent que des légères différences de fonctionnement de nos filets nerveux, j’ai fait un effort de pensée surhumain pour soupçonner l’impénétrable qui m’entoure.

Suis-je devenu fou ?

Je me suis dit : je suis enveloppé de choses inconnues. J’ai supposé l’homme sans oreilles et soupçonnant le son comme nous soupçonnons tant de mystères cachés, l’homme constatant des phénomènes acoustiques dont il ne pourrait déterminer ni la nature, ni la provenance. Et j’ai eu peur de tout, autour de moi, peur de l’air, peur de la nuit. Du moment que nous ne pouvons connaître presque rien, et du moment que tout est sans limites, quel est le reste ? Le vide n’est pas ? Qu’y a-t-il dans le vide apparent ?

Et cette terreur confuse du surnaturel qui hante l’homme depuis la naissance du monde est légitime puisque le surnaturel n’est autre chose que ce qui nous demeure voilé !

Alors j’ai compris l’épouvante. Il m’a semblé que je touchais sans cesse à la découverte d’un secret de l’univers.

J’ai tenté d’aiguiser mes organes, de les exciter, de leur faire percevoir par moments l’invisible.

Je me suis dit : Tout est un être. Le cri qui passe dans l’air est un être comparable à la bête puisqu’il naît, produit un mouvement, se transforme encore pour mourir. Or, l’esprit craintif qui croit à des êtres incorporels n’a donc pas tort. Qui sont-ils ?

Combien d’hommes les pressentent, frémissent à leur approche, tremblent à leur inappréciable contact. On les sent auprès de soi, autour de soi, mais on ne les peut distinguer, car nous n’avons pas l’œil qui les verrait, ou plutôt l’organe inconnu qui pourrait les découvrir.

Alors, plus que personne, je les sentais, moi, ces passants surnaturels. Êtres ou mystères ? Le sais-je ? Je ne pourrais dire ce qu’ils sont, mais je pourrais toujours signaler leur présence. Et j’ai vu — j’ai vu un être invisible — autant qu’on peut les voir, ces êtres.

Je demeurais des nuits entières immobile, assis devant ma table, la tête dans mes mains et songeant à cela, songeant à eux. Souvent j’ai cru qu’une main intangible, ou plutôt qu’un corps insaisissable, m’effleurait légèrement les cheveux. Il ne me touchait pas, n’étant point d’essence charnelle, mais d’essence impondérable, inconnaissable.

Or, un soir, j’ai entendu craquer mon parquet derrière moi. Il a craqué d’une façon singulière. J’ai frémi. Je me suis tourné. Je n’ai rien vu. Et je n’y ai plus songé.

Mais le lendemain, à la même heure, le même bruit s’est produit. J’ai eu tellement peur que je me suis levé, sûr, sûr, sûr, que je n’étais pas seul dans ma chambre. On ne voyait rien pourtant. L’air était limpide, transparent partout. Mes deux lampes éclairaient tous les coins.

Le bruit ne recommença pas et je me calmai peu à peu ; je restais inquiet cependant, je me retournais souvent.

Le lendemain, je m’enfermai de bonne heure, cherchant comment je pourrais parvenir à voir l’Invisible qui me visitait.

Et je l’ai vu. J’en ai failli mourir de terreur.

J’avais allumé toutes les bougies de ma cheminée et de mon lustre. La pièce était éclairée comme pour une fête. Mes deux lampes brûlaient sur ma table.

En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes. À droite, ma cheminée. À gauche, ma porte que j’avais fermée au verrou. Derrière moi, une très grande armoire à glace. Je me regardai dedans. J’avais des yeux étranges et les pupilles très dilatées.

Puis je m’assis comme tous les jours.

Le bruit s’était produit, la veille et l’avant-veille, à neuf heures vingt-deux minutes. J’attendis. Quand arriva le moment précis, je perçus une indescriptible sensation, comme si un fluide, un fluide irrésistible eût pénétré en moi par toutes les parcelles de ma chair, noyant mon âme dans une épouvante atroce et bonne. Et le craquement se fit, tout contre moi.

Je me dressai en me tournant si vite que je faillis tomber. On y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans la glace ! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Je n’étais pas dedans, et j’étais en face, cependant. Je la regardais avec des yeux affolés. Je n’osais pas aller vers elle, sentant bien qu’il était entre nous, lui, l’Invisible, et qu’il me cachait.

Oh ! comme j’eus peur ! Et voilà que je commençai à m’apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme à travers de l’eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, me rendant plus précis de seconde en seconde. C’était comme la fin d’une éclipse. Ce qui me cachait n’avait pas de contours, mais une sorte de transparence opaque s’éclaircissant peu à peu.

Et je pus enfin me distinguer nettement, ainsi que je fais tous les jours en me regardant.

Je l’avais donc vu !

Et je ne l’ai pas revu.

Mais je l’attends sans cesse, et je sens que ma tête s’égare dans cette attente.

Je reste pendant des heures, des nuits, des jours, des semaines, devant ma glace, pour l’attendre ! Il ne vient plus.

Il a compris que je l’avais vu. Mais moi je sens que je l’attendrai toujours, jusqu’à la mort, que je l’attendrai sans repos, devant cette glace, comme un chasseur à l’affût.

Et, dans cette glace, je commence à voir des images folles, des monstres, des cadavres hideux, toutes sortes de bêtes effroyables, d’êtres atroces, toutes les visions invraisemblables qui doivent hanter l’esprit des fous.

Voilà ma confession, mon cher docteur. Dites-moi ce que je dois faire ?


Pour copie :
MAUFRIGNEUSE.