Lettre autographe signée à Sosthènes de La Rochefoucauld



Monseigneur



Depuis quelque tems je me vois, auprès de l’administration que vous dirigez l’objet d’un délaissement qui semble tenir du mépris. Je me présente, on ne me parle pas ; J’écris, on ne me répond pas ; Chacun me fuit, bientôt On n’osera plus prononcer mon nom devant vous. Qu’ai-je donc fait, Monseigneur, pour me voir réduite à un tel état d’abjection. J’ai beau jeter un regard sur moi-même ; J’ai beau faire un examen sévère de ma vie théatrale et privée, je n’y trouve rien qui puisse me rendre mésestimable aux yeux de qui que ce soit. Cependant, si j’en crois des bruits calommieux que l’on m’a dit être parvenus jusqu’à vous, et que j’appris seulement hier, C’est dans ma vie privée qu’on aurait trouvé sujet de me noircir à vos yeux. Je ne puis croire à ces bruits et ma plume se refuse à tracer ce dont on m’accuse. Est-il donc si facile de croire au mal ; et ne peut-on supposer le bien !… Non Monseigneur, je ne puis penser que la calommie ait assez d’empire pour anéantir, en un instant, quarante années d’une vie passée dans la pratique de la vertu et dans l’amertume de la douleur. Puisqu’on me réduit à parler de moi ; puisqu’il faut que je me fasse connaître, je vais, quelque répugnance que j’éprouve à le faire, vous retracer en peu de mots ma vie toute entière.

Née quelques années avant la Révolution, dans ce bouleversement général des personnes et des choses je fus par mes succès dans mes premières études, entraînée dans la carrière du théatre. Je la suivis sans que jamais les principes de l’éducation religieuse que mes parent m’avaient donnée en souffrirent la moindre atteinte. C’est Monsieur l’abbé Fleury qui avait dirigé mes premières idées vers la religion, il fut mon guide lorsque je reçus le sacrement de la Communion ; ce sacrement qui a une influence si marquée sur une âme vraiment chrétienne. Pour me soustraire aux séductions dont je me voyait environnée dans la carrière que j’avais embrassée, je sentis bientôt la nécessité de mettre ma vertu sous l’égide d’un époux. Alors tous les temples étaient fermés ; cependant je reçus le sacrement du mariage en présence de Dieu ; lorsque les autels se relevèrent, je m’empressai de me rendre au tribunal de la pénitence et depuis je n’ai cessé de remplir exactement les devoirs que la religion nous prescrit. C’est Monsieur l’abbé Caussin de la paroisse St Roch qui fut mon directeur ; depuis sa mort Monsieur L’abbé Dunepart veut bien m’assister dans mes actes de religion. J’avais lié mon sort à un être qui après avoir rendu si heureuse les premières années de notre union, eut le malheur de tomber dans un état de maladie trop pénible à décrire. Tant qu’elle dura Je m’isolai du monde et tous les momens que me laissait mon état, je les consacrai à calmer ses souffrances et à adoucir sa situation. Déjà, j’avais perdu un fils que j’adorais ; peu d’années après je perdis mon mari, et le deuil s’est répandu sur toute mon existence. Ne devrais-je pas croire que c’était là le terme des épreuves auxquelles ma destinée m’a condamnée ! Il me testait une réputation intacte et que ma conscience me présentait à l’abri de toute atteinte. Il faut que ce seul bien me soit envié ; il faut qu’il arme contre moi la plus vile calomnie.

Monseigneur ce n’est plus une actrice qui, froissée dans ses intérêts, blessée dans son amour propre, vient réclamer justice pour rentrer dans ses prérogatives et reconquérir ses avantages. C’est une femme attaquée dans son honneur, c’est une mère jalouse de laisser à sa fille une mémoire sans tâche, qui, le cœur navré, vient revendiquer les droits qu’elle n’a jamais cessé d’avoir à l’estime générale.

Je ne viens accuser personne ; je ne connais pas mon dénonciateur, ni ne veux le connaître ; mais je demande qu’il soit fait une enquête sur ma conduite privée ; je le demande avec instance, car je n’aurai de repos que lorsque des témoignages respectables m’auront réhabilitée dans votre esprit, et rendu votre estime à laquelle, Monseigneur, je mets un si haut prix.


J’ai l’honneur d’être avec respect


Monseigneur



Votre très humble et très obéissante servante
Caroline Branchu