Lettre 247, 1672 (Sévigné)

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1672

247. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE MONSIEUR ET MADAME DE COULANGES À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 10e février.

Enfin, ma chère fille, après bien des alarmes et de fausses espérances, nous avons perdu le pauvre Chevalier[1]. Je vous avoue que j’ai été sensiblement touchée de cette mort : elle arriva samedi 6 février, à quatre heures du matin. Si une fin véritablement chrétienne doit consoler des chrétiens, on le doit être par l’assurance de son salut : jamais plus de résignation, jamais plus d’amour de Dieu, jamais plus de grâces visibles. Il n’eût pas voulu accepter la vie, si on eût pu lui redonner, tant il avoit de confiance en la miséricorde de Dieu ; et il se sentoit dans des dispositions qu’il n’eût pas voulu remettre au hasard. Il a été rudement saigné ; il résista à la dernière fois, qui fut la onzième ; mais les médecins l’emportèrent : il leur dit qu’il s’abandonnoit donc, et qu’ils le vouloient tuer par les formes. La mort de M. de Guise, qu’on croit qui devoit être saigné, a bien fait mourir du monde après lui. Il y a eu, de Saint-Germain, de la faute de ce pauvre Grignan. Il étoit incommodé d’un dévoiement au commencement de son service ; il prit du lait sans préparation pour le faire cesser : il cessa en effet ; mais au bout de huit jours, la fièvre le prit en venant de Paris, et la petite vérole, avec une telle corruption, qu’on ne pouvoit durer dans sa chambre, et il faisoit des vers en quantité, qui venoient de son lait corrompu. Enfin la Providence avoit marqué la fin de sa vie dans les plus belles années de son âge. Voilà des détails bien tristes ; mais, quand on en est touché, on ne cherche point, ce me semble, à s’épargner par l’ignorance de ce qui s’est passé. Je ne devrois point passer ni mêler d’autres discours dans cette lettre ; mais quand vous aurez essuyé vos premières larmes, vous la pourrez reprendre, et vous y verrez ce que nous avons résolu touchant vos affaires.

Nous n’avons reçu qu’hier la lettre que vous avez écrite par le courrier : c’est justement celle dont j’étois en peine ; il n’y en a point eu de perdues. J’ai été une heure avec Monsieur d’Uzès ; mon oncle l’abbé y étoit aussi. Nous avons fort discouru de toutes vos affaires : je suis plus satisfaite que jamais de la prudence et du bon esprit de ce prélat[2]. Vous n’avez qu’à lui envoyer vos pensées toutes crues : en deux heures de réflexion, il voit tout ce qu’il faut faire, ou ne faire pas. Je lui ai montré une lettre que j’ai reçue de M. de Pompone ; il faut que je ménage une conversation entre Monsieur d’Uzès et lui. Le nom de Monsieur d’Uzès est plein de mauvais air présentement[3], cela nous désespère ; il n’ose aller à Saint-Germain ; il ne peut parler à M. Colbert : cela nous coupe la gorge. Il ne veut pas aller brusquement dans cette affaire, parce que, si elle appartient aux députés, il ne faut pas mettre la raison de leur côté, et le tort du nôtre ; car, comme un homme habile, l’Évêque ne prendroit que ce petit endroit qu’il feroit valoir, et cacheroit tout le reste. Quand les gens coupables tiennent une pauvre petite vérité pour eux, ils la retournent de cent façons, et sont insupportables[4].

Le marquis de Villeroi[5] a eu ordre de se retirer de la cour pour sa mauvaise conduite : voilà tout ce qu’a dit Sa Majesté. On tire plusieurs conséquences, on s’en prend à des gens[6] ; enfin, ce qui est sûr, c’est que Vardes en sera sensiblement aise. C’est à Lyon qu’il est exilé ; cette demeure n’est pas odieuse pour lui, pourvu qu’elle ne soit pas longue. Je suis persuadée que vous êtes si touchée du pauvre Chevalier, que je garde pour une autre fois mille bagatelles qui ne seroient pas de saison aujourd’hui.

