Lettre 122, 1670 (Sévigné)

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1670

122. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À COULANGES.

À Paris, ce vendredi 19e décembre.

Ce qui s’appelle tomber du haut des nues, c’est ce qui arriva hier au soir aux Tuileries ; mais il faut reprendre les choses de plus loin. Vous en êtes à la joie, aux transports, aux ravissements de la princesse et de son bienheureux amant. Ce fut donc lundi que la chose fut déclarée, comme vous avez su. Le mardi se passa à parler, à s’étonner, à complimenter. Le mercredi, Mademoiselle fit une donation à M. de Lauzun, avec dessein de lui donner les titres, les noms et les ornements nécessaires pour être nommés dans le contrat de mariage, qui fut fait le même jour. Elle lui donna donc, en attendant mieux, quatre duchés : le premier, c’est le comté d’Eu, qui est la première pairie de France et qui donne le premier rang ; le duché de Montpensier, dont il porta hier le nom toute la journée ; le duché de Saint-Fargeau, le duché de Châtellerault : tout cela estimé vingt-deux millions. Le contrat fut fait ensuite, où il prit le nom de Montpensier. Le jeudi matin, qui étoit hier, Mademoiselle espéra que le Roi signeroit, comme il l’avoit dit ; mais sur les sept heures du soir, Sa Majesté étant persuadée par la Reine, Monsieur, et plusieurs barbons[1], que cette affaire faisoit tort à sa réputation, il se résolut de la rompre, et après avoir fait venir Mademoiselle et M. de Lauzun, il leur déclara, devant Monsieur le Prince, qu’il leur défendoit de plus songer à ce mariage.

M. de Lauzun reçut cet ordre avec tout le respect, toute la soumission, toute la fermeté, et tout le désespoir que méritoit une si grande chute. Pour Mademoiselle, suivant son humeur, elle éclata en pleurs, en cris, en douleurs violentes, en plaintes excessives ; et tout le jour elle n’a pas sorti de son lit, sans rien avaler que des bouillons. Voilà un beau songe, voilà un beau sujet de roman[2] ou de tragédie, mais surtout un beau sujet de raisonner et de parler éternellement : c’est ce que nous faisons jour et nuit, soir et matin, sans fin, sans cesse. Nous espérons que vous en ferez autant, e fra tanto vi bacio le mani[3]


  1. LETTRE 122. — 1. « La Reine même, qui ne se mêloit de rien, parla au Roi fortement ; Monsieur encore davantage, et Monsieur le Prince dit au Roi, quoique respectueusement, qu’il iroit à la messe du mariage du cadet Lauzun, et qu’il lui casseroit la tête, en sortant, d’un coup de pistolet. » (Mémoires de la Fare, tome LXV, p. 182.)
  2. 2. Voyez les Caractères de la Bruyère, vers la fin du chapitre de la Cour.
  3. 3. Dans les éditions de 1726 et dans celle de 1734, on a remplacé le texte italien par la traduction suivante : « Et sur cela je vous baise très-humblement les mains. »