Votre maxime est divine ; M. de la Rochefoucauld en est jaloux, il ne comprend pas qu’il ne l’ait pas faite ; l’arrangement des paroles en est heureux. Mais pourquoi n’entendez-vous pas la sienne ? Hélas ! le moyen de vivre sans folie, c’est-à-dire sans fantaisie ? et un homme n’est-il pas fou, qui croit être sage en ne s’amusant et ne se divertissant de rien ? Vous reviendrez à notre opinion[7].

L’abbé a rendu tous les devoirs au pauvre Chevalier ; j’en aurois fait autant, mais on m’auroit lapidée. Je me contentai d’aller pleurer, dès le jour même, avec Monsieur d’Uzès, qui étoit dans une autre maison. Adhémar n’est point encore arrivé.

Je suis en peine de vous savoir à Aix, à cause de la petite vérole qui y étoit. Mon Dieu, qu’on est à plaindre quand on aime beaucoup ! Je vois d’ici la tranquillité où vous étiez à Lambesc toute seule, pendant que votre cœur se reposoit avec le pain et l’eau de la paresse : vous revoilà dans les ragoûts. Votre comparaison n’est nullement ridicule : elle feroit rire, si on rioit ; mais on ne rit pas toujours. Hélas ! ma chère enfant, il y a plus d’un an que je ne vous ai vue ; je sens vivement cette absence ; et vous, ma fille, n’y pensez-vous point quelquefois un petit moment ?

d’emmanuel de coulanges.

Je ne m’amuserai point, ma belle Comtesse, à vous faire un méchant compliment ; mais je vous assurerai seulement que j’ai été très-affligé de la mort de notre pauvre Chevalier. Je m’en étois si bien trouvé en Provence, et j’espérois m’en si bien trouver partout, que sa perte me touche sensiblement. Hélas ! il vous souvient de notre mariage : qui eût cru qu’il eût été de si peu de durée ? Voilà un beau sujet de méditation pour les jeunes gens, et pour tous nous autres gens plus avancés en âge. Il ne se faut point fier à l’âge ni à la bonne santé : nous sommes tous mortels, et l’heure et le moment sont fort incertains. Je finis par cette moralité un peu triviale, et vous embrasse, s’il vous plaît, ma belle Comtesse, avec le dernier respect et la dernière tendresse.

de madame de coulanges.

Je suis très-fâchée de la mort de M. le chevalier de Grignan, Madame ; mais je ne veux point ajouter à votre affliction celle de lire une méchante lettre. Trouvez donc bon, s’il vous plaît, que je vous assure ici que je suis très-sensible à tout ce qui vous arrive, et que je me sais faire un fort grand plaisir d’espérer que j’aurai l’honneur de vous voir cet été. J’irai assurément à Grignan, quand il m’en coûteroit de quitter le marquis de Villeroi à Lyon. Comprenez mon procédé. Adieu, Madame : c’est une chose délicieuse que de demeurer avec Madame de Sévigné.


  1. Lettre 247 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Sur ce frère du comte de Grignan, voyez la note 8 de la lettre 159.
  2. 2. On peut voir, au tome I de la Correspondance administrative publiée par Depping (Paris, 1850, p. 284), deux lettres de l’évêque d’Uzès à Colbert (novembre et 22 décembre 1672), qui confirment l’éloge que fait ici Mme de Sévigné de la prudence et de l’habileté de ce prélat.
  3. 3. À cause de la petite vérole dont venait de mourir son neveu, le chevalier de Grignan.
  4. 4. Il y a ici une phrase de plus dans les éditions de Perrin : « C’est sur quoi la prudence de Monsieur d’Uzès vous est parfaitement nécessaire. »
  5. 5. Voyez la note 12 de la lettre 238.
  6. 6. Villeroi avait succédé à Vardes dans les bonnes grâces de la comtesse de Soissons, et c’était lui qui, en racontant à Madame (Henriette) certains propos tenus par Vardes, avait contribué à le perdre. Voyez l’Histoire de Madame Henriette, par Mme de la Fayette, tome LXIV, p. 443, et le chapitre viii du tome IV de Walckenaer.
  7. 7. Voici la maxime : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit (et non qu’il le croit, comme les éditeurs se sont permis de corriger le texte de la Rochefoucauld). » C’est la 221e de la première édition, la 209e des 3e, 4e et 5e éditions, et la 214e des éditions modernes.